La Faucheuse

8 minutes de lecture

Paris, hiver 2016.

L'écho de ses talons sur les pavés résonnait sur les façades endormies. Les avenues étaient désertes à cette heure de la nuit, figées dans la lumière des quelques réverbères qui jalonnaient le trottoir. Ce calme tranchait avec l'activité frénétique et bruyante lorsque la ville se réveillait, raison pour laquelle il aimait se promener quelques heures avant l'aube pour profiter de cette atmosphère paisible.

Il erra le long des boulevards et dans les squares, perdu dans ses pensées. Plus par habitude que par nécessité, il s'engagea dans un souterrain qui passait sous une large avenue ; les voitures étaient rares et il ne risquait rien à traverser où bon lui semblait.

Le tunnel était large, éclairé par la lumière froide d'une rangée de néons. Alors qu'il marchait d'un bon pas, trois individus apparurent à l'autre extrémité. Ils avaient l'air jeunes et chahutaient comme si cette heure de la nuit leur appartenait. Les parois renvoyaient et amplifiaient leurs rires. Lorsqu'ils l'aperçurent, leur agitation se réduisit à des gloussements et à quelques coups de coude de connivence. Alors qu'il arrivait à leur hauteur, l'un d'eux l'interpella :

— Hé mec, t'as pas du feu ? demanda le jeune homme en se retournant, sans attendre la réponse, vers ses amis qui pouffaient.

En vérité, il trouva la question plutôt cocasse et ne put réprimer un sourire.

— Non, désolé les gars. J'ai arrêté. Enfin, j'essaye en tout cas. La fumée des autres m'indispose, répondit-il d'un ton égal.

La sérénité qu'il dégageait les mit mal à l'aise. Aussi, ils ne perdirent pas de temps à jouer avec leur victime du jour. Une quatrième voix, plus mature et posée, gronda dans son dos.

— On s'en fout d'ta vie, mec, cracha-t-elle. La vraie question c'est : tu nous files ton blé et on te casse la gueule, ou on le fait dans l'autre sens. Tu choisis. Dans une des deux solutions, y a des chances qu'on soit un peu énervés.

Il se retourna et croisa le regard du nouvel arrivant qui semblait être le meneur. Il était plus âgé que les autres. De l'intelligence brillait dans les yeux de cet homme, de celle dont on a besoin pour survivre dans la rue. De la rage et de la violence aussi. L'issue ne laissait pas la place au moindre doute. Il jeta un coup d'oeil aux alentours et désigna un recoin du menton.

— Il y a des caméras dans ce passage. Les flics doivent déjà être en route. Vous n'irez pas loin, tenta-t-il.

— Peut-être que les caméras, elles marchent plus, ricana l'un d'entre eux.

— Peut-être même que je les ai débranchées moi-même, enchaîna un deuxième.

— Cherche pas, personne te verra, personne t'entendra. Personne viendra nous déranger, dit le plus vieux d'entre eux d'un ton neutre et glacial. On est tranquilles ici, rien que toi. Et nous.

Il les dévisagea, tour à tour, droit dans les yeux. Il perçut ici et là de l'excitation et de la curiosité, un soupçon de peur et un usage déraisonnable d'alcool et de drogues. Beaucoup d'humanité en somme.

— Parfait... dit-il en s'avançant vers eux, avec un sourire qui s'élargissait à mesure qu'il s'approchait.

***

Il contempla son œuvre. Ce n'était pas beau à voir. Les pauvres hommes gémissaient au sol dans des positions grotesques, leurs bras et leurs jambes entrecroisés dans des angles qu'on pourrait qualifier de douloureux. Des volutes de fumée s'échappaient encore de leurs vêtements noircis par le feu. Il alluma une cigarette sur une flamme qui crépitait encore.

— Comme je vous le disais, le feu, j'essaye d'arrêter, mais ce n'est pas facile. Quant à vous, je vois que vous avez aussi du mal à arrêter de fumer, pouffa-t-il la cigarette au coin des lèvres.

Il soupira et s'agenouilla près d'eux. Il secoua la tête de dépit et tapota le dos de l'un d'eux, dans un geste de réconfort presque amical. Et alors qu'il s’apprêtait à abréger leurs souffrances, mille voix retentirent de concert.

— Vade Retro !

Toutes ces voix à l'unisson. Cela tenait plus du bourdonnement d'un essaim de guêpe que du cantique céleste. Il jura sans se donner la peine de relever la tête. Il y était peut-être allé un peu fort. Maudits soient les anges !

— Allez quoi les amis ! leur répondit-il sur un ton badin. Vous n'en avez pas assez ? Vous comptez vraiment tous les garder ? Faites une pause, détendez-vous. Il ne remarquera rien. Quatre de plus, quatre de moins, franchement. En plus, ils pissent le sang, ils sont pleins de suie, vous allez tacher vos jolies ailes.

— Tu ne les auras pas ! tonna une voix puissante, comme des mots articulés par un tremblement de terre.

— Oh, Metatron ! C'est toi ? La forme ? La famille, le boulot, tout ça ? Toujours ton petit problème de cordes vocales ?

La situation se présentait plutôt mal. Il était temps d'aller voir ailleurs s'il y était. D'ailleurs, il y était probablement. Il était partout. Malheureusement, eux aussi.

— Vous avez de la chance... marmonna-t-il entre ses dents serrées.

A ces mots, il remarqua le soulagement visible d'une de ses victimes.

— Non, pas vous... lui lança-t-il le temps d'un clin d’œil avant de s'échapper en courant.


***


New York, printemps 1920.

Une autre ville, une autre époque. De quoi les semer pour un moment. Il s'inspecta rapidement. Un homme de taille moyenne, habillé de manière soignée. Il souleva son Stetson et passa une main dans ses cheveux gominés avec un air satisfait, puis huma l'air humide de Central Park. Les mains dans les poches, il décida de se promener sous les frondaisons.

Les élégantes étaient de sortie. En ce glorieux jour de printemps, elles se montraient dans leur plus bel ensemble. Les hommes les dévisageaient et les envisageaient avec avidité, toujours avec la charmante naïveté de cette époque. Toutefois, ce fut une femme tout à fait commune qui attira son attention. Une employée de bureau vraisemblablement ; compétente, intelligente vêtue sobrement mais une fleur délicatement posée sur son oreille témoignait des libertés qu'elle semblait s'accorder. Son esprit flamboyait. A partir de ce moment, il ne vit qu'elle.

Il la suivit discrètement alors qu'elle traversait le parc d'un pas soutenu. Le moindre de ses gestes, la plus petite ébauche de sourire, les infimes mouvements de sa chevelure, il sentait son corps réagir avec vigueur. Sa température montait. Son cerveau fourmillaient de milliards d'influx nerveux. Des hormones saturaient son corps. Son sang battait comme des tambours de guerre. Il se laissa emporter quelques instants dans le courant des sensations et des sentiments. Il ferma les yeux et reprit le contrôle. Il ne fallait pas sombrer et se laisser obscurcir l'esprit. Il n'avait que peu de temps.

Elle s'engagea dans une allée déserte bordée de bosquets épais. Il marcha à sa suite et arriva enfin à sa hauteur.

Puis, il l’assomma et la traîna à l'abri des regards entre deux buissons.

Elle reprit ses esprits quelques minutes plus tard, adossée à un tronc d'arbre, comme une poupée désarticulée. Sa colonne vertébrale brisée, elle ne sentait plus ses jambes ni ses bras. Elle le vit assis en tailleur face à elle. Il semblait fasciné par une fourmi qu'il laissait courir dans le creux de sa main. Elle ne cria pas ; elle savait au fond d'elle que ce serait vain.

— Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous m'avez fait ? Qu'est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle d'une voix pâteuse, une légère panique perceptible dans la voix.

— On m'appelle parfois Lucifer. Je t'ai brisé la nuque, au niveau de la vertèbre C5 pour être précis, répondit-il. Et je veux ton âme, continua-t-il en prononçant cette dernière phrase avec une intonation théâtrale volontairement exagérée.

Elle resta interdite, entre rire nerveux et larmes désespérées, pensant que l'homme se moquait d'elle ou avait perdu l'esprit. Plus aucun mot ne parvenait à franchir ses lèvres.

— Non mais rigole pas, je suis sérieux ! Appelle moi Lulu sinon, si c'est trop à encaisser d'un coup.

Elle ne réagit pas devant sa démence manifeste. Ses yeux avaient perdu toute expressivité. Elle tourna la tête et fixa le sol. Elle n'attendait plus que la mort, dans l'espoir qu'elle fut rapide.

— Alors en fait, c'est drôle, parce qu'on m'appelle aussi la Faucheuse, lut-il dans ses pensées. La Mort, c'est un petit peu moi, en quelque sorte. A ce propos, je ne sais vraiment pas d'où vient votre délire avec le squelette et la grande faux. Je vole les âmes, je ne les récolte pas. Je ne suis pas un putain de paysan.

Voyant bien qu'il avait perdu son auditoire, il s'interrompit. Il était inutile de la faire souffrir davantage. Il était temps de la libérer.

— Tu crois en Dieu ? lui demanda-t-il.

Elle esquissa un non de la tête. Il l'aima d'autant plus. Une rebelle, refusant de se plier aux idées pré-conçues de son époque. Elle faisait preuve d'un esprit si vif, si indépendant.

— Et bien tu devrais, continua-t-il. Vous avez bien un créateur. Il existe vraiment. Et il est puissant. Très puissant. Mais c'est le plus grand salopard de cette galaxie, crois-moi sur parole.

Il fit une longue pause et recula. On n'entendait que les oiseaux et les insectes qui vaquaient à leurs occupations printanières.

— Il a créé ce monde. Il a créé la vie sur cette planète. De lui viennent les fraises, les poireaux et les ragondins et toutes sortes d'autres organismes et bestioles bizarres. Son idée, c'était exactement ça : créer une multitude de vies différentes, dont le seul et unique but est de se multiplier à l'infini, pour l'éternité. Et grâce à cette profusion, la vie a résisté à tous les cataclysmes. Il y a toujours eu une graine pour repousser, il y a toujours eu un organisme pour s'adapter. Et il a créé ce monde... pour moi.

A sa grande satisfaction, une lueur d'intérêt scintilla dans les yeux de son interlocutrice, une interrogation muette dans son expression.

— Ah non, tu n'y es pas. La Terre n'est pas mon Taj Mahal. Ce monde est plutôt ma prison. Il m'a vaincu et a enfermé chaque infime partie de mon âme dans une prison de bois, de fibres, de chair, de sang et d'os. Je suis partout où il y a de la vie, dans chaque cellule vivante sur cette Terre. Je suis en chacun de vous. Je suis littéralement chacun de vous. Je suis Légion. Plus il y a d'êtres vivants, et plus faible je suis en vous, éparpillé dans une quasi infinité de petites existences. Ce que vous appelez votre âme n'est que ma présence dans votre corps de vulgaire primate. Même ce brin d'herbe a une âme, mais des sens et des organes tellement limités qu'elle ne peut pas l'exprimer. Je dois t'avouer que je fondais beaucoup d'espoir dans les poulpes mais vous avez toujours été l'espèce la plus réceptive à mon appel, celle dans laquelle mon âme s'exprime le mieux. Et vous m'avez bien servi. Dès que la mort survient, si cette fraction de mon esprit réussit à échapper à la vigilance des anges qui me surveillent, je retrouve peu à peu mon unité.

Elle soutint son regard. Et ce fut comme si elle se voyait dans un miroir. Elle n'eut plus peur, elle n'eut plus mal. Il se pencha vers elle et murmura à son oreille.

— Je vais te libérer. Je vais détruire ce corps, commença-t-il en se tournant vers les jambes de la jeune femme. Tout du moins ce qu'il en reste. Et il n'y aura rien derrière. Pas de paradis, pas de purgatoire, pas d'enfer. Pas de petites fesses d'anges, pas de fourche de diablotins. Pas de jolis nuages, pas de flammes démoniaques. Pas de péchés à expier, pas de récompenses pour tes bonnes actions. Il n'y aura que toi et moi. Il n'y aura que nous. Il n'y aura que moi. Et un jour, peut-être, nous serons libres.

Annotations

Vous aimez lire Eric Kobran ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0