CHAPITRE 5 

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Le froid mordant de la nuit s'infiltrait jusqu'à mes os, tandis que l'humidité ambiante enveloppait la ville portuaire d'un voile pesant. Les odeurs nauséabondes du port me frappaient de plein fouet, me faisant plisser le nez et me forçant à cligner des yeux pour chasser les larmes qui menaçaient de couler.

À mesure que je m'approchais des marins affairés, leur sueur mêlée à l'odeur saline de la mer saturait l'air, ajoutant une couche supplémentaire de désagrément à mon environnement. Une grimace de dégoût se figea sur mon visage alors que je me frayais un chemin à travers les ruelles sombres, prenant soin de noter mentalement chaque porte que je croisais, repérant les endroits les plus reculés et les plus secrets de la ville.

Mon unique désir était de devenir intime avec chaque rue, chaque fenêtre, de m'approprier l'obscurité et la noirceur des ruelles. À cet égard, je ne fus pas déçue ; la crasse et la décadence semblaient régner en maîtres sur ce côté obscur de Phocore.

Par ailleurs, j'avais échoué dans une ville portuaire qui, autrefois, faisait la fierté du pays. Désormais, elle était scindée en deux par le fleuve Agilea. Au nord, l'opulence régnait en maître : les rues étaient pavées d'or, les habitants étaient vêtus de riches étoffes, et les enfants gambadaient joyeusement, sous le regard bienveillant de leurs aînés.

En revanche, de l'autre côté du fleuve, au sud, régnait la misère. Les marins se disputaient les maigres opportunités à bord des navires, tandis que les enfants couraient en hurlant, se livrant à des actes de désespoir pour un simple morceau de pain, jeté négligemment par quelque riche client à la sortie d'une maison de plaisirs.

C'est dans cette noirceur que je me sentais chez moi, où je me reconnaissais. Je scrutais chaque fissure, chaque faille dans ce monde inégal, cherchant la moindre opportunité à exploiter pour mes desseins futurs. Je savais mieux que quiconque qu'il suffisait d'une seule erreur pour tout perdre, pour que le destin prenne un tournant tragique.

Vivant dans les ombres, je me mouvais avec une aisance naturelle, connaissant les règles non écrites de ce monde obscur mieux que quiconque.

J'étais vêtue sobrement : un pantalon en cuir moulant, un haut à manches longues sombre, accompagné d'une veste à capuche tout aussi sombre. Mes cheveux d'un noir d'ébène se fondaient presque parfaitement dans l'obscurité des petits chemins que j'empruntais. Je me sentais à ma place, en harmonie avec mon environnement. Je savais à quoi m'attendre, n'éprouvant aucune crainte face à la décrépitude et à la désolation des bas-fonds de la ville. Au contraire, c'était là que je me sentais le plus à l'aise.

Le luxe et le superficiel étaient loin d'être mes préoccupations. L'hypocrisie des nantis, étalant leur richesse sans vergogne, me répugnait. Je préférais de loin l'obscurité, la vérité crue des rues, même dans leur horreur la plus sombre. La nuit était mon alliée, me permettant d'explorer des recoins de la réalité que la lumière du jour dissimulait.

J'étais à la fois la nuit et les étoiles, l'obscurité et la lumière. Je n'attirais l'attention que des âmes assez audacieuses pour soutenir mon regard. J'étais singulière, énigmatique, tout ce que les hommes désiraient être, mais également tout ce qu'ils redoutaient.

Durant les minutes qui suivirent, je me plongeai dans des pensées sombres, me demandant quel aurait été mon destin si mes parents adoptifs ne m'avaient jamais arrachée à la rue. Aurais-je été contrainte de vendre mon corps pour survivre ? Aurais-je été poussée au vol pour assouvir ma faim ? Ou pire encore, serais-je simplement morte, oubliée et anonyme, dans l'indifférence la plus totale ? Toutes ces possibilités semblaient aussi réelles que terrifiantes, et je savais que sans leur intervention providentielle, je n'aurais probablement jamais émergé de ce cauchemar.

Les souvenirs de mon passé surgirent alors, plus vifs que jamais. Je me remémorai en particulier l'année de mes sept ans, une période où une lueur d'espoir avait éclairé ma sombre existence. C'était à cette époque que j'avais rencontré Elyan, un garçon de trois ans mon aîné, issu d'un monde diamétralement opposé au mien. Bien qu'il eût une famille aimante et un foyer confortable, il avait choisi de braver les interdits pour me tendre la main, me confiant ses secrets et me protégeant des autres enfants des rues. Cette année-là, grâce à lui, j'avais découvert la chaleur de l'amitié et la douceur de l'affection, des sentiments auxquels je m'étais longtemps crue inaccessible.

Mais comme toutes les bonnes choses, cette amitié avait un jour pris fin brutalement. Elyan avait disparu de ma vie aussi soudainement qu'il y était apparu, me laissant seule et désemparée derrière l'église où nous nous étions rencontrés. Je l'avais attendu en vain pendant des semaines, espérant le voir réapparaître comme par miracle, mais en vain. La douleur de cette trahison avait nourri une haine tenace envers lui pendant des années, mais avec le temps, cette rancœur avait laissé place à une leçon de vie.

C'est peut-être grâce à ma persévérance, ou à ma folle obstination, que Catherine et Henry m'avaient remarquée, alors que je guettais le retour d'Elyan derrière les murs de l'église. Ils venaient souvent prier dans ce lieu, et ma présence avait fini par les intriguer. Pourquoi m'avaient-ils choisi moi, parmi tant d'autres enfants abandonnés des rues ? Cette question me hantait toujours, mais je n'allais pas m'en plaindre. Grâce à leur amour et à leur générosité, je vivais désormais dans l'opulence la plus totale, loin des ténèbres qui avaient autrefois gouverné ma vie.

En tournant dans une nouvelle allée, mes sens aiguisés captèrent un mouvement au fond de la ruelle. Un sourire féroce étira mes lèvres alors que je distinguais une silhouette familière. C'était le rouquin qui m'avait agressée plus tôt dans la soirée, engagé dans une conversation animée avec un complice. M'approchant avec précaution, je me dissimulai dans l'ombre d'un renfoncement, à quelques pas d'eux, épiant leur échange.

— Tu m'as assuré que je connaissais tous les participants du jeu, mais cette fille de la chambre rubis, je ne l'ai jamais vue ! J'ai besoin d'informations à son sujet, lança-t-il d'un ton exaspéré.

— Je t'ai dit que tu en connaissais certains, pas tous, murmura son interlocuteur d'un air agacé.

— Il n'y a toujours eu que six participants. Ma famille participe à ce jeu depuis des siècles, et il n'y en a jamais eu plus, répliqua le rouquin d'une voix empreinte de frustration.

Je me penchai légèrement pour tenter d'apercevoir le visage de l'homme encapuchonné qui l'accompagnait, mais sans succès. Je sentis une légère appréhension m'envahir ; s'il avait remarqué ma présence, il pourrait bien me reconnaître. Décidant de ne pas prendre de risques inutiles, je me détournai juste à temps pour éviter d'être repérée lorsque j'entendis l'un des deux se mettre en mouvement.

— Hé !

-Putain, il fallait qu’il me repère.-

Je pris une profonde inspiration, arborai mon sourire le plus insouciant et me retournai pour faire face au rouquin qui accourait vers moi. Il semblait incroyablement pressé, ce qui contrastait avec la discussion sérieuse qu'il avait eue seulement quelques instants auparavant.

Je ne pus réprimer un sentiment de mépris à son égard. Impoli, arrogant, et bien d'autres qualificatifs peu flatteurs tournaient en boucle dans mon esprit pour décrire cet individu antipathique. En plus de tout cela, il semblait également être un tricheur potentiel, si j'en croyais la conversation que j'avais surprise entre lui et son mystérieux interlocuteur dans l'allée sombre.

Cependant, je me moquais éperdument des informations qu'il pourrait collecter à mon sujet. Ayant vécu la majeure partie de ma vie dans l'ombre, parfaitement dissimulée aux yeux du monde, j'avais l'habitude de passer inaperçue. Je n'avais aucune crainte quant à la révélation de mon identité ou de mes secrets les plus intimes.

— Oui ?

Les yeux écarquillés, il s'arrêta net en voyant que je ne cherchais pas à fuir.

-De toute façon, où veut-il que je coure ? Je suis dans une allée sombre dans un des quartiers peu recommandables, ce n'est pas comme si quelqu'un allait m'aider.-

Mon sourire s'accentua à cette pensée alors que le rouquin me rejoignait d'un pas décidé. Son visage était fermé, son expression sévère. Pendant un bref instant, une pensée fugace traversa mon esprit : il aurait pu être impressionnant si j'étais quelqu'un d'autre. Mais face à moi, son attitude arrogante et son air suffisant ne provoquaient qu'un amusement teinté de dédain.

— Qu'est-ce que tu fous là ? Questionna-t-il.

Son regard sombre et ses sourcils froncés semblaient révéler une colère palpable, comme si le diable dansait dans ses yeux. Malgré sa fureur apparente, je trouvais ses expressions plutôt amusantes, un spectacle divertissant dans cette soirée déjà mouvementée.

— Je ne crois pas que cela te regarde. Maintenant, si tu le veux bien, je vais m'en aller.

Un sourire narquois s'étirait sur mon visage alors qu'une ombre passait sur celui du rouquin, la colère déformant ses traits. Je prenais un malin plaisir à jouer avec ses nerfs, me délectant de ses réactions épidermiques. La confrontation était ce que je recherchais, attendant avec impatience le moindre faux pas de sa part.

Je guettais cette petite erreur, cette infime faille que je pourrais exploiter à mon avantage. Une miette que je m'empresserais de dévorer, une goutte d'eau dans un vase déjà rempli, un grain de sable capable de faire basculer l'équilibre précaire sur lequel je me tenais. Je savais que ce n'était qu'une question de temps avant que l'opportunité tant attendue se présente.

— Tu n'as rien vu, rien entendu. Tu ne parleras à personne de ce que tu as vu ce soir et si j'apprends que tu l'as fait, tu le regretteras, me menaça-t-il.

Les poings serrés, le rouquin me fixait intensément, les lèvres scellées dans une tentative d'intimidation. Je pris quelques instants pour réfléchir avant de prendre une décision. La situation n'était pas en ma faveur : il avait été en conversation avec quelqu'un qui m'avait repéré quelques instants auparavant. Il n'était donc pas seul, et dans ces circonstances, il était préférable pour moi de rester discrète.

Je choisis de continuer à faire profil bas. Moins il y aurait de témoins, mieux ce serait pour moi. Après tout, je naviguais dans l'ombre, pas dans la lumière. Je décidai donc de temporiser, évitant ainsi tout affrontement inutile qui pourrait mettre en péril ma position délicate.

Je continuai de sourire, refusant de lui accorder la moindre réponse. Sans un mot, je commençai à avancer pour m'éloigner de lui, savourant l'effervescence de sa colère qui emplissait l'air autour de nous. Je n'avais pas besoin de mots pour comprendre l'agitation de son cœur, battant de manière désordonnée dans sa poitrine.

Une fois décidée à mettre fin à cet échange stérile, je me détournai définitivement, mettant fin à ce jeu de regards chargé de tension. Lui aussi, visiblement, avait hâte de mettre fin à cette confrontation, pressant le pas pour s'éloigner au plus vite de cette situation tendue.

— Tu sais, si tu avais besoin d'informations sur moi, tu pouvais juste me demander, lui hurlais-je tandis qu'il disparaissait au loin.

— Pétasse, répondit-il.

Je me divertis une dernière fois de la réaction du rouquin avant de poursuivre mon chemin.

Depuis quelques minutes déjà, je sentais une présence à mes trousses, et je n'avais guère de doutes sur son identité. Sa surveillance était moins oppressante qu'elle ne l'avait été dans les escaliers, mais je le reconnaissais aisément. Continuant de marcher avec nonchalance, je veillai à ne pas laisser transparaître le moindre signe que j'avais remarqué sa présence.

Arrivée à une intersection, je saisis l'opportunité et me glissai discrètement dans une ruelle sombre à proximité. Si mes estimations étaient justes sur la distance à laquelle il me suivait, il serait convaincu que j'avais continué tout droit. Mes suppositions se confirmèrent lorsque je le vis passer devant ma cachette fortuite.

Appuyée contre le mur de la rue, je le regardai s'éloigner lentement. Il faisait de son mieux pour passer inaperçu : marchant doucement, contrôlant sa respiration et veillant à réduire au maximum les bruits produits par ses vêtements. Si je n'avais pas été aussi entraînée, je n'aurais probablement jamais remarqué sa présence.

Alors que je l'observais s'éloigner avec assurance, il était évident qu'il maîtrisait son jeu. Ce n'était pas un novice, et je devais admettre que je ferais mieux de garder mes distances avec lui. Cependant, en effectuant un demi-tour pour retrouver le chemin de l'hôtel, une brève hésitation me trahit, révélant ainsi ma présence à Rafe. Je me figeai, réalisant que j'avais commis une erreur de débutant.

— Tu m'avais remarqué, petit oiseau ? me lança-t-il avec un amusement évident dans la voix.

Je fronçai les sourcils, me demandant quoi lui répondre. Il était inutile de nier l'évidence, j'avais été pris en flagrant délit derrière lui. Son sourire en coin et ses yeux pétillants de malice me confirmèrent qu'il avait remarqué ma gêne. Dans l'obscurité de la nuit, je peinais à distinguer ses traits, ce qui ajoutait à mon irritation. Finalement, je grommelai un acquiescement, préférant ne pas prolonger cette discussion.

— Tu ne comptes pas me demander pourquoi je t'ai suivi ? demanda-t-il, son sourcil se relevant dans une expression interrogative.

Je roulai des yeux, sachant très bien quelles étaient ses motivations. Inutile de jouer à ce jeu de questions et de réponses, je savais déjà à quoi m'en tenir.

— J'imagine que ce n'était pas moi que tu suivais au début. J'ai simplement piqué ta curiosité, répliquai-je en haussant les épaules, désireux d'en finir avec cette conversation. Après tout, j'avais déjà attiré assez d'attention pour une soirée.

— Je te raccompagne, annonça-t-il d'un ton affirmatif, ne laissant aucune place à la discussion.

— De toute façon, je ne vais pas m'amuser à courir pour essayer de te semer, répondis-je simplement, acceptant sa décision tacite.

Il haussa les épaules en signe de consentement, et je me mis en marche en direction de l'hôtel, sentant Rafe me suivre pas à pas.

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