Chapitre 78 La sacrifiée

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 Lorsqu'il avait atteint l'observatoire, Cyrus avait évalué la situation en une seconde. L'Élue était alors poursuivie par le kansiker sur le rail de sécurité et il en avait conclu que seul un engin extérieur pourrait la sauver. Il s'était donc précipité vers la plate-forme d'envol à l'étage inférieur sans rencontrer d'opposition pour y voler un air-puller.

 À présent, il survolait la coupole avec précaution. La limite du dôme était si proche que même stationnaires, les vols étaient très risqués dans cette zone. Il était arrivé au-dessus de Ris au moment où Marcus s'était élancé vers la poutrelle. Il avait vu son corps s'empaler sur les morceaux de verre. Il avait vu le désespoir d'Alma. Il avait vu Marcus tomber, rejoignant le corps de son ennemi, Kerloch. Il avait vu tout cela et avait juré. Non pas qu'il ait beaucoup apprécié Ward, il avait été trop longtemps un ennemi pour qu'il puisse s'en faire un ami, mais cette mort était un véritable gâchis. S’il était arrivé plus tôt, tout ceci ne serait jamais arrivé. Mais il était encore temps de sauver l'Élue.

 Alors qu'il tentait de s'approcher au plus près de Ris qui s'efforçait de remonter Alma, Cyrus perçut un mouvement sur sa droite. Tournant son engin vers la flèche, il ne put qu'entrevoir la silhouette qui avait pénétré dans la corolle pour activer la fermeture des pétales opalescents. Il piqua brusquement vers le bord de l'observatoire en hurlant :

— Évacuez ! Évacuez, tous ! Le dôme va disparaître ! Trouver des respirateurs ! Avertissez la population !

 À ces mots, une agitation fébrile s'empara de chacun. Et bien que choqués par la mort de Ward, les hommes se hâtèrent de quitter les lieux et d'en bloquer les accès. Cyrus fouilla dans sa sacoche et en extirpa plusieurs respirateurs, avant de se remettre au niveau de Ris qui venait de réceptionner Alma toujours en état de choc.

 Le serrocole parvint à la faire monter sur l'engin et se glissa derrière. Légèrement déstabilisé par la surcharge, le air-puller, qui avait été conçu pour transporter deux personnes maximum, reprit son envol en louvoyant pour entamer une descente vers le secteur 11. Cyrus avait réceptionné un message juste avant d'arriver à l'observatoire lui intimant de rejoindre Caléus Fincher là-bas, le plus rapidement possible.

 La matrice avait été trouvée. Maintenant que le Commandeur était mort, le sort d'Alma n'avait plus autant d'importance. Elle serait convoyée ultérieurement au département médical. Pour le moment la lutte contre le ver primait.

 Respirateur sur le visage, les yeux dans le vide, Alma aurait voulu ne plus penser. Son corps n'était plus que douleur, et son cœur était brisé. Elle n'avait pourtant pas eu le courage de suivre dans la mort celui auquel elle croyait ne pas pouvoir survivre. Elle se demanda soudain si son père n'avait simplement pas été aussi couard qu'elle, et ne l'avait pas utilisée comme prétexte pour justifier sa survie. Peu importait en fait. Il était mort depuis si longtemps, et elle ne pouvait le blâmer d'avoir eu envie de vivre malgré tout.

 Alma se mit à contempler ses mains qui serraient à en broyer la poignée de l'engin : abîmées, rougies, blessées, elles arboraient, en plus, de larges taches brunes. La jeune fille se souvenait parfaitement où elle avait vu des tâches en tout point similaires. Sur le Prakash avant qu'il ne meure. Alma se remémora les mots de Marcus concernant le poison. Finalement, il avait raison, elle aurait mieux fait de rentrer avec lui. Il serait encore vivant. Et elle... elle aurait sans doute pu survivre. Peut-être. Maintenant, il était trop tard. Et elle n'en avait plus envie. Elle fixa sous ses pieds l'obscurité constellée de lumières humaines. Combats, brasiers, ou simplement réverbères, la cité brillait tandis que l'horizon miroitant disparaissait petit à petit dans un grésillement sourd.

 Une sirène déchira brusquement le ciel, annonciatrice de la catastrophe en cours. Des clameurs d'étonnement et de frayeur montaient de toutes parts dans la cité. Les capolkaniens s'apercevaient que ce qui les avait préservés depuis si longtemps était en train de disparaître. L'arme de Volk était implacable. La dématérialisation du dôme condamnait à court terme l'humanité telle qu'elle avait été préservée à Capolkan durant 300 ans. Elle réduisait à néant tout espoir de retrouver l'ADN des origines. C'était une exécution pure et simple de l'humanité.

*

 Cyrus posa son engin près du campement de fortune que Moor avait fait monter pour coordonner les opérations contre le ver. Plusieurs tentes d'un épais tissu brun avaient été montées en hâte à la frontière du secteur 11. Elles disposaient toutes de ces domes portatifs que les kansikers utilisaient dans la grande prairie. Laissant Alma aux mains de Ris et de SEITO qui les attendait, le disciple se dirigea d'un pas ferme vers la tente la plus imposante qui servait aux organes de commandement.

 Il savait que la matrice y était entreposée en attendant de savoir comment l'utiliser contre le ver. Recouverte d'un drap blanc, elle projetait malgré tout, une luminosité éclatante partout autour d'elle. Ivelda se tenait près d'elle, immobile, semblant attendre quelque chose ou quelqu'un.

 L'élimination du Commandeur et de Van Stiers avait enclenché la reddition de nombreux ennemis dans la tour, comme l'apparition du faux Volk avait entraînée celle des androïdes encore valides. Moor, Dengen, Christophorus et Taglione discutaient avec Fincher de la marche à suivre à présent. Ils étaient loin d'être tous d'accord sur ce qu'il convenait de faire. Y compris pour le ver. Aucun ne pouvait faire prévaloir sa vision, car personne n'avait de certitudes.

 Une foule compacte s'était amassée autour du corps frémissant du monstre. Tous les visages arboraient des respirateurs, sauf ceux des ytualanis qui ne craignaient pas l'air qui était le leur depuis des siècles. Parmi les combattants prêts à en découdre, Prya, Darius et Aquila remarquèrent l'arrivée d'Alma. Soutenue par Ris et SEITO, toujours enfermé dans le corps de Volk, la jeune fille semblait mal en point. Ils la firent asseoir à l'extérieur d'une tente sur un ballot de matériel.

 D'une pâleur maladive, agitée de tremblement et le front couvert de sueur, Alma succombait lentement au poison de PANDORA.

— Qu'est-ce qu'elle a ? demanda Prya d'une voix inquiète en s'accroupissant près d'elle.

 À mi-voix, Ris relata brièvement les derniers événements de l'observatoire. Il n'insista pas sur les sentiments que l'Élue portait à Marcus Ward, ni sur le désir de mourir qui avait effleuré la jeune fille à 10 mètres du sol.

— Elle est en état de choc ! Il me faut Selma de toute urgence, finit-il par dire en s'emparant du communicateur d'Aquila.

 Ce dernier qui venait d'annoncer à SEITO que Coline avait rejoint un campement rebelle sur Rikushu, n'émit aucune objection à l'initiative du serrocole. Lui aussi était préoccupé par l'état de l'Élue. Il avait remarqué les marbrures sur ses mains.

 Voyant l'Élue pencher dangereusement vers la gauche, Prya se précipita pour la soutenir, mais fut repoussée brutalement par Alma qui s'était appliquée à ne toucher que les vêtements de la jeune fille.

— Ne t'approche pas ! lança-t-elle d'une voix rauque en se levant péniblement sous le regard interdit de ses anciens compagnons de fuite.

 Après avoir réussi à se stabiliser seule, elle se mit en marche vers la tente de commandement. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle percevait des mots dans sa tête. Des phrases qui lui enjoignaient de venir, de s'approcher. Elles lui disaient que tout n'était pas achevé, qu'elle devait encore faire quelque chose d'important. Pour elle. Pour Marcus.

 Prya, inconsciente de ce qui se passait réellement, se mit à la suivre. Elle était résolue à ne pas abandonner la jeune fille qui lui avait portée secours au risque de se faire prendre lorsqu'elle-même se trouvait dans une situation dangereuse.

 Les anciens et les supras s'étaient isolés momentanément avec les chefs ytualanis afin de convenir de la place de ces derniers dans le gouvernement provisoire qu'ils avaient mis en place. Caléus Fincher, Cyrus, Linus et quelques guerriers wahids et xochilts, dont Ivelda, étaient restés près de la matrice.

— Où vas-tu Alma ? Tu n'es pas en état de faire quoique ce soit ! s'écria Prya au moment où la jeune fille s'introduisait sous la tente.

 Le silence se fit à leur arrivée. Tous les visages s'étaient tournés vers elles, y compris celui de Cyrus qui croisa alors le regard de Prya.

— Cyrus ! s'écria la jeune fille, qui toute à sa joie de le revoir vivant, sauta littéralement au cou d'un disciple pour le moins étonné de tant de démonstration, sous le regard amusé du conteur, qui toussota brièvement pour rappeler aux jeunes gens où ils étaient.

 Alma, qui s'était arrêtée sur le seuil un bref instant, s'avança en tremblant sous le coup des frissons glacés qui parcouraient son corps. La pierre lui parlait. Elle lui disait de la prendre. De l'emmener. Il fallait faire vite à présent. La xochilt n'opposa aucune résistance lorsque la jeune fille souleva le drap qui recouvrait la matrice. Au contraire, elle se plaça entre elle et les autres occupants de la tente totalement interloqués par ce qui était en train de se passer.

 Alma saisit alors la pierre de la taille d'un bel œuf d'autruche en vacillant légèrement. Caléus Fincher voulut se précipiter vers elle, mais Ivelda l'arrêta avant qu'il ne la touche. Elle lui intima un ordre par la force de son esprit, et il s'y soumit bien qu'ignorant la raison pour laquelle l'ytualani lui demandait cela. Alma finit par se stabiliser seule et s'ébranla vers l'extérieur avec son précieux chargement.

*

 Si les hommes s'interrogeaient encore sur ce qu'il convenait de faire contre le ver et doutait de chaque idée émise, Ivelda, elle, n'avait aucun doute. Elle n'en avait jamais eu du jour où elle avait vu pour la première fois les yeux pers d'Alma se poser sur elle. Alors ses rêves s'étaient faits plus clairs et elle avait su. C'était ainsi.

 La xochilt ne comprenait pas pourquoi elle avait vu l'avenir de la jeune fille. Elle ne possédait pas cette faculté. Aucun xochilt ne la possédait en réalité. Le don de voyance n'appartenait pas à ce monde, mais à celui des esprits. Seuls les xochilts aux portes de la mort avaient parfois le privilège d'apercevoir de manière fulgurante l'avenir de l'un de leurs proches. Or Ivelda n'avait pas atteint l'âge où un xochilt sait ses jours comptés.

 Pourtant, elle l'avait clairement vu. Plusieurs fois Alma était venue hanter ses nuits. Et ce qu'elle devait faire y apparaissait clairement. Tout comme la mort de Prakash était une perte nécessaire qu'Ivelda avait non seulement laissé s'accomplir, mais aussi provoqué d'une certaine manière, la fin illustre de la jeune fille ne pouvait être contrariée. Ne devait pas l'être. Ivelda savait tous ces sacrifices fondamentaux, constitutifs d'un avenir plus grand.

— Pourquoi m'as-tu arrêté ? lança brusquement Caléus à Ivelda quand Alma fut sortie de la tente.

— Parce qu'elle doit seule accomplir le destin qui lui est réservé. Et parce que si vous l'aviez touchée vous en seriez mort, laissa tomber la xochilt d'une voix ferme en fixant les pans de tissus de la tente battre encore jusqu'à s'arrêter tout à fait.

*

 Alma atteignit bientôt le chemin menant au ver et un silence étonnant s'abattit sur le théâtre cauchemardesque des mines éventrées. La foule retenait son souffle, déroutée par l'apparition lumineuse. Même le grésillement du dôme semblait avoir perdu de son intensité. Tous les yeux étaient rivés sur la frêle jeune fille baignée de lumière.

 L'éclat de la matrice semblait s'intensifier à chacun de ses pas. Il finit par créer une sorte de halo lumineux éblouissant, allant jusqu'à effacer la silhouette menue de la jeune fille pour n'être plus qu'une étoile terrestre s'approchant de la gueule du monstre.

 La pierre sculptée dégageait une douce chaleur qui avait calmé ses frissonnements et lui donnait assez de force pour continuer à suivre le chemin malgré le feu qui rongeait ses entrailles.

 Alma n'avait pas peur. La voix de la pierre ne cessait de l'encourager à continuer. Elle lui parlait de bonheur et de sérénité. Elle lui parlait de paix et de liberté. Elle lui disait que c'était sa voie et qu'il aurait été vain de tenter d'y échapper. Et Alma la croyait.

 Car si la jeune fille avait si durement lutté jusqu'à présent pour rester en vie, et surtout, pour acquérir sa liberté, il lui semblait maintenant que son combat était vain, impossible à gagner. Mourir serait plus reposant. Elle accueillait presque avec soulagement la fin qui l'attendait. Elle n'était pas de ce monde, et ne se sentait plus la force de l'affronter. Pas sans Marcus. Elle avait été créée pour se sacrifier. Elle se sacrifierait donc.

 Le ver avait posé son énorme tête sur le sol. Sa peau luisante ondulait toujours dans l'obscurité attendant la chaleur et l'énergie bienfaitrice des deux soleils de Tuclander. À l'approche d'Alma, ses ondulations se firent plus rapides comme agitées par une excitation nouvelle, et sa tête se redressa légèrement. La bête avait faim depuis si longtemps, et la source de lumière qui s'avançait vers lui était si attirante, si irrésistible.

 Épuisée, Alma tomba à genoux devant le ver. Elle ne pourrait pas faire un pas de plus. Son corps semblait s'être vidé de toute sa substance. Elle ne faisait plus qu'une avec la matrice. S'efforçant de ne pas regarder la bouche béante et dentée du monstre, la jeune fille tendit l'offrande. Elle n'avait plus peur. Elle savait la mort si proche qu'elle en devinait déjà la silhouette.

 Le monstre ne vit pas le sourire de la jeune fille lorsqu'il se pencha pour engloutir son offrande. En fait, il ne remarqua pas la chair qu'il engouffrait avec la source de puissance. Il ne perçut pas le danger que pouvait représenter cette petite femme mourante. Et pourtant.

 Et pourtant, bientôt, le poison s'insinuerait dans ses entrailles et nécroserait chaque parcelle de son long corps blanchâtre. Durant cette lente agonie, rien ne pourrait le soulager, et son corps paralysé par la douleur serait contraint de souffrir durant de longs jours, pour finir par s'éteindre en silence dans les profondeurs de la terre,

 Pour le moment le ver ne savait rien de tout ceci. Repu, ignorant les douleurs à venir, il ne chercha pas à obtenir plus. Il se courba, revigoré et replongea dans les profondeurs, laissant derrière lui la terre de Capolkan meurtrie à jamais par un gigantesque cratère auréolé de failles profondes.

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