Chapitre 19

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Mantes la Jolie, le Val Fourré

Situées toutes deux en bord de Seine, Mantes La Jolie et Mantes La Ville constituent deux communes distinctes, séparées par la voie ferrée. A l’ouest de Mantes la Jolie, s’étend le vaste quartier du Val Fourré. Résultat d’une politique d’urbanisation mal gérée, le quartier concentre plus de 20.000 personnes, dans une zone sous-équipée et mal desservie. Le Val Fourré s’est tristement fait connaitre par des émeutes particulièrement violentes au début des années 90.

Pour la police, c’est surtout une de ces zones de « non-droit » où les forces de l’ordre comme les pompiers et même parfois les ambulances se font régulièrement caillasser et où les épaves incendiées parsèment les parkings des immeubles.

Salma et Marie n’étaient donc pas rassurées lorsqu’elles s’engagèrent au volant de leur voiture reconnaissable à cent mètres dans les rues du quartier.

Salma avait tout de même obtenu de son contact à Poissy qu’il prévienne son collègue de leur venue. Celui-ci les attendait devant l’adresse indiquée. Il s’adressa à un groupe de gamins désœuvrés dans un langage où Salma reconnut l’arabe algérien. Il leur demanda de surveiller la voiture, en leur assurant que les arrivantes ne présentaient pas de risque pour le business du secteur.

Marie regarda rapidement autour d’elle. De tous côtés, des jeunes tenaient les murs en uniforme « sport », maillot du PSG ou de l’OM, pantalon Adidas serré aux chevilles, Nike aux pieds. Un peu plus loin, des hommes âgés en djellaba palabraient sur un banc. Des femmes portant le hijab, certaines en burka portaient de lourds cabas. Une banlieue d’Alger ou de Casablanca, à moins de cinquante kilomètres de Paris.

L’homme les accueillit aimablement en se présentant. Il était vêtu à l’européenne, barbe courte soigneusement taillée. Ses cheveux légèrement grisonnants et son regard bleu pale le rendaient très séduisant. Un kabyle, se dit Salma.

— Bonjour, je m’appelle Karim Sayed. Je vis dans ce quartier depuis quarante ans. J’y suis né. Vous n’aurez aucun problème tant que vous serez avec moi, mais entrez, nous serons plus à l’aise pour discuter à l’intérieur.

Son français était celui d’un homme cultivé, sans aucun accent, ce qui ne manqua pas de surprendre Marie.

— J’ai étudié à la Sorbonne. J’ai un doctorat de sociologie et depuis quinze ans, j’étudie l’évolution de ce morceau d’Afrique, au cœur de la France. Je suis français et je ne suis pas fier de ce que je vois ici. Le Val Fourré a été construit sur une utopie du XIXe siècle, par des technocrates qui n’ont rien vu venir. Aujourd’hui c’est un creuset où bouillonnent les germes d’un embrasement majeur, mais ça, je suppose que vous le savez déjà.

Salma prit la parole et exposa l’objet de leur visite.

— En effet, certains de nos collègues essaient de comprendre ce qui se passe ici et qui tire les ficelles, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse aujourd’hui.

Les deux femmes firent un résumé de l’affaire, les découvertes fortuites des trois premiers corps, puis leurs premières conclusions, les orientant vers les migrants sans-papiers. Salma présenta les photos retouchées, guettant une réaction dans les yeux de son vis-à-vis.

Karim regarda les clichés avec attention. Il examina les quatre photos puis désigna la troisième. La femme de la forêt de Rambouillet.

— Je crois que je reconnais cette femme.

Il se dirigea vers une vieille armoire métallique et en sortit un épais classeur à anneaux. Il fit défiler des pochettes plastifiées contenant des documents, pour la plupart en mauvais état et en sortit une.

— Rien n’est informatisé ici. D’abord, nous n’avons pas de budget pour acheter du matériel et surtout, ça évite tout risque de piratage. Je crois que ça rassure les personnes que nous aidons. Elles comprennent qu’elles n’ont pas affaire à l’administration. Comme vous pouvez le voir, les documents que nous avons sont très minces. Ceux qui poussent cette porte ont généralement tout laissé derrière eux. Pas de passeport, pas d’état-civil, quelques lettres, c’est tout ce qu’ils ont pu emporter. Nous essayons de reconstituer ce qui manque.

— Vous avez beaucoup de dossiers ?

— Nous avons accueilli jusqu’à une vingtaine de personnes par mois, mais nous en avons un peu moins actuellement. L’Europe s’est beaucoup refermée depuis quelques années.

— D’où viennent vos protégés ?

— Beaucoup viennent de l’Afrique sub-saharienne, mais ceux-ci ne font généralement que passer, la plupart ont déjà des contacts, de la famille en France. Les plus démunis arrivent du Moyen-Orient, Syrie en particulier. La guerre civile, Daech, les Talibans ont poussé les femmes et les enfants à l’exil, les hommes sont souvent morts là-bas.

— Cette femme est Syrienne ?

— Oui, elle m’a dit qu’elle venait de Tudmur, que nous connaissons mieux sous le nom de Palmyre, dans la province de Homs, au centre de la Syrie. Cette région a été au cœur de plusieurs batailles entre l’Etat Islamique et l’armée régulière. Elle a été prise et reprise plusieurs fois.

Karim leur fit passer une fiche cartonnée manuscrite sur laquelle était agrafée une photo.

— Nawal Asmudi, lut Salma, originaire de Palmyre, Syrie. Age déclaré : 32 ans. A été mariée deux fois, la première fois à quinze ans. Veuve, trois enfants disparus dans les combats.

— Sur la photo, ont lui donnerait au moins 45 ans, remarqua Marie.

— Ces femmes ont été terriblement marquées par les épreuves, dans leur pays d’origine, sur les routes de l’exil et maintenant chez nous.

— Quand est-elle arrivée ici ?

Karim reprit la fiche.

— Elle s’est présentée chez nous il y a un peu plus de six mois. C’est une habitante du quartier qui l’a accompagnée. Elle était en très mauvais état sanitaire. Nous avons un médecin et une infirmière parmi nos bénévoles. Ils se sont occupés d’elle. Elle était également inscrite à un cours d’alphabétisation et d’apprentissage du français. Elle se débrouillait plutôt bien. Que lui est-il arrivé ?

— Je vais être totalement transparente avec vous, répondit Salma, nous n’en savons encore rien. Nous en sommes encore à essayer d’identifier ces malheureuses. Que pouvez-vous nous dire de ses habitudes ? Où vivait-elle ?

— Elle n’avait pas de papiers et pas de métier. Dans son pays, elle s’occupait du foyer, des enfants, mais elle ne travaillait pas. Ici, elle rendait service dans le quartier, elle gardait les plus jeunes, allait chercher les plus grands à l’école, faisait un peu de ménage chez les personnes âgées. Elle avait trouvé refuge chez une famille qui l’hébergeait à quelques blocs d’ici. Je peux vous donner leurs coordonnées, mais je pense qu’il serait préférable que je leur parle d’abord.

— Vous pourriez leur proposer de venir nous parler ici ? suggéra Marie.

— Oui, bien sûr. Je vais leur demander et s’ils acceptent, je vous préviens tout de suite.

— Savez-vous si elle avait des contacts avec des hommes ? demanda Salma.

— Non, probablement pas. Vous savez, ici, les hommes et les femmes se mélangent très peu. Si vous pensez à des questions de prostitution, alors je vous arrête tout de suite. Vous faites fausse route.

— Je dois explorer toutes les directions. Est-ce qu’il lui arrivait de quitter le quartier ?

— Peut-être qu’elle allait de temps en temps au centre-ville, mais sûrement pas beaucoup plus loin. Elle parlait encore mal le français et elle n’avait pas d’argent.

— Avez-vous une photocopieuse ? demanda Marie.

— Non, nous n’avons vraiment pas de moyens.

— Ce n’est pas grave. Je vais me débrouiller.

Marie retourna la fiche et sortit son portable pour prendre une image du document. Elle ajouta un gros plan sur la photo.

— On fera avec ça. C’est mieux que rien. Nous comptons sur vous pour nous mettre en relation avec cette famille. Si un déséquilibré s’attaque à ces femmes, nous avons tous intérêt à l’arrêter au plus vite.

— Je ferai mon possible, soyez en sures.

— Merci Karim, conclut Salma. Vous avez l’air de faire du bon boulot ici.

Retournant vers leur voiture, Salma vit que les garçons n’avaient pas bougé.

— T’es de la police ? demanda celui qui semblait le plus âgé, 12 ans tout au plus.

— Nous sommes des amies de Karim.

— On aime pas les keufs par ici.

Salma soupira en s’installant au volant. Quel avenir pour ces gamins ?

Pendant que Salma démarrait, Marie appela le commandant.

— Bonne nouvelle, nous avons identifié la victime numéro 3. Nawal Asmudi, syrienne, vivait à Mantes, au Val Fourré. Nous rentrons.

— Parfait, Ivo a peut-être localisé la quatrième, la marocaine.

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