Le premier songe

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Permettez-moi de commencer par une brève explication de ce qui m'amène à consigner ces lignes. En effet, je dois prévenir que je ne fais ici que retranscrire une série de rêves particulièrement troublants qui m'ont visité sur une courte période. Ces rêves se caractérisaient par leur netteté, leur cohérence et leur incroyable réalisme. Il arrive parfois que certaines personnes, et je fais partie de celles-là, soient sujettes à des rêves récurrents ou troublants par certaines caractéristiques. Mais jamais de ma vie je n'ai rencontré quelqu'un qui soit sujet à des rêves comme ceux que je fis pendant ces nuits étranges, durant un hiver rigoureux il y a quelques années. Jamais je n'avais entendu parler de rêves qui, en plus d'être réalistes, emprunts de force, de cohérence et d'autres qualités, se suivaient véritablement dans une suite logique d’événements. J'avais tout simplement l'impression de vivre la vie d'une autre personne dans chacun de ces songes. Je dois toutefois prévenir que, les rêves restant des rêves (du moins je me force à le penser encore aujourd'hui), certains passages sont arrangés, d'autres décrits de la plus fidèle des façons, bien que plusieurs fussent très difficiles à rendre fidèlement ; les mots adéquats me faisant parfois défaut, non par manque de vocabulaire mais par une circonstance onirique trop étrangère à ce que l'on connaît lorsque l'on est éveillé. Chacun de ces rêves reste gravé dans ma mémoire comme autant de souvenirs.

Une ruelle déserte et obscure fut le tout premier lieu que je visitais de ce monde onirique. Bien qu'ignorant tout de cet endroit, il me semblait étrangement familier. J'avançais alors vers l'extrémité de l'étroit passage, extrémité où je distinguais un peu de lumière. Au dessus de moi brillaient des étoiles scintillantes dans un ciel d'encre parcouru de quelques bandes grisâtres de brume. Parvenu dans la rue, plus large et mieux éclairée, je marquai une pause et respirai un grand coup. Il n'y avait pas de trottoir et le sol pavé de la ruelle fit place à de larges dalles de pierres, ajustées si étroitement que les jointures restaient invisibles dans la pâle lueur qu'émettaient les globes lumineux posés sur le sol. Je jetai alors un regard sur ma droite, puis sur ma gauche et reprenais mon chemin dans cette direction. Une sensation étrange m'habitait ; je savais que je me dirigeais vers un endroit que je connaissais, mais j'ignorais en même temps où je me trouvais et quel était cet endroit qui semblait être mon but. C'est comme si je me trouvais dans le corps d'un étranger en simple spectateur, recevant seulement une petite partie des informations connues de mon hôte.

En chemin, je croisais seulement un couple de femmes conversant ensemble et qui m'ignorèrent superbement ainsi qu'un homme seul qui, quant à lui, m'adressa un signe de tête poli, salut auquel je répondis. Il convient ici que je marque une courte pause afin de m'attarder sur la description de mon environnement. Tout d'abord les personnes que je venais de croiser. Les femmes étaient vêtues de robes. Non pas de jupes et de bustiers et de je ne sais quoi d'autres, mais bel et bien de robes. Pas les robes de soirée modernes, ni celles du siècle des lumières. Des robes d'un style particulier, une élégante association de classicisme et de modernité. Les couleurs ne me frappèrent pas, mais il faut préciser qu'à la lumière de ces étranges globes lumineux posés à même le sol, tout paraissait gris et fade. L'homme portait un costume sombre, des chaussures bien cirées et un pardessus ouvert. Bien que je ne ressentis jamais de sensation de chaud ni de froid durant ce rêve, je pu aisément déterminer qu'il faisait bon.

Autour de moi s'alignaient de hautes constructions, chacune comprenant entre cinq et sept étages. Le style me reste inconnu encore aujourd'hui, mais il me rappelle parfois certains immeubles haussmanniens qui bordent les boulevards parisiens du même nom.

Continuant mon chemin, je trouvais le lieu recherché et y entrai. Une enseigne à la façon ancienne se balançait légèrement sous l'action du vent. Elle représentait un sanglier dansant sur deux pattes et tenant une pinte de bière dans les deux autres. À l'intérieur, je trouvai une ambiance chaleureuse et bruyante. Des hommes appuyés contre le comptoir sirotaient leur boisson tandis que d'autres, réunis autour de petites tables rondes, tapaient le carton où jouaient à des jeux inconnus à l'aide de plateaux et de pions en bois de différentes couleurs. Je me dirigeais sans une pause vers le fond de la salle, franchissais un rideau, deux pas, encore un rideau et parvenais au lieu que je recherchais. Tout cela sans hésitation, sûr de moi, en connaisseur des lieux.

Là encore, il me faut marquer une pause dans le récit et décrire le décor. Je me retrouvais dans une salle carrée de cinq mètres de côté environ. Au centre se dressait un guéridon de bois noirci. Le sol de tomette nue, les murs ocres et le peu de lumière contribuaient à rendre l'ambiance assez lourde. Je m'y sentais pourtant à mon aise et ceci me semble maintenant encore plus étrange en raison de la présence de quatre tableaux particulièrement désagréables à regarder. Les cadres tout d'abord, d'ébène et tous identiques hormis la taille : ornés aux angles de crânes humains sculptés et de symboles étranges sur les bords. La toile à ma gauche représentait une pile de crânes humains encadrée d'arbres aux branches et aux racines torturées. Un corbeau perché sur une branche semblait me lorgner. Le second tableau représentait une bête immonde, au corps de lion, queue de tigre, pattes d'ours et une tête comme aucun animal n'en a jamais eu. Entre ses crocs énormes, la bête serrait plusieurs membres humains, bras comme jambes. Au sol, gisaient d'autres membres sanguinolents. Le troisième tableau, le plus grand, représentait une belle jeune femme en robe rouge sombre. Drapée dans une cape noire attachée par une broche d'or sertie d'un gros rubis, elle tenait dans sa main gauche une lame courte, dans la droite la tête tranchée d'un homme dont le corps gisait à ses pieds nus. Le dernier et le plus petit des tableaux se trouvait sur ma droite. Il représentait une nature morte ; des fruits corrompus par la moisissure trônaient sur une surface de bois dont le seul autre ornement se limitait à trois pétales roses et flétris.

Reprenons à présent le cours du récit. Trois personnes se trouvaient déjà là. Une forte femme, âgée de cinquante ans environ, à ma gauche. Sur ma droite, un homme glabre, grand et maigre. Vêtu d'un costume sombre et sans fantaisie, il fixait la femme, lui faisant face d'un œil inquisiteur. Et face à moi, une femme jeune et terriblement attirante. À son sujet, je dois dire que je savais qu'il s'agissait de la fille de la femme à ma gauche. Ce fut cette dernière qui pris la parole :

— Nous avons été volés, annonça-t-elle brusquement.

Un court silence suivit cette assertion.

— Que nous a t-on volé qui mérite une réunion, mère ? demanda sa fille, l'air ennuyé.

— Mon Grand Livre ainsi que le Volume Noir.

Nouveau silence. Mais cette nouvelle fit bondir mon cœur dans ma poitrine, je sentis soudain les muscles de mon visage se tordre et tout mon corps fut parcouru d'un frisson glacé. La belle jeune femme eut un hoquet de surprise.

— Qui ?

La voix inquisitrice, rauque et froide provenait du gosier de l'homme maigre.

— Je l'ignore. Je ne suis pas parvenu à percer les sortilèges qui ont brisé ceux de notre sanctuaire, ni ceux qui dissimulent notre voleur.

— C'est ridicule, mère ! Vous êtes la plus instruite des jeteuses de sort dans toute la capitale !

— Je vous avais demandé de me laisser prendre part à la protection de ces... Ouvrages. Cette voix, c'était la mienne. Pas celle que j'utilise lorsque je suis éveillé toutefois.

— Je ne pensais pas que ce fût utile. Il semble que je me sois trompée.

— Pas forcément, Madame. Si vous n'êtes pas parvenue à percer les secrets de notre adversaire, il se peut qu'il soit suffisamment instruit des Grands Secrets pour me contrer aussi. Toutefois, si vous le permettez, je souhaiterais procéder à une petite enquête par moi-même. J'aurais besoin de vous trois.

La femme acquiesça. Sa fille également. Un seul regard à l'autre homme me suffit à comprendre qu'il participerait aussi, bien que son concours ne m'était acquis que parce qu'il le savait absolument indispensable.

Le premier rêve s’achevait ici et je m'éveillais pleinement conscient de son étrangeté. Je ne pris pas le temps d'en coucher les événements par écrit cependant, encore ignorant de ceux qui lui succéderaient. Mais il avait été si marquant que je n'eus aucun mal à m'en souvenir par la suite.

Le second rêve me visita dès la nuit suivante.

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