Chapitre 72 Étrangères

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 Une fois la porte du passage refermée, Alma s'était laissée glisser jusqu'au sol. Assise dos au mur, elle songea à sa première vie, quand elle n'était qu'une petite étudiante de 19 ans pour laquelle l'imperfection du monde n'était qu'un effleurement de la conscience. Elle ne se posait pas trop de questions alors, savourant la chance d'être une enfant choyée par des parents tolérants et une famille attentionnée. Jusqu'à sa mort, la vie n'avait jamais été difficile ni même douloureuse pour elle.

 Toujours entourée, elle n'avait jamais connu l'ennui des sociétés modernes et la solitude de l'enfant unique. Elle vibrait à l'unisson de la foule d'amour qui l'enveloppait. Son regard ne se portait que très rarement vers le passé et elle ne faisait qu'entrevoir la misère de ceux qui n'avaient pas eu sa chance.

 Pourtant, elle n'était pas aveugle. Loin de là. Seulement, elle préférait ne rien voir de ce qui aurait pu lui écorcher le cœur. Aussi avait-elle observé le monde avec des yeux plein de candeur. L'acharnement présent contre elle était donc d'autant plus difficile à supporter.

 À moins d'infléchir le destin, ici, elle n'aurait jamais qu'un rôle qu'elle refusait catégoriquement. Tout ce en quoi elle croyait, tout ce en quoi elle voulait encore croire, la poussait à se révolter contre ce que lui réservait cette cité menée par un despote.

 Dans sa vie d'avant déjà, elle luttait contre les esprits étroits qui la voyaient casée dès qu'elle aurait trouvé l'homme de sa vie. Elle n'avait pas envie de ça. Elle voulait s'affranchir des diktats moralisateurs qui s'efforçaient de culpabiliser les réfractaires à l'ordre moral. Elle voulait rester libre, si tant est que ce fut possible en vivant parmi les hommes.

 Pourtant, elle se rendait compte maintenant, que toute sa vie avait été guidée par la peur. La peur de sortir de la bulle formée par sa famille et ses amis. La peur de ressentir et de souffrir. La peur de vivre pleinement. Elle s'était crue libre, alors qu'elle s'était forgée elle-même la plus solide des prisons.

 Jetée dans ce monde où elle ne contrôlait rien ou presque, elle prenait enfin conscience du gâchis qu'avait été son existence sur terre. Elle n'avait eu qu'une demi-vie avec des sentiments tronqués et des sensations inabouties. Elle avait vécu des choses, mais à force d'envelopper son cœur, elle ne s'était pas aperçue qu'elle les vivait de loin sans jamais vraiment interagir sur ce qui l'entourait. Elle avait gaspillé le peu de temps qui lui avait été imparti.

 Il n'était plus question de cela maintenant. Ici, le prix pour avoir le droit de vivre était plus cher à payer que sur Terre. L'acharnement du sort sur sa fragile existence l'obligeait à affronter une violence qu'elle n'aurait jamais cru connaître. Il la contraignait à ressentir et à souffrir.

 Elle qui avait toujours refusé d'aimer profondément, se protégeant du feu dévoreur de la passion, lui préférant le confort des sentiments en demi-teintes, sentait son cœur se figer dans un intervalle douloureux lorsqu'elle faisait mine de repenser aux baisers volés de Ward. Son esprit, autrefois fort et confiant en l'avenir, avait été ébranlé par la brutalité des hommes de cette cité envers les femmes. Tout son être avait été touché par la rage contenue et la combativité de ces mêmes femmes.

 Elle pensa à Marcus. Au fait qu'il ne lui pardonnerait probablement jamais ce qu'elle lui avait fait. À Prya, à Kala et à Selma aussi. Elle ne pouvait blâmer la guérisseuse d'avoir réagi comme elle l'avait fait. La réaction d'Alma lui avait sans doute paru égoïste et incroyablement stupide. Mais la jeune fille évaluait la situation à l'aune de ce qu'elle avait toujours vécu. Son monde était si étranger à celui de la guérisseuse.

 À présent, sans prendre fait et cause pour les femmes de Capolkan, sa vision des choses était différente. Elle souhaitait plus que tout l'apaisement et la justice. Et même si sa détermination pour les obtenir n'était pas aussi forte qu'elle l'aurait voulue, elle avait compris qu'elle en était la clé.

 Il était temps pour elle d'agir enfin. D'agir et d'influer véritablement sur sa vie. Il était temps pour elle de ne plus se laisser porter. Désormais, elle était seule contre tous. Et elle allait leur montrer que bien qu'étrangère à cette terre, elle saurait faire plier le destin en sa faveur. En la faveur des femmes de ce monde.

 Alma fixa l'arme qu'elle serrait contre elle et se redressa. Aucun bruit ne provenait du haut de la cage d'escalier. Pas même le murmure des combats. Rien. Alors dans le silence ouaté du passage secret, elle commença son ascension vers l'inévitable, et peut-être, dernier affrontement de sa vie.

*

 L'air saturé de poussière s'était éclairci. L'apparition du ver n'avait pas fait cesser les combats. Bien au contraire. Ils avaient redoublé dans des conditions plus éprouvantes encore pour les humains. L'avantage allait aux machines, imperturbables, indifférentes aux changements climatiques ou atmosphériques.

 Bien que bon nombre d'entre elles aient été désactivées dans la soirée, nombre d'autres avaient réussi à s'enfuir et se battaient maintenant avec opiniâtreté. Plus rapides, plus fortes, moins bruyantes, elles s'abattaient sur les rebelles en essaims, éliminant sans hésitation les capolkaniens isolés ou désorganisés.

 Leurs attaques éclairs et dévastatrices avaient été renforcées par les tactiques éprouvées des kansikers. L'alliance contre nature entre les androïdes et les hommes de Van Stiers maintenait le chaos dans la cité. Pour accélérer leurs déplacements, les nouveaux alliés avaient désactivé un bon nombre d'enclos, libérant au passage tout ce qui y était enfermé. Ainsi les rebelles s'étaient souvent retrouvés acculés, contraints à la fuite pour ne pas périr sous les coups des machines, des kansikers ou bêtes sauvages circulant librement dans Capolkan.

 Après avoir quitté Breatheater pour trouver des respirateurs, Prya et Darius avaient d'abord trouvé refuge dans une cabane de céréalier. Là-bas, dans la pénombre, ils s'étaient étreints brièvement, heureux d'être en vie et de se retrouver. Puis, gênés par les sentiments trop grands qu'ils affichaient subitement, ils s'étaient éloignés l'un de l'autre.

 Équipés et armés, ils avaient rejoint un groupe de rebelles en difficulté le long du fleuve. Les combats avaient été rudes et sanglants dans les deux camps. Les rebelles n'avaient dû leur salut qu'à l'apparition opportune d'ytualanis. Différents de celles qui avaient aidé Prya à échapper aux hommes de la Doshbat, ils avaient surgi de la végétation abondante en rugissant et s'étaient abattus sur les androïdes et les kansikers avec férocité.

 Un instant d'incertitude était tombé sur les rebelles jusqu'à ce qu'ils réalisent que les ytualanis combattaient les mêmes ennemis qu'eux. Alors galvanisés par la fureur de leurs nouveaux alliés, les hommes du réseau Elefthéria s'étaient de nouveau jetés dans la bataille avec ardeur.

 Ensuite, il s'était passé quelque chose que Prya n'était pas prêt d'oublier. Leur groupe singulièrement disparate progressait vers le secteur 11 après qu'un message de Breatheater les y ait appelé. Au détour d'un chemin, ils étaient tombés sur un étrange spectacle. Une dizaine d'hommes tenaient en joue cinq ytualanis désarmés et à genoux devant eux.

 Parmi les hommes, Prya avait immédiatement reconnu son père, Bolder. Le sourire qu'il affichait sur son visage annonçait tout le plaisir qu'il avait à se trouver dans cette position d'exécuteur. Les rebelles tentèrent de s'interposer pour sauver les ytualanis et se retrouvèrent à devoir se battre contre des alliés potentiels.

— Celui-là est à moi ! avait hurlé Prya en désignant son père qui la voyant, se précipita derrière un muret pour se protéger.

 La jeune fille évitait avec brio les tirs de celui qui lui avait volé sa jeunesse à force de coups et qui, par cruauté, avait trouvé un compagnon à la mesure de sa volonté de lui nuire. Elle finit par l'atteindre et se retrouva bientôt en position de l'achever.

 Alors qu'il tentait de contenir le sang s'écoulant de sa cuisse, la jeune fille avait posé un pied sur sa poitrine et visé lentement le centre de son crâne. Elle voulait voir la terreur dans ses yeux et elle la vit. Elle pensait avoir assez de fureur pour le tuer froidement. Pourtant, elle hésita, et Bolder profita de ce bref moment d'hésitation pour tenter de renverser la situation.

 Il se redressa brusquement pour attraper l'arme de la jeune fille. Prya en se débattant tira deux fois. Elle l'atteignit d'abord au ventre puis au cou. Bolder s'effondra et expira sous le regard fasciné de la jeune fille. Ça n'était pas le premier homme qu'elle voyait mourir. Ça n'était pas non plus le premier qui mourrait de sa main. Mais celui-là. Celui-là avait été son père.

 Elle avait lâché l'arme et était tombée à genoux. C'est ainsi que l'avait trouvée Darius. Il avait ramassé l'arme et avait relevé la jeune fille. Puis avec force, il lui avait remis l'arme en main.

— Nous avons encore du travail Prya. Il n'est pas temps de s'effondrer ou de faire du sentiment !

 La dureté de la voix du jeune homme avait suffisamment surpris Prya pour la faire réagir. Elle s'était passée une main sur le visage et avait suivi le groupe qui avait repris le chemin du secteur 11. Là-bas, une autre bataille semblait se préparer. Une bataille légendaire.

 Là-bas, Prya espérait y retrouver également Cyrus. Informée de ce qui se passait dans la tour grâce aux ytualanis, la jeune fille avait cherché à en savoir plus sur le jeune homme, mais en vain. Il n'était apparu que fort brièvement dans le récit. Déçue, la jeune fille était tout à fait consciente des contradictions qui animaient ses sentiments. Et elle ne parvenait pas non plus à les mettre de côté. Son esprit était occupé par deux jeunes hommes, et elle n'y pouvait rien. Son cœur était incapable de trancher pour le moment. Et cela lui ressemblait si peu qu'elle se sentait étrangère à elle-même.

 Darius observait Prya à la dérobée depuis un moment. Le visage contrarié, la jeune fille marchait silencieusement parmi les rebelles. Sa démarche ne révélait rien des mauvais traitements qu'elle avait subi ces derniers jours. Seul son joli visage portait encore les marques visibles des coups de Davrek Korn. Quelques mèches de ses longs cheveux blonds s'échappaient du lien qui les retenait en queue de cheval à l'arrière du crâne. Des traces de sang maculaient sa tunique déjà en piteux état. Malgré cela elle restait séduisante. Darius se rapprocha.

— Tu es préoccupée ?

— Oui ! Enfin non ! Je veux dire que... J'ai peur. Les forces ennemies ne semblent pas faiblir et maintenant il y a ce ver...

— Je t'avais dit de partir avec les enfants. Tu serais dehors et …

— Cesse de croire que je ne peux pas me défendre ! J'ai peur, mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas me battre !

 Darius se rembrunit, se perdant dans le silence qui suivit l'exclamation rageuse de Prya. Durant l'absence de la jeune fille, il avait réalisé à quel point il tenait à elle. Quand il avait appris qu'elle avait un faible pour ce Cyrus Kreutzer, Darius avait cru devenir fou. Comme un lion en cage, il avait rongé son frein jusqu'à ce qu'enfin Breatheater se laisse convaincre de la libérer. Alors, il avait pu respirer de nouveau. La serrer dans ses bras lui avait redonné confiance, mais depuis, elle s'était toujours arrangée pour ne pas se retrouver seule avec lui.

 En soupirant, Prya coula un regard vers le jeune homme qui marchait à ses côtés. Elle ne pouvait reprocher à Darius de vouloir la protéger. Les événements de ces derniers jours leurs avaient prouvé à tous deux que les sentiments qu'ils partageaient étaient loin d'être aussi fraternels qu'ils le pensaient jusqu'alors. Cette constatation ne faisait qu'embrouiller les sentiments de Prya. Elle aimait Darius. Mais l'aimait-elle assez ? Et qu'éprouvait-elle pour Cyrus ? De l'amour ? Du désir ? Elle ne savait plus. Cependant Cyrus était absent et Darius bien présent. Darius qui n'attendait qu'un geste pour l'envelopper de son amour. Prya se rapprocha du jeune homme et passa un bras autour du sien, posant sa tête contre son épaule.

 Darius savait que c'était sa manière à elle de lui demander pardon. Prya était un petit animal têtu. La vie ne lui avait pas fait de cadeau. Elle n'avait jamais appris à rentrer les griffes. C'était à lui de l'apprivoiser, en lui montrant qu'il n'avait pas peur des coups et qu'il ne la lâcherait pas pour si peu. Il ne tarda pas à passer son bras autour de ses épaules. Puis lentement, il déposa un baiser discret sur ses cheveux. Prya feignit de ne pas s'en rendre compte, mais si Darius s'était penché un peu plus, il aurait pu voir un sourire la trahir.

*

 Distraire les deux gardes n'avait pas été trop difficile. L'étourdissement opportun d'une simple jeune fille un peu jolie avait suffi pour les voir quitter leur poste tous les deux. Ce n'était que des hommes après tout. Selma s'était donc faufilée dans le passage après que Cyrus s'y soit lui-même introduit de manière officielle.

 Elle n'avait pas suivi le disciple qui s'était précipité vers le haut. Son objectif à elle, était de rejoindre les sous-sols de la tour par le chemin le plus court et le moins dangereux. Les plans trouvés par Fincher montraient clairement que le dernier accès du passage secret se trouvait au niveau de l'avant-dernier sous-sol, dans la zone de maintenance des machineries de la tour.

 La destruction de la serrure secrète par un petit explosif ne provoqua aucun attroupement dans le couloir comme elle l'avait redouté. En fait, la zone paraissait totalement vide ce qui n'avait pas manqué de l'inquiéter. Sans perdre un instant, elle avait couru vers le dernier sous-sol qui renfermait les zones de stockage du département médical.

 Une fois passé les portes sécurisées grâce aux codes d'accès de son frère, Selma avait dû traverser un certain nombre de salles en enfilade, dont les parois étaient recouvertes d'échantillons en tout genre. Spécimens humains ou ytualanis. Bouts de chair, organes, sangs, squelettes même. La guérisseuse était déconcertée par tout ce qui avait été réuni ici. Toutefois, elle n'avait pas pu s'attarder, de peur d'être découverte. Quand elle était enfin parvenue au laboratoire secret, franchissant la grotte si incroyable sur laquelle la tour avait été construite, elle avait manqué tomber à la renverse tant le spectacle était stupéfiant. Mais un spectacle plus affligeant l'attendait dans la carlingue du vaisseau.

 Tous les voyants des instruments et autres indicateurs avaient viré au rouge. Quelqu'un s'était appliqué à détruire les commandes de contrôle des signes vitaux et avait enclenché la procédure de réveil des deux spécimens endormis. Pour l'homme, il était trop tard. Plongé dans un coma artificiel, privé des nutriments nécessaires à sa survie, il avait sombré sans reprendre conscience. Pour l'enfant s'était différent. Son sommeil artificiel s'était interrompu, mais son corps apte à gérer sa survie avait pris le relais. Assise dans sa capsule ouverte, elle s'amusait des fils la reliant encore à la machine.

 La petite fille devait avoir aux alentours de 7 mois. Sa peau mate contrastait avec la couleur des boucles blondes qui encadraient son visage potelé. Lorsqu'elle fixa la nouvelle venue, Selma songea immédiatement à Alma. Même yeux pers. Même curiosité. Même profondeur. Même détermination.

 La guérisseuse s'approcha doucement de l'enfant qui instinctivement lui tendit les bras, impatiente de quitter ce lieu si peu approprié pour jouer. En la prenant contre elle, Selma ressentit une détresse si grande qu'elle en eut le souffle coupé.

 Toutes ces années, elle s'était astreinte à oublier son désir d'enfant. Jeune compagne, elle avait accepté avec une certaine rancœur le refus du service de compatibilité quant à sa demande d'enfantement, sachant pertinemment que l'avis en question n'avait pas été motivé par son état de santé, mais par les activités de son compagnon. Elle s'était résignée, enfouissant son désir d'être mère. Elle s'était vue vivre en dehors d'elle-même, forgeant une carapace imprenable en s'oubliant dans le travail. Puis la mort de son compagnon avait mis un terme à ses espoirs quel qu'ils aient pu être.

 L'enfant, avec sa peau si tendre, son sourire enjôleur, ses petits doigts potelés parcourant chaque ride de son visage de vieille femme, venait d'ébranler les murs érigés tout au long de ces années de solitude. La guérisseuse, habituellement si forte, si énergique, se mit alors à pleurer doucement, tandis que l'enfant se blottissait dans ses bras.

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