Génie Créatif

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Je me disais bien que ce gars était bizarre. Une fraction de seconde après lui avoir poliment mais fermement demandé d'aller se faire foutre, j'eus la très nette certitude d'avoir fait une grosse connerie.

Un mec en turban se baladant dans un magasin de lampes et luminaires avait toutes les chances d'être un sikh cherchant un bel abat-jour pour son salon. Ce jour-là, j'appris à mes dépends que même les génies faisaient le tour des magasins de bricolage le week-end pour retaper leur baraque. À la différence près qu'ils vivaient dans une lampe.

Et c'est ainsi que je me retrouvai entre ces quatre murs blancs, ce sol et ce plafond tout aussi immaculés, dans une lueur irréelle qui ne semblait projeter aucune ombre, si bien que je distinguais à peine les coins et les arêtes de la pièce. Sur le sol, se trouvaient trois feuilles et trois feutres de trois couleurs différentes. Trois souhaits. "Alors ça, c'est bien un truc de génie", soupirai-je à voix haute.

J'entrepris d'analyser prudemment ces objets ; ils ne semblaient pas faire mine de se transformer en serpent ni de m’exploser à la figure, ce qui constituait en soi une bonne nouvelle dans un espace si exigu. De toute évidence — comme si cette situation avait un sens — on attendait de moi que je formule mes souhaits sur ces bouts de papier.

J'avais encore de la peine à réaliser la chose et je me sentis ridicule, mais je pris la première feuille et le feutre bleu, et je me mis à tracer avec mes plus belles cursives : "Je veux foutre le camp d'ici, connard !".

Au moment où je pointais l'exclamation d'un geste rageur, le feutre s'évapora dans ma main, la feuille s'évanouit à son tour, mais les lettres demeurèrent sur le sol. Elle s'étaient matérialisées dans un enchevêtrement de boucles formées avec du fil de fer bas de gamme, et en plissant un peu les yeux, je pus distinguer cette version métallique de ma belle prose.

Je m'assis en tailleur pour réfléchir et pour éviter d'agir sous le coup de la colère, de l'exaspération ou de la précipitation ; en effet, il se trouvait que j'étais pris d'une envie subite de libérer le poids qui me pesait sur la vessie et les intestins.

Je décidai de tenter une expérience. Je pris un deuxième feutre, le vert, et je fis un grand cercle. Le feutre et la feuille disparurent à leur tour et un petit ballon vert en plastique les remplaça. "Ok, j'ai compris, en fait tu es complètement analphabète !", l'insultai-je à voix haute.

Il ne me restait qu'un seul souhait à formuler mais il y avait encore trop d'inconnues pour me permettre de sortir de cette fâcheuse situation. Premièrement, comment dessiner le désir de sortir de ce cube de lumière ? Et même si j'y parvenais, que trouverai-je en dehors ? Rien ne m'assurait que cet extérieur soit ce à quoi je pouvais m'attendre. La littérature regorge d'histoires de mauvais génie vicieux à l'humour douteux et à la mauvaise foi assumée.

Je pris alors le dernier feutre et la dernière feuille et je m'appliquai à dessiner trois feuilles et trois feutres. Ils apparurent à l'instant précis quand la feuille et le feutre rouge explosèrent dans une fumée rouge. C'était la partie facile. Avec ce nouveau matériel, je dessinai de nouveau un ballon et j'ajoutai cette fois-ci un petit cercle sensé représenter la petite valve de gonflage. Je retins mon souffle. Si le ballon apparaissait, je pouvais envisager l'avenir à court terme avec un peu d'optimisme. Dans le cas contraire, j'aurais deux feuilles de papier et deux feutres pour dessiner jusqu'à ce que mort s'ensuive. Le temps fut suspendu pendant quelques secondes interminables.

Un ballon, rouge cette fois-ci, apparut dans un éclair hargneux, que j'interprétai comme l'expression de l'agacement de mon hôte en babouche.

Je poussai un grand soupir de soulagement. Je balançai un grand coup aux deux petits ballons verts qui rebondirent joyeusement sur les 6 cloisons qui m'emprisonnaient, puis je basculai à la renverse pour me retrouver les bras en croix sur le sol, riant comme un dément. Certes, j'avais trouvé le moyen d'avoir un nombre illimité de souhaits, mais ça ne résolvait pas complètement mon problème. Je me redressai, retrouvai toute ma concentration, et je continuai donc mon expérimentation.

Je pris le deuxième des nouveaux feutres et traçai le même ballon vert, avec de nouveau le même petit rond à sa surface mais cette fois-ci, il devait représenter un trou. Le ballon vert se matérialisa et se dégonfla instantanément, flatulant par le petit orifice dont je l'avais affublé.

J'eus la confirmation de ce que je pensais : ce n'était pas tant ce qui était dessiné qui était important, mais ce que je voulais dessiner.

"Mec, j'ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour toi", me dis-je.

Je n'avais pas besoin de savoir bien dessiner, ce qui était heureux car je dessinais comme un gamin de trois ans. Ce qui l'était moins, j'avais aussi la concentration d'un gamin de trois ans. Il me fallait faire attention aux idées à la con qui me passaient par la tête. Et c'était une vraie autoroute.

Pour mon dernier souhait, et il fallait que j'en prenne l'habitude, je redessinai trois feutres et trois feuilles.

Et c'est ainsi que, laborieusement, j’échafaudai mon plan d'évasion : deux dessins et, toujours pour le dernier, trois feutres et trois feuilles. Je n'osais changer leur nombre car je ne voulais pas prendre le risque que ça ne fonctionne plus.

Je commençai donc par le plus urgent : des toilettes et du papier toilette. Puis trois feutres et trois feuilles. Ensuite, un hamburger et un coca. Puis trois feutres et trois feuilles. Mes besoins primaires enfin assouvis, j'entrepris de gravir ma petite pyramide de Maslow personnelle.

Il commençait à faire chaud, mes genoux et mon dos étaient endoloris par le fait d'écrire par terre. Je fis donc apparaitre une climatisation et un bureau avec sa chaise. Puis trois feuilles et trois feutres. Le silence oppressant de cette pièce sans ombre et sans écho commencèrent à me taper sur le système. J'invoquai une télévision et un petit luminaire en forme de colonne. Puis trois feuilles et trois feutres.

Je me mis à dessiner toute sorte de choses : des tables, des armoires, un frigo, un toaster, une chaine hi-fi, un puissant ordinateur, et tout le confort que j'estimais nécessaire dans ma petite prison blanche. Je me risquai de temps en temps à de nouvelles expériences : pouvais-je agrandir cette pièce blanche ? Oui je le pouvais. Pouvais-je parsemer le sol d'un gazon moelleux à la bonne odeur d'herbe coupée. Oui, également. Un ciel bleu au-dessus de ma tête ? Aucun problème. Un paysage à perte de vue, fait de vallées, de mers qui miroitait à l'horizon, de sommets enneigés ? En un coup de crayon ! Et toujours, trois feuilles et trois feutres.

Pendant des jours et des jours, j'explorai mes nouvelles possibilités, recréant autour de moi un vrai paradis terrestre, ma vision du Jardin d'Eden. Avec le temps, je dessinai de moins en moins, ce nouveau monde qui m'entourait subvenant à tous mes besoins. Ou presque.

Un jour, après avoir étudié l'anatomie à travers des dizaines de livres de référence, et quelques revues érotiques, pour que mon trait soit plus sûr, je tentai de faire apparaitre une femme, la femme parfaite, aux courbes irrésistibles et au regard envoutant. Le résultat fut des plus réussis. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle cria en me voyant, cachant sa nudité derrière ses mains d'une finesse exquise. Je lui dessinai immédiatement une superbe robe qu'elle s'empressa d'enfiler avant de me jeter un regard de gratitude. Elle regarda autour d'elle, à peine surprise par le monde qui l'entourait. Elle se tourna vers moi, plongea ses superbes yeux dans les miens, et de sa voix claire et douce comme la brise du matin, elle me demanda si j'avais quelque chose à manger.

Et, alors que le vent qui se levait entre les montagnes semblait faire écho à un rire très ancien et très lointain, je lui dessinai une belle pomme rouge.

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