Chapitre 77 Union et désunion

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 Marcus allait atteindre le sommet de la structure de maintenance quand il vit Alma lâcher prise. Sans réfléchir, il se propulsa vers elle. Le cordage de sécurité se déploya derrière lui comme un long serpent. Puis le jeune homme attrapa in-extremis la main de la jeune fille au moment où elle basculait brutalement dans le vide, environnée de milliers d'éclats de verre. La corde sembla les suivre un bref instant, avant de se tendre et d'arrêter brutalement leur chute. Pourtant, ni l'un ni l'autre ne crièrent malgré la douleur imprimée à leur membre par ce mouvement brusque.

 Alma, n'en croyait pas ses yeux. C'était encore lui. Toujours lui. Elle ressentit une vague de soulagement et se demanda bien pourquoi. La situation n'était pas reluisante, mais il était là, accroché, la tête en bas, tenant fermement sa main.

— On fait quoi maintenant, monsieur le boyscout ? demanda la jeune fille en affichant difficilement un sourire. Ses bras la tyrannisaient de nouveau et elle ne savait pas combien de temps elle allait pouvoir tenir.

— Boyscout ? répéta, interloqué, Marcus qui se rétablissait en la tirant du mieux qu'il put.

— Laisse tomber... lâcha-t-elle en se hissant vers lui jusqu'à se trouver dans ses bras.

 Nez à nez, un peu gênée par cette promiscuité, elle jeta un œil vers le bas en frémissant. Marcus, lui, tentait de ne pas songer qu'il enlaçait celle qu'il aimait. Refusant de croiser son regard, il se concentra sur ce qu'il restait à accomplir pour se sortir de cette situation plutôt inconfortable à plus de 10 mètres au-dessus du sol.

— Ne regarde pas en bas ! Regarde-moi ! On va nous remonter ! dit-il en levant les yeux vers le rail de sécurité sur lequel Ris Terkoff devait les attendre.

— Ça ne va pas être aussi simple ! cria le serrocole à leur intention, la corde est en train de se scier sur les éclats de verre encore enchâssés dans les poutrelles ! Je ne peux pas vous hisser sans prendre le risque de couper définitivement la corde !

 En cherchant une solution du regard, Marcus aperçut un homme suspendu à l'une des poutrelles. Il le reconnut sans peine malgré les multiples blessures qu'il arborait sur son visage : Branach de Kerloch. L'âme damnée de Van Stiers. Son pire ennemi sur les champs de course et dans la vie.

— On va faire pareil, murmura-t-il en regardant le kansiker chercher à harponner la poutrelle avec l'une de ses jambes.

— On va faire quoi ? demanda Alma interloquée.

— Terkoff ! Écoutez-moi ! Vous allez quand même nous hisser un peu. Il faut qu'on atteigne une poutrelle. Ensuite, on avisera, cria Marcus.

— Après on verra ! Super plan ! T'as vu l'épaisseur de ces poutrelles ? On ne tiendra jamais dessus assis, et encore moins debout !

— On ne te demande pas d'y construire un campement, juste d'y tenir suffisamment longtemps pour être secourue ! Encore !

 Une fraction de seconde, Marcus se demanda pourquoi il avait pris autant de risque pour cette fille. Une fraction de seconde seulement. Il lui suffit de croiser son regard aux iris si dissemblables, pour que son trouble revienne au galop et le happe. Les yeux pers de la jeune fille le fixaient avec insistance. Sa moue renfrognée dénotait de son mécontentement, mais son étreinte trahissait son attachement. Elle n'avait aucunement besoin de le serrer si fort pour parvenir à se maintenir contre lui. En fait, elle était troublée et avait peur. Un demi-sourire naquit sur les lèvres de Marcus avant qu'il ne se penche sur le visage d'Alma.

— Cessez de bouder jeune fille. Nous allons nous en sortir.

 Et il embrassa Alma. Simplement. Sans préméditation. L'occasion était trop belle. Et Alma répondit à son baiser. Parce que la fatigue aidant, elle en avait assez de lutter contre tous et contre elle-même. Dans d’autres circonstances, à une autre époque, elle n’aurait pas réfléchi autant. Oui, elle avait envie de ce baiser. Oui, elle avait envie de se trouver dans les bras de ce type qui l'avait chassée comme un gibier, qui l'avait emprisonnée, mais qui l'avait aussi sauvée à plusieurs reprises et qui lui montrait sans détour qu'il avait, sinon des sentiments, au moins du désir pour elle. Elle n'avait plus vraiment besoin de fuir. Le tyran qui voulait l'enfermer était mort. Elle allait peut-être pouvoir vivre comme elle l'entendait. Aimer qui elle entendait. Même si une ombre subsistait, un soupçon lié aux élancements sourds qu'elle s'efforçait d'ignorer pour profiter de l'instant, elle voulait croire que le plus dure était passé.

 Le baiser, d'abord tendre, se fit rapidement plus passionné, et il fallut une voix rauque et haletante projetée depuis les hauteurs pour les ramener à la réalité. Brisant la bulle magique qu'ils avaient réussi à créer autour d'eux l'espace d'un instant, Ris s'imposa, et avec lui, la réalité de leur situation.

— C'est pas vraiment le moment, les enfants !

 Terkoff, à moitié couché sur le rail de sécurité, produisait un effort prodigieux pour les maintenir en vie, et tout ça, à plus de dix mètres de haut. Il ne s'en serait jamais cru capable. Pourtant la corde grimpait. Grimpait et vibrait. Le mouvement ne faisait qu'accentuer les morsures du verre sur le cordage.

 Abandonnant les lèvres d'Alma, Marcus Ward avait retrouvé sa lucidité. Les yeux rivés sur les poutrelles au-dessus d'eux, il se tenait prêt à en attraper une dès que possible. Atteinte d'une euphorie nouvelle, la jeune fille ne parvenait pas à avoir peur. Ils allaient être sauvés. Ils devaient l'être. Comment pouvait-il en être autrement ? Il fallait qu'elle puisse l'embrasser de nouveau. Cela n'aurait pas été juste autrement. Le destin ne pouvait pas être aussi cruel.

 Lorsqu'ils arrivèrent au niveau d'une poutrelle, Marcus aida Alma à s'y asseoir à califourchon en évitant les morceaux de verre qui avaient failli les tuer en sciant la corde. Puis, il se plaça face à elle.

 Séparés physiquement l'un de l'autre, ils étaient pourtant conscients de l'agitation que la promiscuité de leurs deux corps provoquait en eux. Marcus se passa la main dans les cheveux d'un air distrait avant de s'arracher de nouveau au regard d'Alma. Il évalua la situation. Juchés sur l'une des poutrelles latérales qui supportaient les plaques de verre de la coupole avant qu'elle ne se brise, ils se trouvaient à bonne distance du premier croisement avec l'arrondi vertical d'une poutre-mère. De longs morceaux de verres étaient encore enchâssés dans la poutrelle et se dressaient pour leur barrer le passage.

 Ils allaient devoir ramper tout en évitant ou en brisant les obstacles acérés pour tenter d'atteindre le point le plus proche du rail de sécurité qui courrait au-dessus de l'armature de fer. Mais avant toute chose, Marcus et Ris devaient échanger leur harnais pour que le jeune homme harnache Alma. Il n'était pas question de la laisser bouger d'ici sans un minimum d'assurance.

 Marcus jeta un œil sur la jeune fille agrippée à la poutrelle, et remarqua alors le léger tremblement qui agitait les muscles de ses bras barrés de marques rouges là où il l'avait rattrapée quelques instants plus tôt. Il s'agissait maintenant de faire vite. Le jeune homme se concentra sur le harnais qu'il devait défaire.

 Alma observait Marcus tout en réfléchissant. Malgré tout le bonheur qu'elle avait ressenti le temps du baiser, elle ne pouvait nier les douleurs lancinantes qui l'envahissaient désormais sans vouloir se calmer. Elle ne pensait pas seulement à celles qui laisseraient des marbrures bleutées sur sa peau, mais surtout à celles plus sourdes, rampantes qui s'étaient insinuées depuis qu'elle avait quitté Linus, et dont elle ne connaissait pas l'origine. Selma aurait-elle eut raison en lui affirmant qu'elle avait sans doute besoin de soins particuliers ? Il allait falloir rejoindre le département médical au plus vite après le sauvetage. Mais elle ne doutait pas que ce fut le projet de Marcus.

 À demi-couché sur le rail de sécurité au-dessus d'eux, Ris soufflait un peu. Il s'efforçait de ne pas regarder en dessous. Il fixait les nuages qu'il n'avait jamais vus d'aussi prêt, et ne pouvait avertir les deux jeunes gens du danger qui approchait.

 Branach de Kerloch n'avait rien manqué du sauvetage de l'Élue, pas même le baiser. Il était furieux et la rage qui l'animait lui faisait oublier toutes ses blessures. Il avait réussi à glisser d'une poutrelle à l'autre pour atteindre celle sur laquelle, Marcus et Alma se trouvaient. Il avait bien l'intention de se venger. C'était leur faute. Ils devaient payer.

 Alma, trop absorbée dans ses propres pensées, ne s'aperçut de la présence menaçante du kansiker qu'au moment fatal où il se jeta sur Marcus. Elle assista impuissante à la lutte inégale qui suivit pour la possession du harnais.

 Ris, alerté par les cris de la jeune fille, se redressa brusquement et tira sans le vouloir sur le cordage. Marcus, qui avait enroulé un bout du harnais autour de son bras pour empêcher Branach de s'en emparer, se trouva projeté brutalement dans le vide.

 Kerloch, déséquilibré par le départ de son adversaire, glissa de la poutrelle et s'y retrouva cramponné juste par les mains. Alma, aveuglée par la rage, rampa alors vers lui. Il était déjà parvenu à remonter une jambe quand elle l'atteignit. Elle repoussa violemment dans le vide le pied qui cherchait à affermir sa prise et se cala près des mains déjà bien amochées du kansiker. Puis méthodiquement, elle lui tapa sur les doigts pour lui faire lâcher prise.

 Les coups n'étaient pas bien puissants, mais suffisamment douloureux pour un homme dans sa position. Branach de Kerloch était parvenu à survivre jusqu'ici grâce à sa haine et sa colère, mais l'épuisement et la douleur eurent finalement raison de sa ténacité. Le kansiker injuriait Alma en lui promettant mille morts. Et au moment où il lâcha finalement prise, il tenta d'attraper la main de la jeune fille pour l’entraîner avec lui. Mais il ne saisit que le vide et chuta sans un cri pour s'écraser brutalement sur le sol de l'observatoire jonché d'éclats de verre. En bas, les combats avaient pris fin depuis un moment, et tous ceux qui étaient encore dans l'observatoire avaient les yeux rivés sur ce qui se passait au-dessus de leurs têtes. Immobiles et silencieux, les rebelles retenaient leur souffle.

 Marcus Ward tentait de revenir sur la poutrelle en se balançant, en vain. La corde tournait. Et n'étant plus harnaché correctement, il glissait immanquablement.

— Arrête, Marcus ! Je ne vais pas pouvoir te maintenir à cette hauteur longtemps ! Et je dois te hisser ! Arrête ! hurla Ris courbé par l'effort.

— Laisse-toi faire ! Espèce d'idiot ! Tu me lanceras le harnais ensuite ! hurla à son tour Alma.

 Elle savait pourquoi Marcus tentait de revenir vers elle. Elle ne pourrait jamais parvenir à ramper jusqu'à l'endroit souhaité pour opérer un sauvetage rapide et facile. Elle allait avoir besoin d'un harnais pour qu'il la hisse depuis sa position actuelle. Or, le rail de sécurité n'étant pas exactement sous la poutrelle, il serait difficile pour elle de récupérer quoique ce soit se balançant dans le vide.

 Difficile, ne voulait pas dire impossible, même avec ses mains couvertes d'entailles, même avec ses membres douloureux et tremblants, même avec cette impression malsaine que la mort était toute proche.

 Alors que Ris avait réussi à hisser un peu Marcus, la corde eut un brusque soubresaut. Coupée presque aux trois quarts, elle vibrait dangereusement sous le poids du jeune homme. Marcus n'avait aucune chance de s'en sortir à moins de sauter vers une poutrelle. Sous le regard épouvanté d'Alma, il imprima donc un dernier mouvement à la corde qui coupa net au moment où il s'élançait vers la poutrelle, laissant le harnais tomber dans l'observatoire.

Alma se redressa horrifiée. Dans l'urgence, Marcus ne s'était pas préoccupé de l'endroit où il atterrirait. Et il s'était projeté vers un endroit où de grands morceaux de verre aux angles acérés dépassaient encore du métal. Il ne pouvait les éviter sans tomber inéluctablement dix mètres plus bas. Alma désespérée tendit la main vers le jeune homme avant que son corps ne s'embroche fatalement sur les restes de la coupole.

Alma hurla en soutenant le regard de Marcus dont le visage marquait une expression déconcertée, comme s’il avait été impossible qu'il puisse mourir aussi bêtement. La jeune fille rampa vers lui, en brisant au passage ce qui aurait pu la blesser elle, jusqu'à atteindre l'endroit où le jeune homme se mourrait. Un filet de sang coulait de sa bouche et son regard se voilait. Il tendit une main vers la jeune fille qu'elle prit avidement.

— Marcus, Marcus dis-moi que tu vas t'en sortir ! Dis-moi quelque chose, Marcus ! Tu ne peux pas me quitter ! Pas maintenant ! Pas comme ça ! Qui viendra me sauver maintenant si tu n'es plus là pour le faire ! Tu ne peux pas me faire ça ! Tu n'as pas le droit ! Tu n'as pas le droit, répéta-t-elle en hurlant.

 Un crissement accompagna les derniers mots de la jeune fille. Marcus, à bout de vie, desserra son étreinte, tandis que le morceau de verre sur lequel il était empalé se brisait sous son poids et laissait tomber sa victime dans un silence de mort.

 Les cris qui s'élevèrent ne furent pas ceux d'Alma, mais ceux des spectateurs involontaires de la tragédie en court. Immobile, le dos vouté, la jeune fille fixait la main qui avait tenu celle de Marcus quelques instants auparavant. Elle avait oublié comme la vie était injuste. Elle avait oublié comme sa vie avait déjà été marquée par cette injustice, comme son destin avait déjà été brisé une fois. Le baiser lui avait fait oublier comme il était facile de tout perdre et comme la douleur qui accompagnait cette perte pouvait être insoutenable.

 Elle se souvenait parfaitement maintenant pourquoi elle s'était toujours refusée à aimer pleinement. Pourquoi, elle s'était toujours entourée d'un cocon protecteur. Elle avait contemplé si souvent l'affliction de son père lorsqu'il évoquait sa mère, trop tôt disparue. Elle le surprenait le regard dans le vague, un air triste sur le visage alors qu'il touchait un objet auquel elle avait particulièrement tenu. Comme il avait dû souffrir, contraint de survivre sans sa moitié pour protéger le fruit de leurs amours. Leur fille adorée. Comme il avait dû souffrir lors de la disparition de son enfant chéri. Maintenant, elle comprenait pourquoi il avait refusé de la laisser partir tout à fait. Cette décision aurait été inconcevable pas après tant d'années à survivre pour elle.

 Mais Alma n'était pas son père. Elle n'avait pas d'enfant à protéger envers et contre tout. Elle était seule. Et ce qu'elle venait de perdre lui était si cher qu'elle ne concevait pas d'y survivre. C'était assez ! Assez de peine ! Assez de luttes ! Assez de souffrances ! Elle se redressa lentement et desserra un à un ses doigts crispés autour de la poutrelle, prête à se laisser glisser.

 Une interjection brisa soudain le silence qui avait enveloppé le laboratoire :

— Il est mort en voulant te sauver ! Alors ne va pas faire de bêtise ! hurla Ris depuis le haut de la coupole en projetant son propre harnais au bout d'un cordage tout neuf.

 Alma leva tristement les yeux sur le serrocole qui prenait le risque de se tenir sur le rail sans y être attaché et s'activait pour que le harnais l'atteigne sans qu'elle ait à produire le moindre effort. Elle laissa le harnais passer devant elle une fois. Deux fois. Puis brusquement elle l'attrapa, immobilisant la corde. Une sorte de clameur de soulagement s'éleva de l'observatoire. La vie était plus forte en définitive. Pour le moment.

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