Chapitre 79 Sigrùn

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 Des milliers de personnes massées à distance raisonnable du monstre se mirent à hurler leur joie en le voyant lentement reprendre le chemin de son antre originel. Capolkaniens et ytualanis, côtes à côtes, s'embrassaient et se donnaient l'accolade avec vigueur. Pour le moment, ils étaient encore tous frères. La bête était vaincue.

 Pourtant, la menace n'était pas écartée pour Capolkan. Il restait encore dans les secteurs des combattants aux prises avec des androïdes ou des kansikers. La tour résonnait toujours du râle des blessés, et la corolle demeurait fermée malgré les efforts des hommes de Moor. Tout était encore en devenir. Tout restait à faire pour reconstruire la cité. Pour lui redonner sa grandeur d'antan. Pour amener une paix durable dans la grande prairie. Pour relever ce qui devait l'être. Ce qui pouvait l'être.

 Prya se tenait debout, immobile sur les bords du cratère, le regard plongé dans l'obscurité de la crevasse, les poings serrés. Elle était en colère. En colère contre ceux qui se réjouissaient de la mort d'Alma. Contre elle-même qui n'avait rien fait pour l'en empêcher.

 Sans le moindre geste pour la retenir, Prya avait regardé la jeune fille traverser la foule silencieuse. Elle l'avait regardé avec l'envie paradoxale que le temps s'accélère pour ne pas à assister à l'inévitable. Elle avait détourné les yeux pour ne pas voir la bouche monstrueuse dévorer la frêle sacrifiée. Et maintenant devant la plaie ouverte de la terre, elle se sentait honteuse, souillée par cette trahison. Elle savait tout autant que les autres que le monstre devait être vaincu coûte que coûte. Et que bien d'autres personnes étaient mortes depuis quelques jours.

 Cependant, aucune n'était aussi riche qu'Alma. Alma était la Terre entière. Elle était le vestige de cet ailleurs dont certains parlaient encore dans les histoires pour les enfants. Elle était la réalité de leurs origines.

 Alma aurait eu tant à leur dire. À leur apprendre. Et maintenant, celle qui s'était battue avec tant de vigueur pour vivre envers et contre tous. Alma. Alma venait d'être engloutie dans la bouche du monstre. Offerte au monstre. Sacrifiée. Aucun héros n'était venu la sauver. Prya ignorait que celui qui avait veillé sur elle, était mort en tentant l'impossible.

 Incapable de lutter contre le chagrin qui l'avait envahi, la jeune fille se mit à pleurer discrètement. Les larmes roulaient sur ses joues, creusant des sillons dans la crasse terreuse qui maculait son visage.

*

 Darius Blackwell se sentait impuissant. Il avait vu Prya s'éloigner de lui et retrouver Cyrus. Il avait vu la joie féroce dans ses yeux quand elle avait aperçu le disciple. Il l'avait vu s'élancer et l'enlacer. Il savait que ce qu'elle ressentait pour lui n'était rien d'aussi fort, et pourtant il ne pouvait se résoudre à abandonner. Il ne pouvait pas, tout simplement. Malgré la douleur et la souffrance que lui avait fait subir le spectacle de Prya dans les bras de Cyrus.

 Et maintenant, elle était là près de lui, mais il ne se sentait pas le droit de la toucher. Il n'en avait plus le droit, car, Cyrus, lui, n'avait pas hésité.

*

 Une main s'était posée sur son épaule lui imprimant un mouvement tendre, et Prya n'avait pas lutté contre celui qui maintenant l'enveloppait de ses bras. Cyrus. L'insupportable Cyrus. Celui que la croyance en son destin avait protégé de toute espèce de sentiment amicale envers sa prisonnière. Celui qui avait mené Alma vers son implacable fin. Celui qui ne l'avait jamais vu autrement que comme une Élue, un être amené à renoncer à elle-même pour le bien de tous.

 Prya se mit à frapper le jeune homme de ses poings, laissant sa rage se déverser sur lui. Parce que malgré tout, il avait eu raison. Parce que malgré tout, elle ne pouvait cesser de l'aimer. Et qu'elle savait cet amour-là voué à la faire souffrir.

 Prya voulait aussi lui faire payer l'indélicatesse de son propre cœur. Elle savait que Darius n'était pas loin. Elle pouvait sentir sa présence. Elle pouvait sentir tous les sentiments qu'il projetait vers elle en silence. Et elle s'en voulait aussi pour lui. Incapable de le repousser ou de lui avouer son amour, elle le contraignait à être le spectateur impuissant de son propre malheur. Elle lui attribuait un rôle d'office dans le spectacle de sa vie. Et ce rôle n'avait rien de glorieux.

*

 Cyrus se laissa faire sans broncher. Il comprenait. Il comprenait sa peine et savait qu'il ne pourrait l'apaiser avec des mots. Même s'il lui disait que de toute façon, Alma allait mourir à cause du poison qui rampait en elle. Que Marcus aussi serait sans doute mort pour avoir partagé un baiser avec elle. Cet unique baiser avait scellé aussi bien leur amour que leur mort. Un baiser annonciateur de leur fin prochaine.

 Alma ne s'était pas résignée au sacrifice. Elle l'avait accueilli avec soulagement. Elle s'était délivrée. Elle avait été créée pour les sauver, et malgré les chemins détournés qu'elle avait empruntés, elle avait accompli son destin. Et à défaut de se libérer elle-même, elle les avait libérés, eux. A plus d'un titre.

*

 Ris Terkoff contemplait la foule en liesse. Le dos courbé et le visage fatigué, il supportait sa peine à sa manière. En silence. Il regrettait. Il n'avait pas cru qu'il la perdrait. Il avait cru pouvoir l'arracher à son destin alors qu'en fait il avait juste facilité son sacrifice. Il aurait voulu pouvoir la sauver. Il aurait voulu pouvoir les sauver tous les deux. Mais il était trop tard. Il n'avait pas été assez rapide. Ni assez fort.

 Un bruit de moteur, lui fit lever les yeux. Un engin venait de se poser en écartant la foule. Selma sortit par la porte latérale suivie d'un petit caisson auto-portatif. Taddeus Moor se tenait légèrement en retrait avec Fincher et les chefs ytualanis. Les anciens Christophorus, Dongala et Dengen, accompagné de son fils, accueillirent la guérisseuse avec une certaine déférence et se penchèrent avec une curiosité joyeuse sur le caisson.

 Alors, Ris Terkoff vit une petite main se lever et toucher la vitre au-dessus d'elle. Cette main si minuscule ouvrit quelque chose en lui, avant même que Selma ne le regarde et ne s'approche. Lorsqu'elle fut près de lui, la guérisseuse s'écarta pour laisser le vieux serrocole observer ce qu'elle amenait avec elle. Ris crut que son cœur allait s'arrêter. Et son juron traversa la foule.

 L'enfant avait les yeux pers d'Alma. Délaissant le cube de bois sculpté avec lequel elle jouait, elle regarda le vieil homme avec un air qui lui rappela inévitablement celle qui venait de disparaître.

 Prya, qui observait la scène depuis le cratère, s'échappa de l'étreinte du disciple et s'approcha pour étreindre Selma. Elle était si heureuse de la revoir en vie. La jeune fille avait eu si peur d'avoir provoqué sa mort en révélant qui était l'auteur du bajacrus, trahissant la confiance que Selma avait mise en elle. La voir en vie, lui soulageait un peu le cœur.

 Selma se détacha doucement d'elle et tout en gardant le contact de ses mains sur ses bras, elle l'incita à regarder le caisson. Un bref instant, le temps sembla suspendu. Puis sans un mot, la jeune fille se pencha en souriant à l'enfant. Et l'enfant tendit ses bras vers cette jolie dame aux boucles aussi blondes que les siennes.

 Selma avait apprécié tenir cette jeune vie contre sa poitrine, mais elle savait aussi qu'il était trop tard pour elle. Elle savait que le Getheimklak la prendrait avant qu'elle ne trouve un remède. Et Sigrùn avait besoin d'une mère. D'une mère juste et forte. D'une mère aimante qui saurait la protéger des convoitises qu'elle ne saurait manquer de susciter. Prya serait tout cela. Selma en était convaincue.

— Je l'ai nommée Sigrùn, dit doucement Selma en touchant délicatement la vitre sur laquelle l'enfant avait collé sa main. Cela veut dire « secrète victoire ».

— Sigrùn, répéta lentement Prya.

 La jeune fille se retourna alors et vit Cyrus et Darius non loin l'un de l'autre, aussi immobiles que deux androïdes dans l'attente de la source d'énergie qui les ranimerait. Elle était cette source d'énergie. Elle le savait. Elle leur offrit un sourire. Un unique sourire. Mais ce sourire contenait toutes les promesses dont ils avaient besoin pour croire en l'avenir.

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