Evry

9 minutes de lecture

Cette fois-ci c’est bon, j’ai le paquet, j’ai réussi à monter dans le train, personne ne me court après avec un flingue ou un lance-roquette, je suis enfin en route vers chez moi. La gare d’Evry-Courcouronnes ne m’a jamais paru aussi accueillante. Je sors du RER en suivant docilement le flot des travailleurs, le bus 22 est là devant en position. C’est en route qu’une petite voix me dit que, s’ils ont vu ma tête et qu’ils connaissent Casper, une surprise doit certainement m’attendre chez moi. Je ne peux pas rentrer directement. OK. Plan B (c’est mieux dit comme ça, même si tu n’as jamais eu d’autre plan). Je vais passer voir les frangins, Tintin et Miloud (tu as beau t’appeler Azmi, si ton frère s’appelle Miloud, tu seras Tintin, c’est la règle), eux sauront quoi faire. A quelques blocs de chez moi, leur immeuble se voit depuis Mars avec la fresque gigantesque sur la façade. Je sonne au 22ème appartement, il est 9h30 ça doit pioncer grave là-dedans. 18 sonnettes plus tard, Tintin me répond avec la voix de Tom Waits.

- Ouais c’est qui ?

- Ouais c’est moi.

- Ouais vas-y monte.

Je suis sûr que même si un astéroïde devait s’écraser sur Evry, on prononcerait ces phrases de la même façon, la même depuis qu’on est ado, blasée. Ouais.

- Putain qu’est-ce que tu racontes, comment ça il est mort Casper !

- Si je te dis que les mecs ils ont fait péter la SOMECO. Gros-Henri s’est pris une balle et Casper s’est pris une usine.

- Et qu’est-ce que vous foutiez avec Gros-Henri ? C’est quoi ton histoire bidon là.

Le premier joint depuis tout ce temps me fait un bien fou. Je sens chacun de mes muscles tomber d’un coup, je lévite presque.

- Donc mec t’es en train de me dire que, juste avant de crever, Casper t’as filé un paquet que t’as pas le droit d’ouvrir, que tu dois donner à un fils qu’existe pas, avec des mecs qui te tire dessus dès qu’ils te voient, et tranquille, tu viens sonner ici. Putain mais t’es con, moi j’veux pas avoir Santiago ou je sais pas qui à ma porte.

Miloud sort de sa léthargie, l’odeur du Népalais, y’a que ça de vrai !

- Il a raison, en même temps on peux pas le laisser comme ça mec.

- Ouais.

- Ouais.

- Ouais ! faut qu’on fasse un truc.

- Ouais.

- Ouais.

- …

- Ok ! Z’ai une idée. Toi Tintin tu files voir la reum de Casper, elle te connait. Tu lui dis rien à propos de l’usine, du bazooka tout za, elle risquerait de s’inquiéter. Tu vois avec elle pour cette histoire de gamin, on verra plus tard pour lui dire que le sien est dead. Moi z’vais venir avec toi, on va zoner vers cez toi voir si t’es tricard, si ton appart il est pas surveillé.

Merci Miloud, merci. T’es le premier à mettre un semblant d’ordre dans tout ça. Et même qu’avec ton cheveu sur la langue on dirait que c’est pour rire, que tout ça est irréel. Qu’on répète pour une pièce de théâtre.

- Et le paquet ? tu nous a pas dit que t’avais un paquet ?

- Ben… ouais.

- Ben t’es con ou quoi ? tu vas pas retourner chez toi avec le paquet ! On va le mettre au chaud sur le toit. T’inquiète personne va venir le chercher ici.

- Ouais Tintin, mais tu l’ouvres pas, ok ? J’ai promis à un mort t’as vu.

Je suis plutôt content de partir avec Miloud, à nous deux on connait au moins toutes les dalles entre ici et chez moi, on y passé plus de la moitié de notre vie, je suis sûr que nos baskets ont participé à rendre cet endroit plus brillant à force de lustrer le béton. Alors on file vers mon immeuble en faisant un bon détour, on croise le petit Yin (il fait 1m50) qui n’a vu personne de louche ces derniers jours. Ma parano revient, je la sens sous mes tempes, depuis deux jours dès que tout parait trop normal je me mets à flipper.

Ce n'est qu'en arrivant à l'angle de mon bloc que quelque chose nous saute aux yeux: on a croisé personne, tout le monde va dans la même direction que nous, les gamins en vélo filent tous vers le même endroit. On entend des cris et un brouhaha grandissant à mesure qu'on se rapproche. Miloud me propose de ne pas y aller direct mais plutôt de monter chez l'oncle Sam, un vieux vétéran américain du Vietnam, un de nos clients aussi, qui a préféré finir sa vie à Evry plutôt qu'à New-York, va comprendre ! Depuis son balcon on a une vue imprenable sur la cour en bas de mon immeuble. En arrivant chez lui une odeur de cramé emplit la pièce, mais ce n'est pas son rôti qui crame, c'est un appartement en face... mon appartement !

Ça y est c’est officiel : ces connards m’ont pris pour un lapin et ont revêtu leur plus bel habit de chasse. Ils m’ont trouvé, traqué et perdu à Melun. Maintenant ils veulent me débusquer en brulant mon terrier. Ils savent que je suis là et j’ai quelque chose qui leur appartient. Mais c’est trop tard pour le leur rendre.

En scrutant la foule amassée pour voir le spectacle je remarque les deux mecs du parvis de la gare, un d’eux doit certainement être le type qui n’aime pas les Simca. Je les montre à Miloud.

- Bouze pas z’vais parler à Mehdi.

- Lequel ? pourquoi ?

- Bah Mehdi la Malice, il va les pister tes mecs.

Mehdi a été champion BMX du Bassin parisien en 98, avec ses potes il est l’avant-poste des tirailleurs du quartier. Rien ne se passe ici sans que Mehdi soit au courant, si tu rentres ici forcément tu croises quelqu’un en BMX, et ce quelqu’un fait obligatoirement partie de la bande à Mehdi. Vous êtes chez moi ici les mecs, et on n’est pas des lapins ici, je te l’ai déjà dit, on est des rats… Bienvenu dans les égouts de Paris.

J’observe le manège depuis le mirador du ricain, mes deux chasseurs ne regardent pas le spectacle de ma vie en flamme, ils scrutent la foule. Au bout d’une demi-heure, bredouilles, ils se mettent en route. L’escadron des bicross se met en position d’observation, en arc de cercle autour de la cible, à distance respectable. Je pars rejoindre Miloud, soulagé du soutien de mes congénères rongeurs.

Retour à l’appartement des frangins. Personne. On commande une pizza parce qu’il commence à faire faim. Un ou deux pétards plus tard on sonne à la porte, pas de livreur mais un Tintin survolté.

— Bon accrochez-vous les mecs, la daronne elle envoie du steak !

Il est électrique, marche de long en large dans le salon devant les fenêtres, et depuis le 22ème étage, la scène ressemble à un film de Kitano

— Alors je savais pas comment gérer le truc, t’imagines, faut que je parle à la mère de Casper d’un fils de son fils, sans lui dire d’où je tiens l’info, sans lui dire qu’il a clamsé. J’me fume un gros oinj avant d’arriver, histoire de me mettre les idées au clair, je sonne à la porte, j’entends des pas qui arrivent. Hop la porte s’ouvre, moi j’ai le oinj qui monte pile à ce moment et bim, j’tombe, chute de tension sa mère !

— Putain mais t’es vraiment zuste un gros bouffon frérot

— Attends ! donc la daronne elle m’emmène sur le canap’, du sucre, de l’eau, elle a dû voir Casper tomber quelques fois pour être rodée comme ça. J’suis moitié comateux et j’entends des voix dans la cuisine, deux mecs qui lui parle. Les mecs font partie d’un soi-disant cabinet de « chasseurs de têtes », comme ils lui disent. Ils la baratinent pour savoir où il est Casper, genre ils ont découvert son talent et ils veulent direct l’embaucher comme commercial pour j’sais pas quoi.

— Merde ! ils vont pas s’en prendre à sa reum les fils de pute !

— Attends ! Attends ! alors blabla-blabla, ça continue genre 5 - 10 minutes, moi ça va mieux dans mon canap’, j’me relève pour voir c’est qui ces mecs. Y’avait un type genre faux costard Versace de Rochechouart, blanc-bec de Paname, avec un putain de porte cigarette ! Ouais mon pote, un porte cigarette de pédale ! L’autre il est là à côté, genre y dit rien, y fait l’caïd, avec ses lunettes noire et un imper à la colombo. Ma parole les deux ensembles on aurait dit un sketch !

— Ils t’ont vu ?

— Non je les voyais dans un miroir, depuis le canap’. Attends, c’est pas fini, alors à un moment la mère elle se lève, elle s’allume une clope… putain j’en rigole encore, elle est trop forte !... Elle les regarde comme ça et elle leur fait :

      « Messieurs, j’en ai regardé des films dans ma vie, mais vous deux vous êtes les pires acteurs que j’ai jamais vu. Maintenant je vous préviens, je déteste la police, ici tout le monde déteste la police, alors vous aller lever vos petites fesses de flics de mes chaises de prolo de banlieue et sortir de chez moi, avant que j’hurle au viol et que vous ne vous fassiez éclater vos jolis petits minois par mes prolos de voisins. Au revoir »

— Oouahh ! La reum de rêve !

— Z’lai touzours kiffé sa mère !

— Bon, après ça a été moins drôle, elle a fermé la porte, elle a regardé par le balcon qu’y soient bien partis, elle est venue vers moi.

       — C’est qui ces flics Azmi ? Qu’est ce qu’il a fait Casper ? Si t’es là en même temps qu’eux c’est pas pour rien, n’est-ce pas mon petit Azmi ?

      — Euhh… en fait je venais vous dire que ça faisait un moment qu’on l’avait pas vu. Et comme y nous a dit qu’il allait voir son fils…

— J’ai pas eu le temps de dire autre chose qu’elle a commencé à chialer, ça a duré au moins dix minute puis elle m’a dit :

        — Il est mort c’est ça ?

      — Je sais pas madame, moi je sais juste qu’il a dit ça et on l’a pas encore revu. C’est tout. Pourquoi vous dites qu’il est mort madame ?

       — Jean-Noël ne pouvait pas avoir d’enfant. De toute façon son père était tellement un salopard qu’il disait qu’il n’en aurait jamais. Je sais que ce n’était pas un ange et je n’ai jamais voulu savoir ce qu’il faisait, ses business et tout le reste. Il m’a donné cette clé il y a quelques semaines, il m’a dit que si quelqu’un venait me voir pour me parler de son fils il fallait que la lui donne, avec ce papier.

— Elle s’est remise à pleurer et m’a fais promettre qu’on irait la voir le plus souvent possible. Il faut qu’on s’occupe de tout pour elle, pour Casper les mecs.

C’est au-dessus de mes forces, tout ça c’est trop énorme pour moi, les larmes coule sans que je ne puisse rien y faire. Je ne sais même pas si c’est la pression ou la tristesse.

— Et tu l’as cette clé ?

— Ouais, et le papier c’est une adresse, c’est pas très loin d’ici dans la zone indus.

— Ze sais pas pour vous les gars mais z’ai une putain d’envie de voir s’qui y’a dans l’paquet…

En disant ça Miloud saute du canapé et court hors de l’appartement. A peine sorti que la sonnette re-sonne. Je sais plus trop si j’ai envie de pizza là.

— Yo les branleurs !

Je vous présente Mehdi : frimeur, beau gosse, tombeur, et même pas majeur…

— C’est qui vos deux gars ? Y connaissent la reum de Casper ? Après le feu à ton appart, les mecs se sont barrés direct chez elle.

— Ouais on sait, Tintin était là-bas.

— Ouais

— Ouais

— Et après ?

— Après y se sont barrés en caisse, on a pu les pister un peu, Miguel est parti chercher sa caisse et les a suivis. Y z’ont fait un tour du quartier et après y sont revenus vers le quartier de Santiago. Miguel a pas voulu aller plus loin. Trop chaud pour nous par là-bas. Vous voulez bien m’expliquer qui c’est ces mecs ?

Ça re-re-sonne, je n’en peux plus de cet appartement, je croyais être tranquille ici.

— Bonjour, j’ai deux peppéronis et deux calzones

— Ouais montez, 22ème

Cinq minutes montre-en-main et ça re-re-re-sonne. En fait on n’est pas chez Tintin et Miloud ici, c’est une putain de fanfare cet appart. Miloud est là sur le pas de la porte, avec le paquet et les pizzas.

Tintin résume l’histoire à Mehdi, pendant ce temps je cherche des ciseaux pour ouvrir le paquet proprement. J’ouvre le carton, j’enlève le papier journal puis le papier bulle. Avec six yeux autour de moi qui observent chacun de mes mouvements j’ai l’impression d’être un archéologue sur le point de faire une découverte capitale pour l’humanité, dépoussiérant avec un mini-pinceau les derniers grains de sable sur le caveau d’un dieu-pharaon.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Sara Cohl ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0