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Debout, au milieu du champ d’herbes grasses, je hume l’air avec bonheur. Le point de vue est magnifique. Sur ma droite, le terrain descend lentement vers la vallée, vers l’océan. Sur ma gauche, le terrain monte encore un peu, puis se perd dans la brume. Je devine la montagne au loin.

Mais, surtout, je me regarde, moi, allongé sur l’herbe. Enfin, ce n’est pas tout à fait moi, mais c’est une copie assez conforme. J’avais demandé à l’IA de me surprendre. Elle l’a fait. Le Philippe que je regarde est exactement comme moi, en juste un peu plus jeune. Ses cheveux sont plus fournis. Plus blonds, aussi. Moi, j’ai les cheveux gris et clairsemés. Je suppose que c’est logique, vu ce que j’ai reprogrammé en moi pour que je devienne lui.

Du bout du pied, je le réveille.

Il râle, bien sûr, en fidèle copie de moi-même.

- Fous-moi la paix !

- Non, Philippe. Je suis désolé, mais il faut qu’on parle.

- Qu’on parle de quoi ? maugréa t-il en se mettant sur son séant.

- Ne me dis pas que tu n’as pas été briefé ? dis-je, levant les yeux au ciel, cherchant cette foutue IA qui s’est encore moquée de moi.

- Ça va, ça va ! Ne t’énerve pas contre elle. Cette pauvre IA a fait ce que tu lui as dis. Je te faisais marcher, c’est tout.

- Cette pauvre IA ?

- Bin ouais. Tu te rends compte ? Ça fait je ne sais combien de millions de millions d’années qu’elle te supporte. Tu pourrais lui montrer un peu plus de reconnaissance, tu sais ?

- Mais oui, mais oui. Une autre fois, peut-être.

Le tonnerre gronde. J’ai connu Véro plus subtile (Véro, c’est le petit nom que j’ai donné à l’IA).

- Alors comme ça, tu voulais qu’on parle ?

- Oui.

- De quoi ?

- Tu le sais très bien.

- Oui, je le sais, et après ? Vas-y, je t’écoute ! C’est toi qui panique, pas moi !

- Je ne panique pas.

- Très bien. Appelle ça comme tu veux.

- Je t’écoute.

- Ok. Si j’ai bien compris, tu m’as donné la vie, pour me parler de la mort. C’est bien ça ?

- Oui.

- Pourquoi ?

- Véro ne t’a rien dit ?

- Si. Mais je veux l’entendre de ta bouche.

- Je ne crois pas en la vie après la mort. Tu es content ?

- Non, je ne suis pas content. Ta réponse ne me convient pas. Car, contrairement à toi, je crois à la vie après la mort.

- Évidemment ! Je t’ai conçu ainsi !

- Oui, mais pourquoi ?

- Parce que je suis fatigué, parce que je veux mourir, mais parce que je veux continuer, aussi.

- Tu veux le beurre, l’argent du beurre…

- … et la crémière avec.

- Mais pourquoi m’avoir créé moi ? Pourquoi ne pas t’être juste reprogrammé toi ?

- Pour marquer le coup.

- Je vois. Monsieur a le sens du tragique. Tu veux que je te plaigne, tu veux de grandes effusions de larmes et de tristesse, c’est ça ?

- Peut-être. Je n’en sais rien. Mais je me disais aussi que, peut-être, tu pourrais me convaincre.

- Mais bien sûr ! Tu en as de bonnes, Philippe ! Comment est-ce que moi, qui n’existe que depuis deux minutes, je pourrais convaincre un vieillard comme toi, qui a passé les dix derniers millions d’années à réfléchir à la vie après la mort, à l’existence de dieu ?

- À toi de me le dire.

- Tu es fou, tu le sais, ça ?

- Convaincs-moi. Je t’en supplie. Montre-moi qu’il y a quelque chose après le trépas. Prouve moi que dieu existe. Je t’ai programmé pour ça.

- Déjà, est-ce que tu peux m’expliquer cet endroit grotesque ?

- Grotesque ? Pourquoi grotesque ?

- Oh, arrête ! Toi et ton île du Pacifique ridicule !

- Je ne vois pas le rapport.

- Et cette statue ? Hein ?

Je regarde vers la plage. En effet. Il y a là une statue gigantesque. Un être humanoïde, debout, haut de soixante-dix mètres de haut, qui regarde la mer. Avec une tête de crocodile.

- C’est Sobek, acquiesce-je, un peu honteux.

- Sobek ! Un dieu égyptien. Tu es athée, et tu as une représentation divine de soixante-dix mètres sur ta plage. Tu es complètement timbré. Tu te rends compte de la contradiction ?

- C’est purement esthétique !

- Tu trouves ça classe, peut-être ?

- Oui.

- Ce n’est pas classe, Philippe. C’est ridicule. C’est kitsch.

- Peut-être bien. Mais quel rapport ?

- Rien. Tu m’énerves, c’est tout.

- J’attends toujours.

- Je t’emmerde. Tu ne veux pas que je te convainque, en fait, tout ce que tu veux, c’est te mettre en scène, comme dans une tragédie ! Tout ce que tu veux, c’est te la jouer, pouvoir asséner tes arguments de vieillard aigri et apeuré.

- Je n’ai pas peur. Car la dissolution sera indolore. Et après, ce sera le néant. La mort n’est qu’un concept, qui n’aura tout simplement plus lieu d’être.

- Ça, c’est ta vision des choses. Moi, j’appréhende les choses différemment.

- Et comment vois-tu les choses, Philippe ?

- Eh bien… Je vois l’univers comme un tout. Le monde physique, la réalité virtuelle, tout ça, je le vois comme un tout. Comme un ensemble créé consciemment, dans un but bien précis.

- Mais ça n’a aucun sens, Philippe ! Tout est arbitraire, aléatoire, contingent ! Toi, moi, l’évolution de la vie et du cosmos, rien de tout ça n’a de sens.

- C’est parce que tu vois tout par le prisme de la science. Moi, je te parle de foi.

- Arrêtes avec ça. La science n’écarte pas la foi. La science est ouverte. Elle est ouverte à tout, même. Elle accepte tout, pourvu que ce soit la réalité. Et la réalité, c’est qu’il n’y a pas la moindre preuve qu’il existe un créateur, ni qu’il existe une âme ou des ectoplasmes, ou quoi que ce soit de ce genre.

- Non, Philippe. Tu veux tout ramener sur le terrain de la vérité, de la physicalité. Tu veux à tout prix mettre mes paroles sur le plan physique, mais ce dont je te parle, c’est de la métaphysique.

- De la métaphysique ?

- Oui.

- Mon cul !

- Bravo. Bel argument.

- Mais c’est toi qui es ridicule, mon pauvre.

- Non. Je te regarde, je te vois, et je te dis que mon discours est une affirmation métaphysique. Tu peux dire le contraire, mais ça n’enlève rien à la spiritualité de mon argument.

- Ça suffit, Philippe. Tu peux ajouter autant de prêchi-prêcha « métaphysique » à tes affirmations ridicules, naïves, grotesques et puériles, mais ça n’enlève rien à leur vacuité.

- Pourquoi ?

- Mais parce que c’est stupide, enfin ! C’est quand même dingue que, dans tous les domaines que ce soit, ce genre d’argumentation serait immédiatement balayé, mais dès que ça touche à la foi, alors là, c’est terminé, rideau, la raison se met en grève.

- Donne-moi un exemple.

- Eh bien, imagine un type qui affirmerait qu’Elvis n’est jamais mort, ou, mieux : que nous n’avons jamais été numérisés.

- Et alors ?

- Eh bien, ce type, avec un discours pareil, et en toutes circonstances, il serait immédiatement raillé, marginalisé. Ce type pourrait très bien me dire, comme toi : « Je te vois, je te regarde, et je te dis que ma croyance en Elvis est une affirmation métaphysique », son argument n’en serait pas plus crédible. Au contraire. Il serait définitivement classé parmi les illuminés. Masquer ta croyance derrière un prêchi-prêcha métaphysique ne la rend pas plus crédible, ça n’est qu’une pseudo-argumentation terriblement pauvre.

- Peut-être.

- Et que fais-tu du cerveau ?

- Quoi, le cerveau ?

- Eh bien, ne trouves-tu pas étrange que, pour un être physique, une simple lésion au cerveau peut causer la perte du langage ? Qu’une autre lésion peut causer la perte de la vue, de la mémoire, du sens social ? Comment, alors, croire à l’existence de l’âme ? Comment croire qu’un pauvre homme amnésique, victime d’une lésion cérébrale, incapable de parler ou de raisonner, puisse, au terme d’une ultime et fatale lésion, s’envoler au ciel, retrouver soudainement toute sa mémoire et son éloquence, reconnaître ses enfants et petits enfants ? Comment ne pas comprendre, à travers cet exemple, que l’âme n’est rien d’autre qu’un concept vide de toute réalité ?

- Pourtant, tu n’as plus de cerveau, et tu es toujours en vie.

- Ça n’a rien à voir. Je n’ai plus de cerveau organique, mais j’ai toujours un support physique. Et si tu supprimes mon support physique, tu me supprimes moi, point barre. Il n’y a d’âme nulle part.

- Et comment expliques-tu qu’il y ait quelque chose plutôt que le néant ? Comment expliques-tu l’existence, au sens large ?

- Ah ! Parce que tu crois qu’il faut donner une cause à tout ? Tu crois que si l’univers existe, c’est qu’il y a forcément un créateur ?

- Bien sûr. Évidemment !

- Mais dans ce cas, qui, ou quoi, a créé ton créateur ?

- Le créateur est en dehors du temps. Au-delà de tous les espaces.

- Au secours. Encore ce prêchi-prêcha.

- De quoi tu parles ?

- C’est trop facile ! Tu dis qu’il y a une cause à tout, et donc qu’il y a une cause à l’univers, et que cette cause, c’est dieu. Et ensuite, tu jettes ton argument par la fenêtre, et tu me dis que dieu n’a pas besoin de créateur.

- Oui.

- Eh bien, pourquoi cette régression inutile ? Pourquoi remonter arbitrairement un cran avant l’univers, puis s’arrêter tout aussi arbitrairement ? C’est débile. Si on suit ton raisonnement, on se retrouve avec une régression infinie de causes, et le problème n’est pas résolu. Tu peux tout aussi bien t’arrêter au Big Bang, et dire qu’il a eu lieu hors du temps et au-delà de tous les espaces – ce qui est justement le cas ! En disant ça, tu n’invoques pas plus d’arguments, et tu t’économises l’existence absurde d’un dieu chimérique.

- Je te signale qu’en faisant ça, tu dis que le Big Bang a été créé ex nihilo, et ça ne te gêne pas.

- Non, effectivement, ça ne me gêne pas, parce que la Physique l’a montré : il n’y avait rien avant le Big Bang. Le temps est né avec lui. Rentre toi bien ça dans ta petite tête : l’argument de la causalité ne vaut que lorsque le temps s’écoule. Or, au moment du Big Bang, le temps ne s’écoulait pas. Il est né avec lui.

- Non mais tu t’es entendu ? Et tu oses dire que c’est moi le roi du prêchi-prêcha ? À d’autres !

- Tu me saoules.

- C’est ça. Après des millions d’années passés à réfléchir à tout ça, sur ta plage, à l’ombre de ta statue ridicule, c’est tout ce que tu as à dire ?

- Non. Mais tu me fatigues.

- Tu es d’un puéril, je te jure !

- Tu crois vraiment à ces conneries ? Au dieu d’Abraham ?

- Qui a dit que je croyais dans la Bible ? Qui a dit que je croyais au moindre de ces livres totalement débiles ? Qui a dit que je croyais à l’un de ces cent mille dieux imaginés par l’homme et par sa descendance ?

- Ce n’est pas le cas ? Tu n’as aucune croyance particulière ?

- Non, et loin s’en faut. C’est juste que…

- C’est juste que quoi ?

- C’est juste que je me dis que, peut-être, il y a quelque chose.

- Ah ! On est donc passé de la grandiloquente profession de foi métaphysique à un agnosticisme beaucoup plus modéré, à ce que je vois.

- Non, je ne suis pas agnostique. Je crois. Vraiment. Mais je ne sais pas en quoi.

- Bon, eh bien… Je suppose que nos chemins se séparent ici.

- Je suppose, oui.

- Bonne chance.

- L’île est bien, au moins ?

- Oh, que oui. Un peu plus loin, là bas, par delà la statue, tu trouveras l’endroit où je vivais. C’est un très bel endroit, vraiment. C’est agréable. Sans être trop mégalo.

- Et il y a du monde ? Je ne serai pas trop seul ?

- Tu auras Véro.

- Oui, mais…

- Ne t’inquiète pas. Elle saura peupler cette île de gens intéressants, aimables, aimés. Et puis, souviens-toi : tu as les pleins pouvoirs. Tu peux détruire ce monde, le changer, le transformer.

- C’est vrai.

- Au revoir.

- On se retrouve de l’autre côté ?

- Si autre côté il y a, oui.

Dissolution.

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