Melun

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« Cours, putain cours ! »

Ses derniers mots, juste avant le que le bâtiment de poutres et de tôles ne s’effondre dans un fatras de tous les diables.

Ça pour courir j’ai couru, droit, vite, à m’en écarteler les poumons, mes pieds brulaient dans mes chaussures de cuir (c’est sûr, je ne mettrais plus que des baskets !). L’odeur de poudre me collait encore aux cheveux, même après avoir traversé un ruisseau, même après le champ de boue. J’ai couru jusqu’à ce que ma rate me brûle au point de vouloir sortir rejoindre le premier congélateur. Je cherchais un abri, une cachette, un bunker, n’importe quoi pour ne pas avoir à regarder en arrière.

Voilà deux jours que je me terre dans ce sous-sol crasseux, une cave de vieux célibataire certainement, je n’ai pas trop eu le temps d’analyser quand je suis entré par la véranda de ce pavillon décrépi. Bon, dans tout ça j’ai quand même eu une veine de cocu. Le mec qui habite ici doit au minimum être survivaliste, ou juste taré, ou alors il attendait qu’un type comme moi ait besoin de lui. Il y a de quoi tenir un siège : assez de conserves et de céréales pour manger jusqu’à la prochaine invasion extra-terrestre, au moins 100 litres d’eau potable, de l’alcool, des outils, de la corde, des couteaux de toutes tailles, un sabre.

Je n’ai pas encore entendu un bruit au-dessus, le mec doit être parti avec bobonne à la Grande-Motte, des vacances bien méritées avant l’apocalypse zombie. Il a dû laisser la véranda ouverte pour qu’on vienne arroser les plantes. Et si c’est les plantes qui te bouffent ? T’y a pensé à ça connard !

Avec tout ça j’ai oublié de vérifier si le paquet était en bon état. Casper m’a filé ça juste avant de crever enseveli. Le truc pèse bien deux kilos mais n’est pas plus gros qu’une canette. Je ne peux même pas l’ouvrir, je dois juste en prendre soin « comme à la prunelle de mes yeux ». S’ils me retrouvent je t’avoue que je préfèrerai garder mes yeux, sorry mec. Je dois donner ça à son fils, mais depuis quand tu as un fils toi ? Puis j’suis pas un putain de facteur merde ! Après j’avoue c’est Casper, il aurait fait pareil pour moi.

Si ça vous intéresse le paquet va bien, moi moins. J’ai pu récupérer un peu cette nuit. Je ne suis pas mort donc ils ne m’ont pas retrouvé. Par contre il y a plus de cloques sur mes pieds que sur la bite d’un lépreux, les ronces ont arraché mon pantalon et se sont servies un peu sur les mollets, c’est cadeau. J’ai encore les oreilles qui sifflent à cause de l’explosion et j’ai la moitié des cheveux cramés. Tout baigne. Va falloir que je me refasse une beauté si je compte sortir d’ici sans trop me faire remarquer.

Toujours pas de signe de vie là-haut, je tente une percée. Il fait nuit, j’en profite pour visiter la maison Phoenix. On le savait déjà à la construction mais je vous le confirme, ça vieillit très mal une maison en carton comme ça. Ça doit être la dernière du lotissement parce que je ne vois rien côté champs, derrière la clôture du jardin, et c’est à peine si j’aperçois des lumières de l’autre côté. Putain, quand même, faut en vouloir pour acheter une maison Phoenix à l’orée des champs de la banlieue de Melun ! J’en viens à regretter mon canapé, mon pétard et ma téloche. C’est pas si mal Evry finalement.

Donc douche, rasage de crâne, je trouve un jogging dans les affaires du vieux, un manteau, des basket (une taille de plus, ça va) et hop ! incognito. Je retourne à la cave prendre un dernier repas, j’embarque deux schlass dans le sac à dos, pas le sabre : trop tricard, une gourde et 2 jours de bouffe. Je risque de faire des détours pour rentrer.

Résumons : Casper me file rencard dans cette usine il y a deux jours pour un biz de shit, pas la première fois qu’on fait ça. 500 grammes, pas de quoi affoler la volaille. Il me prévient que Gros Henri sera là. Ok, je ne l’aime pas mais ok. Je ne réalise que maintenant que le parking n’était pas vide, il y avait ces deux bagnoles sur la droite. J’ai dû me dire qu’il y avait du monde à bosser, j’aurais dû faire gaffe. On était en train discuter, sans même avoir commencé le deal, on fumait notre premier joint. Casper n’avait pas l’air tranquille maintenant que je revois sa gueule. Peut-être qu’il attendait que Gros Henri se barre pour m’expliquer ?

Je ne les ai pas vu arriver. Grosse détonation pour Gros Henri qui est tombé le premier - au son je dirais un Glock - puis Casper m’a mis le paquet dans les mains et j’ai couru. C’est tout ce dont je me rappelle pour l’instant.

Je bouge de chez papi-Rambo vers une heure du matin, je ne sais pas si je tente le train ou si je continue à pied. Ma petite voix me dit que à pied c’est pas mal. J’ai l’impression d’être Spider-Man, « tous les sens en alerte », vu que je suis seul dans le lotissement à cette heure. Je scrute la moindre lumière avant de traverser, prêt à me jeter dans un jardin si une voiture arrive. Je n’ai aucune idée de qui sont ces gars, mais ils sont chargés à la kalach et sont plus motivés qu’une pute Khmère contre des soldats américains. Et je ne sais même pas ce qu’ils veulent ! Qu’est-ce qu’il a bien pu foutre Casper pour se mettre des mecs comme ça à dos ? Est-ce qu’ils m’ont vu m’enfuir ?

Il caille quand même un peu cette nuit, on est en avril, mais on n’est pas à Barcelone ici ! Le blouson du daron est bien chaud heureusement. Voilà une heure que je marche, en bon banlieusard je me dirige vers la ville, comme un rat vers les poubelles du Mac Do. Pas un keuf depuis tout à l’heure, c’est louche mais ça fait du bien. Quoiqu’à choisir avec les autres psychopathes je commence à avoir un peu de sympathie pour eux. Mille scénarios me traversent l’esprit, je me dis que si les mecs sont capables de faire péter une usine, je ne veux même pas savoir ce qu’ils vont faire de moi s’ils me trouvent.

Premier parking de supermarché, ça y est je suis en ville. Les réverbères éclairent chaque coin de rue maintenant et les saoulards sont de sortie, je me sens plus à ma place, dans mon élément. Un rat chez les rats. Ma parano me colle à la peau, elle ne m’a pas quitté depuis que je suis sorti de la cave, elle m’épuise à force. Je suis un sportif de haut niveau de la paranoïa, avec plusieurs années d’entrainement au vu des kilos de shit que j’ai transporté, mais là je suis aux championnats du monde. Sans dopage. J’aperçois plus haut un groupe qui remonte le long d’une rue plus petite, je quitte le boulevard et je les suis. Avec mon jogging informe et le manteau Monoprix je suis pile poil dans les canons de la mode locale. C’est là que je réalise que je suis vraiment loin de Paris.

La gare est à quelques rues d’ici selon ce panneau. J’y vais, j’y vais pas ? Je n’ai rien vu de bizarre depuis que je suis parti, j’ai pris la confiance, allez go ! va pour le RER. Le groupe de jeunes que je suis depuis tout à l’heure ne m’a pas encore remarqué. C’est toujours bien de suivre un groupe comme ça quand tu as quelque chose à te reprocher, ça te donne milles excuses si tu as un problème. Là en l’occurrence je me dis qu’ils pourront faire bouclier humain si je me fais canarder. On arrive dans le centre, je desserre un peu la pression de ma main sur le couteau dans la poche. Il y a du monde partout autour, ça sent la friture de kebab, les mégots et la bière renversée, je dois vraiment plus être loin de la gare. Le groupe que je suivais rentre dans un pub, le « St Patrick » … mais putain les gars ! avec toute cette originalité il faudrait devenir artiste, songer à une reconversion, faire un truc pour la société. On n’y pense pas assez à ces mecs qui appelle leur pub « St Patrick » !

Ça y est je redeviens cynique, il est temps que je me barre d’ici. Trop de parano, trop de bouseux, trop de fatigue cérébrale, trop. Casper est mort et moi je déblatère sur le nom des bars de Melun. Ça va plus du tout. La gare est au bout de la rue, les flics tournent autour comme des vautours, en quête d’une caille à ronger. Et je ne veux pas être leur caille ce soir moi. Plus j’avance vers eux plus je sens leurs yeux scruter les joggings, les baskets et les casquettes. Je me pose à la terrasse du « Johnny Johnny », il doit être deux heures et demie et il y a encore un paquet de monde autour. Tout le monde joue son rôle : les ivrognes embrassent les moches seules à la fermeture des bars, la caille écoule ses dernières plaquettes derrière les poubelles, les serveurs jettent les mégots des tables sur le trottoir, personne ne sort du cadre qui lui est attribué, tout est trop bien orchestré et je recommence à flipper.

Encore quelques années et tout le monde aura un portable rivé aux yeux mais là pas moyen de connaitre le prochain départ pour Evry. Je dois rentrer dans le bâtiment. Je marche comme je sais faire, en fixant bien droit le pavé à un mètre devant moi. Première voiture de police, les six lettres sur le capot de la Peugeot m’écorchent les yeux, on apprend à s’en méfier par chez moi, le bleu et le rouge se reflètent dans les vitres des autres voitures autour alors j’accélère le pas, vingt mètres et c’est bon. Dix mètres. Presque.

- Hey ! Arrête-toi !

Je ne sais pas si ça m’est destiné, je ne veux pas savoir. Deux mètres. Les portes s’ouvrent devant moi. Je m’engouffre et je commence à courir dès que je suis hors de vue. Je cours encore putain, avec la même peur qu’avant-hier, j’ouvre le couteau dans ma poche, je dévale les escalators jusque sur les quais en priant le dieu des athées que le train soit là. Je m’enfonce sous terre. Ici on n’arrive pas en enfer par cercles mais par paliers, des limbes je descends vers la violence et la tromperie pour sauter dans le train de la colère. On verra plus tard pour la gourmandise et la luxure. Le quai est vide, virage serré à gauche en bas des escalators, je me planque juste sous la structure. J’entends un étage au-dessus des bruits de bottes au pas de course, des cliquetis de talkies, des voix indistinctes, ils me cherchent c’est sûr. Je sens l’air autour de moi vibrer, je suis chez moi dans ce sous-sol, les chats sentent tout ça avec leurs moustaches, moi c’est chaque pore de ma peau qui sent le train arriver, la dépression causée par l’air poussé dans le tunnel. Le courant d’air s’intensifie, ça siffle sur les rails, je me sens rassuré, dans quelques minutes je serai hors de portée de… de qui d’ailleurs ? les condés ? les tarés au bazooka ?

Je suis sur les starting-blocks, dès que la sirène de fermeture des portes retentira je saute dans le train. J’aperçois des ombres descendre de l’escalator, merde ils sont là. Je sors légèrement la tête, ils se repartissent le long du quai, c’est des baqueux, fais chier ! Changement de stratégie, je planque le paquet et les couteaux sous les escaliers mécaniques, dans la trappe électrique. Je sors discrètement et je vais m’assoir l’air de rien sur un des bancs à l’opposé. C’est osé mais c’est le moins pire que je puisse imaginer, de toutes façons ils m’auraient serré à la sortie du train, voire dedans.

- Il est là !

- Bouge pas fils de pute ! tes mains, tes mains sur la nuque !

Au son de leurs aboiements je suis rassuré, c’est bien la bac. Je suis bon pour quelques baffes mais je ne mourrai pas ce soir. J’aurais été arabe ça aurait pu, mais je suis bien blanc comme il faut. Je m’exécute en bon citoyen, prêt à recevoir mon juste châtiment républicain.

Coup de poing dans le ventre pour faire tomber la pression, plaquage au sol, petite contorsion des bras pour remonter le moral, menottes, fouille au corps, ça gueule, ça braille, t’as-du-shit-j’ai-pas-de-shit, tes-papiers-p’tite-pute, au poste. Chronique ordinaire des quais de Dante.

Je remonte les paliers vers le purgatoire, porté par les cerbères de la démocratie. Dormez braves gens, ce soir encore vous êtes protégés. Demain qui sait ? En passant la gigantesque porte vitrée de la gare, je remarque sur le parvis deux types à droite en costard, pas trop dans le thème de la soirée, eux aussi me regardent. Mon escorte me livre à la police nationale pour le transfert vers ma suite royale. Dans le fourgon je peux voir à travers les vitres arrière, j’ai trop regardé de films et je m’imagine pouvoir repérer une voiture qui nous suivrait. Rien de suspect ne me saute aux yeux. Il faut dire que la destination est écrite en lettres grasses sur mon carrosse.

Je laisserai une note de 3 étoiles sur le livre d’or de ce commissariat ; ils sont moins coriaces qu’à Paname et le sandwich n’est pas trop crade. Même la cellule ne sentait pas la pisse. J’ai beaucoup pensé à Casper pendant ces quelques heures de répit. C’était quoi cette histoire de fils ? Comment je vais expliquer ça à sa mère ? Qu’est-ce que c’est que ce paquet ? Je ne vois personne autour de lui capable de tout ça, même s’il devait de l’argent à Santiago on n’en serait pas arrivé là !

Putain de merdier !

Il est sept heures du matin quand je suis libéré, c’est maintenant que la partie commence. Casper aurait su quoi faire, comment ne pas se faire repérer, on ne l’appelait pas comme ça pour rien, il pouvait traverser Paris avec un kilo en pleine journée, à l’aise.

La rue semble déserte, je n’ai aucune idée d’où je peux être dans la ville. Et d’un coup c’est l’illumination ! je dois d’abord braquer une caisse, ils doivent m’attendre à la gare, je dois juste m’assurer que personne ne me piste. Je marche tranquillement, en prenant soin de suivre le chemin le plus erratique possible, je vérifie chaque voiture au passage. Je fini par remarquer une portière déverrouillée, tour du pâté de maison, deuxième tour au cas où. Cette fois c’est bon je suis vraiment seul, je retourne vers la voiture et c’est parti pour Cesson, premier arrêt du RER D après Melun. Je suis penché sous le volant pour la faire démarrer quand on tape à ma vitre. Le mec arrive tout droit de 1950 ma parole ! Lunettes noires et imper trois quart, mal rasé, les épaules à la Mister-T, un mélange de deux Jean : Reno et Gabin, en mode barbouze. Le moteur vrombit, j’enclenche la marche arrière, défonce le pare choc de la Volvo derrière, première, je pars en trombe à moitié couché sur le siège passager, dix mètres à peine et trois détonations gros calibre font voler en éclat le coffre et le pare-brise. Merde ! Merde ! Merde ! Merde !!!

J’essaie de me repérer tant bien que mal dans les rues du centre, les besogneux commencent à s’entasser dans les bouchons et je prie pour ne pas être coincé, vite se casser de cette ville maudite ! Les yeux rivés aux rétros je dois éviter la course poursuite, la police, les embouteillages et je dois me repérer. Il ne doit pas être huit heures du matin que je dégouline déjà de sueur. Après une bonne demi-heure j’arrive à la gare de Cesson, je laisse la Simca (j’ai trouvé que ça… on ne rigole pas !) bien garée et descends vers les quais. La foule est dense ici, les banlieusards sont tous en tenue du dimanche ce mercredi, tout beau pour aller voir leur patron, la chatte rasée et la chemise ouverte au deuxième bouton, tu l’auras ton augmentation Ducon. Dix minutes plus tard je suis de retour sur le quai Alighieri, troisième sous-sol de la gare, escalator sud. Pourvu qu’ils ne surveillent que la grande entrée ! - à force de prier je vais devoir me convertir - Rien de tel pour se cacher que la foule des travailleurs sur le quai du train, avec les Parisiens il y a deux types de personnes : ceux qui n’en ont rien à foutre de ta gueule, et ceux pour qui il n’y a que la leur qui compte. Dans les deux cas tu peux te balader à poil avec un pamplemousse sur la tête, personne ne te calcule.

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