La rébellion grandissante

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Une nouvelle aube se leva sur Tesserac. Abandonnant leur ancienne vie, les musiciens découvrirent des recoins insoupçonnés de leur cité. Ils n’étaient plus enveloppés dans le carcan des faubourgs, ils ne craignaient plus le courroux des soldats et ils n’étaient plus condamnés à une existence de servitude. Sous les rues de la ville, ces jeunes perdus rencontrèrent des gens comme eux, des victimes du système secourus et unis par une même personne. De leur douleur naquit une volonté de vengeance. Pour la réaliser, ils œuvraient ensemble contre l’adversité.

Les rebelles se terraient dans un repère secret. Un bouclier opaque, généré par la magie, éliminait les risques d’intrusion nuisible. Cet endroit incarna l’espoir de Lusha et Fleid dès qu’ils y pénétrèrent. Peu à peu, leur scepticisme disparut au profit de ce sentiment durable. Sa population, issue de tout milieu social, se livrait corps à âme à la lutte contre la tyrannie. D’obscurs inconnus, ayant rejoint cette cause par les circonstances. À leur tête, une femme mystérieuse, d’identité cachée mais aux intentions limpides. Elle avait réussi là où d’autres avaient échoué : la création d’un groupuscule indocile. Prêts à la suivre dans son combat, les bardes n’étaient ralentis que par une unique interrogation. Une fois accoutumés aux lieux, la curiosité déguerpit de leur bouche, rompant le mutisme.

— Maintenant que nous sommes entre nous…, chuchota Lusha. Vous nous avez sauvés la vie et nous vous serons redevables à tout jamais ! Nous aimerions juste savoir…

— Pourquoi cachez-vous votre identité ? demanda Fleid, fasciné par le décor.

— Pour le symbole, affirma la rebelle. Si le pouvoir en place sait qui je suis, alors ils pourront m’identifier ouvertement comme l’ennemie à éliminer. En revanche, si je ne dévoile pas mon nom, ce masque me retire toute personnification. Autrement dit, je ne suis pas quelqu’un, je suis quelque chose. Les personnes meurent, alors que les idées survivent à tout. N’importe qui d’autre peut assumer ce titre de meneuse à ma place, tant qu’il bataille hardiment pour renverser Kurilas Tihan.

Les ménestrels acquiescèrent, un sourire d’optimisme au coin des lèvres. Un avenir radieux se présentait à eux pour autant qu’ils s’y appliquassent. En ce sens, la meneuse se retourna vers eux, l’allure rigide mais décidée.

— Notre mouvement doit encore grandir, déclara-t-elle, et chacun de ses adhérents y contribuera. Il ne s’agit pas d’apparaître comme des perturbateurs qu’une contre-attaque maîtrisera. Non, nous devons créer un nouveau système, en montrant les faiblesses de l’actuel. Faire naître aux citoyens un sentiment de révolte, afin qu’ils nous soutiennent. Ensemble, nous détrônerons cet oppresseur illégitime. Recrutons un maximum de partisans et étendons notre influence à travers tout Tesserac !

À partir de ce jour débuta une véritable agitation dans la cité supposée figée. D’abord composé de quelques membres, le groupe s’agrandit au même rythme drastique que sa réputation. Des dizaines de jeunes quidams s’extirpaient de leur sujétion pour se joindre à cette idéologie prometteuse. Bientôt, ce fut le pouvoir tout entier qui fut ébranlé. La hiérarchie stricte se heurtait, en plein désarroi, à une rébellion d’ampleur sans précédent. Divers moyens étaient déployés pour mettre à bas l’arrogance des militaires et dévoiler leur impuissance à tout le monde. Outre l’insoumission progressive des jeunes, de grandes troupes s’associèrent contre les structures prétendues solides. Des soldats attaqués, des bâtiments pillés ou ravagés, des soulèvements de foule, la crise n’épargnait personnes. Les uns souhaitaient secrètement leur succès, les autres étaient sidérés par l’extension drastique de la pensée grandissante, semblable à un rêve admis comme irréalisable. Les membres de ce groupe s’appelèrent eux-mêmes « Les Libérateurs » et s’engagèrent à rendre honneur à cette appellation. Un vent de liberté soufflait sur tous les quartiers de la cité, parfois même au-delà.

Des faubourgs au centre, la rumeur devint un fait, et le fait se transforma en une menace. Une multitude de citadins représentaient l’insurrection, nul n’était capable d’y placer un visage concret. Parmi les défenseurs du système, les plus paranoïaques redoutaient un mouvement incoercible. Le peu qu’ils arrêtaient ne trahissaient pas leurs alliés pour lesquels ces emprisonnements constituaient un argument supplémentaire à utiliser contre eux. Des centaines de rebelles luttaient en permanence, disséminés partout dans la ville. L’ardeur d’une jeunesse parée à mourir pour un futur prospère.

Rapidement, les échos d’une cité en proie à une révolution violente parvinrent aux oreilles du dirigeant. Les premières mesures de Kurilas furent exactement celles que ses opposants avaient prédites. Agacé par leur acharnement, il renforça les patrouilles de sécurité, engagea des nouvelles légions de militaires et affermit la propagande, qu’elle fût sociale ou culturelle. Toutefois, les méthodes habituelles ne fonctionnaient plus. Un doute s’installait dans le cœur des habitants. Une autre vision de la réalité se développait. Et, par-dessus tout, personne n’avait oublié le passé tumultueux sur lequel le système avait été établi.

Protégée par l’égide de l’anonymat, la rebelle masquée affrontait peu de difficultés dans sa bataille. Elle laissait sa chance à chaque exclu d’écrire son passage dans l’histoire de Tesserac. Exploiter les qualités de tous lors d’une lutte perpétuelle contre les inégalités faisait partie de son combat : jamais elle ne négligeait cet aspect. La révolte constituait une totalité dont leur chef ne représentait qu’une face perceptible.

En peu de temps, l’opiniâtre meneuse fut considérée comme un danger par le pouvoir. Les partisans, résolus à l’arrêter, placardèrent sur des dizaines de murs des avis de recherche. Bien que sa tête valût un grand prix, le portrait se révélait peu précis. La traque se poursuivait tandis que le conflit conquérait toutes les rues de Tesserac. Ennemie pour les soldats, emblème pour les partisans, la rebelle masquée ne se définissait par sa personne. Les indices sur son identité paraissaient flous, mais ses associés n’en avaient cure. Ils prenaient l’avantage.

Une conviction inébranlable, un insaisissable désir, un idéal inexpugnable. Fleid et Lusha appréhendèrent parfaitement ces concepts pendant qu’ils s’entraînaient aux côtés des spécialistes. Ils troquèrent leur luth et leur flûte contre une épée luisante dans l’obscurité. Passer de novices paumés à combattants confirmés leur exigea des semaines de pratique durant lesquels ils s’aventurèrent sur le terrain. Ils embrassèrent ce monde inexploré de toute leur énergie, brandissant leur lame contre l’hostilité. Leurs connaissances s’étendirent au-delà des quartiers miteux, une occasion d’apercevoir d’autres inégalités. En certains lieux, les soldats n’avaient pas besoin de persécuter les citadins, ils s’en occupaient très bien eux-mêmes. Régulièrement, de nombreuses rixes éclataient de part et d’autre des zones opulentes de Tesserac, surtout dans les établissements publics. Tavernes, boutiques et places enduraient leur fureur incontrôlable, caractère typique d’une humanité bouleversée. Cela arrangeait bien les partisans, puisque ces bagarres limitaient l’avancée des rebelles dans les secteurs les plus sensibles. Des provocations aboutissaient à de rudes répliques, l’accalmie n’existait plus.

Le souvenir d’un asservissement permanent impulsait les musiciens à fournir le meilleur de leur personne. En permanence, leur résolution les menait à contribuer à la chute du tyran. Mieux encore, une confiance mutuelle s’installa entre eux et la révolutionnaire. Nulle nécessité de la connaître en personne quand ses gestes et ses décisions la caractérisaient amplement. Grâce à leur succession de victoires, Lusha et Fleid vouèrent une admiration sans borne à cette meneuse charismatique. Sa moindre parole les enchantait, tant elle ouvrait des perspectives d’un jour meilleur. La hiérarchie du système n’avait aucun secret pour elle : la rebelle masquée savait comment réduire la puissance du système, elle exploitait à merveille toutes ses failles. Leurs interventions exigeaient parfois des sacrifices, une autre raison de reprendre Tesserac.

Naguère égarés, les jeunes rebelles s’affirmèrent en tant que guerriers, mages ou simples appuis au sein d’une institution officieuse. Ce groupuscule était au centre de toutes les discussions. Motivé par un passé utopique, émergeant d’un présent persécuteur, vers une postérité heureuse. Alors que les pillages et les assassinats risquaient de leur apporter une mauvaise réputation, les ralliements soulevaient souvent le cœur bouillonnant des exploités. Dans cette optique, la chef envisagea une opération dangereuse mais audacieuse. Une tentative de conquérir des partisans par la puissance des mots.

À proximité du château du seigneur, la place publique miroitait sous le rayonnement de l’astre diurne. En cette agora carrée, ceints de fondations impérissables, résidait le lieu de rencontre d’une kyrielle de citoyens. Mais l’ombre du frêne central ne fut bientôt plus la seule à se projeter sur les pavés. Durant une matinée ensoleillée, les rebelles surgirent de toutes les directions et brisèrent la sérénité des lieux. Comme les guetteurs ne s’attendaient pas à cet irrépressible trouble, endiguer leur approche leur fut ardu. Hurlement, bousculades, entailles, et remous animèrent une foule déjà secouée. Tous ces déplacements chaotiques exhortèrent les rebelles à se frayer un chemin jusqu’à l’estrade, où leur voix transpercerait les cieux.

En hauteur, la meneuse se distingua de cette masse. Non pas que la populace s’arrêtât pour elle, mais c’était tout comme. Plusieurs de ses suiveurs l’accompagnaient, y compris Fleid et Lusha qui détenaient un rôle spécifique au sein des Libérateurs. Ils se dressèrent contre l’autorité déclinante des partisans armés afin que leurs propos fussent entendus de tous. Encouragée par cette pensée, la rebelle masquée s’avança sur la plateforme et héla l’audience, les bras levés.

— Peuple de Tesserac ! interpella-t-elle sur un ton cérémonieux. Il est temps de mettre fin à cette longue tyrannie ! Kurilas Tihan n’est pas le dirigeant légitime de notre cité et ne le sera jamais. Ne le croyez pas invincible, ne pensez pas que ses adhérents vous surpassent, il n’en est rien. Avec de la bravoure et de la persévérance, rien ne peut vaincre nos idéaux ! D’aucuns considèrent que je suis l’ennemie de l’ordre et de la sérénité, un danger pour le système. Mais je vous ai juste révélés ses faiblesses. Personne ne souhaite vivre dans une dictature où les assassinats et tortures politiques côtoient la privation de liberté. Vos oppresseurs vous ont imposé de soutenir cela sous peine de rejoindre les trop nombreuses victimes. Je vous l’affirme haut et fort : ensemble, nous récupérerons notre indépendance !

Un tel flux de paroles l’incita à marquer une pause. Son souffle saccadé se perdit dans l’excitation du peuple concerné. Certains la louangeaient, leur âme en quête de renouveau, d’autres la désignaient comme une opposante à éliminer, tel que l’indiquait son avis de recherche. Jamais cette femme mystérieuse n’avait été aussi proche du peuple qu’elle défendait avec hardiesse. Cible idéale, ses supports la prémunissaient de toute menace en exposant fièrement leur lame. Armée de cette aide, la rebelle masquée éleva la voix et reprit de plus belle :

— Regardez autour de vous ! Pensez-vous que vous êtes heureux, à vous soumettre à l’oppresseur qui use de violence et de propagande contre vous ? Dorénavant, d’autres perspectives s’offrent à vous ! Nous sommes les Libérateurs, et nous vous encourageons à vous soulever contre votre condition déplorable ! Citoyens de Tesserac, l’heure est venue de regagner tout ce que vous avez perdu ! Qui est avec nous ?

La révolutionnaire acheva son discours dans un triomphe absolu. Des poings furent brandis, des voix s’élevèrent et l’agitation s’intensifia. Par de simples mots, la chef des Libérateurs secouait une société entière. En conséquence, les soldats se perdaient entre les protestations citoyennes.

— Tuez la rebelle masquée ! beugla l’un d’eux. Quiconque s’emparera de sa tête recevra une jolie prime !

L’appât du gain s’apparentait à un ralliement de cause non convaincant. Les soumis au système peinaient à se repérer dans ce tumulte, alors, les militaires s’adonnèrent eux-mêmes à la chasse. Immobile face à son public, la meneuse adopta une posture triomphale, avant qu’un sifflement flûtât dans ses oreilles.

— Attention ! prévint Fleid. On vous vise !

Le musicien tenta de plonger sur sa supérieure pour la secourir, mais cette dernière anticipa le carreau d’arbalète et l’évita d’un pas de biais. Et les soldats essuyèrent la plus belle déception de leur vie, tel que l’indiquait leur vision. Une esquive aisée. Un tir véloce, précis. Un résultat déplorable, affligeant, désastreux. Une rebelle inattaquable, conquérante, victorieuse, influente.

Enragés, les partisans heurtèrent plusieurs personnes sur leur passage. Au-delà des armes de corps, d’aucuns envisagèrent d’utiliser la magie pour atteindre leur opposant, mais ce leur fut impossible. Les soldats furent dépassés par les événements. Aucune épée, ni aucun sort ne réfrénaient le courroux de l’affluence des gens. Surgissant de partout, les rebelles les assaillirent, et ils n’eurent d’autres choix que de décamper à toute vitesse. Des retardataires chutaient par terre pendant que leurs camarades s’éloignaient. Suivirent alors des affrontements contre les rebelles, quand les citadins n’intervenaient pas. Les armes s’entrechoquèrent au tintement du métal. Bras et jambes volèrent, jaillissant d’hémoglobine, et livrèrent un spectacle macabre. L’acharnement des révoltés plongeait la place publique dans un bain de sang duquel les innocents espéraient s’échapper, sans savoir qui considérer comme responsable. Les souvenirs de l’invasion de Kurilas Tihan hantaient encore l’esprit des plus âgés.

Consciente de cette impétuosité incontrôlable, la rebelle masquée obtint au moins la satisfaction de perturber l’ordre établi. Une myriade de cadavres jonchait la superbe agora : les combattants des deux camps se retrouvaient pourfendus. La meneuse estima donc opportun de rappeler ses troupes, car l’événement avait suffisamment impacté les esprits. Les Libérateurs se dispersèrent partout dans la ville, réjouis de leur triomphe mitigé. Nul n’osa les traquer, bien que l’envie ne leur manquât pas.

L’épisode de la place publique resta gravé dans les mémoires. Au prix de plusieurs sacrifices, les rebelles dévoilèrent au grand jour leurs idéaux et leurs intentions, tout en décrédibilisant les défenseurs du système actuel. De nouvelles rumeurs se propagèrent comme une traînée de poudre. Un sort de revif se diffusait dans Tesserac, à travers les murs jugés insignifiants. Même les militaires commençaient à douter de l’invulnérabilité de leur doctrine. Quelques-uns désertèrent et furent même séduits par la possibilité d’une cité plus libre. Ceux-là reçurent la désapprobation de leurs pairs tandis qu’ils s’efforçaient de traquer les Libérateurs. Agacé par ses défaites successives, le tyran songea à d’autres manières de mater la rébellion.

Depuis leur engagement dans ce groupuscule, Fleid et Lusha s’étaient affermis dans leurs convictions. Chaque mission les persuadait qu’ils suivaient la bonne voie. Leurs camarades, d’abord inconnus, étaient devenus des amis avec lesquels ils partageaient tout. Enclins à s’épancher sur leurs conditions misérables entre deux missions, ils discutaient souvent de leur passé. Rejetés, tabassés, martyrisés, humiliés, ces femmes et hommes avaient saisi l’opportunité d’exister véritablement, en tant qu’individus émancipés des contraintes du joug militaire. Les confessions se voyaient entrecoupées de silences obscurs, opposés à la musique que les bardes avaient pour habitude de jouer. Une occasion de méditer sur les sombres récits où les amis et la famille des victimes avaient été persécutés pour des motifs abjects. Tiraillés entre la terreur et le dégoût, les artistes exploitèrent ces sentiments lors de leurs entraînements. Parés à toute éventualité, ils furent assignés sans tarder pour un plan de la plus haute importance.

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