Chapitre 70 L'enfant

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 En utilisant les hommes de Van Stiers pour gérer le problème androïde, Openwall avait commis une erreur. La population ne connaissait des kansikers que leur férocité au combat, trait véhiculé par les quelques films de propagande qui circulaient sur les canaux officiels de communication.

 En les voyant apparaître parmi eux, brutaux et peu enclins aux discussions, les capolkaniens avaient vite paniqué. D'autant qu'ils n'avaient appris que tardivement la raison de leur présence. Quelques hommes s'étaient dressés contre les soldats. Puis des machines s'étaient rebellées et les kansikers avaient riposté sans se préoccuper des pertes humaines.

 Une fois le sang versé, tout s'était enchaîné de manière chaotique et incontrôlable. La population s'était retrouvée entre deux feux, contrainte de se défendre par elle-même. Immanquablement, elle s'était tournée vers les clans. Ces derniers, pour éviter de voir s'effondrer brusquement l'organisation qui régnait sur la tour et leur assurait pouvoir et autorité sur la population, se jetèrent dans la bataille sans savoir que le Commandeur allait leur demander de se retirer. Et c'est à ce moment-là que la stratégie de Démétrius Openwall s'était révélée erronée. Il avait cru qu'en annonçant la trahison du Haut-Conseil, les chefs de clans se seraient ralliés à lui sans protester.

 Or, en les mettant face à la situation sans leur laisser le temps de se concerter, ni même de réfléchir à cette soi-disant trahison, en leur demandant de trahir la population sur laquelle étaient assis leurs pouvoirs, Openwall avait brisé la cohésion qui existait entre eux, et provoqué de véritables guerres internes. Il avait jeté la tour dans une situation effroyable où personne ne savait plus vers qui se tourner, ni en qui avoir confiance.

 Openwall, trop sûr de rallier la population une fois qu'il aurait mis à terre les membres rebelles du Haut-Conseil, ne réalisait pas les défauts de sa stratégie et n'en mesurait pas les conséquences. Il pensait utiliser la peur ancestrale des ytualanis pour rassembler les survivants autour de lui. Il n'avait pas compris que le temps jouait en sa défaveur.

*

 Ce qu'il restait du département médical après l'attaque des kansikers et des androïdes servait de refuge à tous ceux qui fuyaient les combats. La masse humaine avait investi chaque espace susceptible de pouvoir contenir une personne assise ou debout.

 Malgré la précipitation et la détresse, les membres des clans qui s'étaient réfugiés auprès des rebelles du Haut-Conseil, comme les désignaient désormais Openwall, étaient parvenus, bon an mal an, à reformer leurs rangs. Dans un souci tout politique, ils facilitaient la distribution des soins et organisaient l'évacuation des survivants hors de la tour. Ils désignaient aussi ceux qui pouvaient se battre et formaient des milices qui partaient en appui des bersikers, notamment dans la cité.

 Les Falken, ceux qui durant des années avaient été bernés par la famille Volk, s'activaient deux fois plus que les autres, pour faire oublier leur mésalliance, et pour atténuer la suspicion qu'un scan en règle ne parvenait pas à faire disparaître tout à fait.

 Parmi les réfugiés, quelle que soit leur appartenance, chacun attendait des soins ou simplement du réconfort avant de sortir rapidement de la tour par voie aérienne. Tous étaient terrifiés de ce qu'ils trouveraient dehors. Cependant, cela ne pouvait leur paraître pire qu'ici, dans cet endroit cerné de murs où ils avaient cru vivre en sécurité jusqu'à ce que cela devienne un piège mortel.

 Avec l'aide des ytualanis, leurs anciens ennemis et nouveaux alliés, les capolkaniens s'activaient à bâtir des campements de fortune dans la plaine. Des colonnes servant à l'édification de bivouac lors des expéditions de kansikers, avait été récupérées. Leurs portées avaient été modifiées pour que les dômes temporaires qu'elles généraient puissent accueillir un plus grand nombre de personnes.

 Près des pontons de l'Arche, des groupes de vieillards et de jeunes enfants, tous secteurs confondus, patientaient, anxieux et effrayés, pour quitter la cité. Des barges préparées par les sentinelles formaient de longs convois le long du fleuve sous l'œil attentif des ytualanis qui depuis les berges extérieures surveillaient cette « invasion » de la steppe. Certains d'entre eux auraient volontiers massacré les réfugiés pour se venger de tout le mal subi depuis tant d'années. Mais le conseil en avait décidé autrement. Ils ne feraient donc rien. Pour le moment.

 Les alliés du Commandeur mettaient également des personnes à l'abri. À commencer par leur famille. De gros transporteurs avaient quitté la tour, franchissant le dôme en rasant l'eau sous l'Arche, créant des remous dangereux pour les barges à proximité. Même dans la fuite, la lutte continuait. Mais le combat s'arrêtait là, car les engins disparaissaient rapidement à l'horizon sans faire mine de se poser. Un nom vaguement familier circulait alors parmi les plus vieux : Djala, la porte de l'océan. Cité mythique. Cité lointaine. Cité perdue. Cité abandonnée. Djala dont l'existence même était contestée par le pouvoir pour mieux l'effacer des mémoires.

*

 Objets de toutes les curiosités, les guerriers ytualanis blessés dans la tour avaient été séparés des capolkaniens. L'alliance était trop récente et l'animosité de certains encore palpable. Isolés dans le laboratoire central, ils n'étaient pourtant pas à l'abri de tout, car il était impossible d'empêcher les enfants de venir épier ceux dont le physique défiait leur imagination pourtant déjà fertile.

 Bien que tous très impressionnants à leurs yeux, leur préférence allait tout de même aux guerriers wahid. Leurs incroyables crinières et leurs crocs latéraux témoignaient d'une férocité au combat qui les fascinait. Un peu gênés au début, et quelque peu blessés dans leur fierté de faire l'objet de tant de curiosité, les guerriers ytualanis avaient tenté d'ignorer ces petits un peu envahissants. Et puis, comprenant que séduire cette génération était faire un premier pas pour apaiser les esprits, Alcarim, le chef wahid avait commencé à les amadouer.

 Selma observait du coin de l'œil, ces biens étranges patients rire des questions parfois forts indiscrètes que leurs posaient les enfants assez courageux pour les approcher. Jamais elle n'aurait cru possible cette rencontre entre deux mondes si opposés. À la vue de ces anciens ennemis enfin côtes à côtes, elle avait repris espoir. La paix semblait possible. Ris avait peut-être raison. Peut-être. Si les rebelles du Haut-Conseil et ceux d'Eleftheria tenaient leurs promesses et ne faisaient pas volte-face une fois la menace écartée, alors oui, elle pourrait vraiment espérer. Pour le moment, elle observait.

 Selma reporta son attention sur les soins qu'elle prodiguait à un jeune bersiker. La guérisseuse avait pris possession du département médical. Les anciens avaient donné leur aval à sa prise d'autorité sous le regard stupéfait des infras, dont certains avaient contesté cette décision qu'ils trouvaient injuste et inadaptée.

 Non seulement Selma ne faisait pas partie de l'administration officielle de la Doshbat, mais en plus c'était une femme. Deux handicaps rédhibitoires aux yeux de ces hommes qui n'entendaient pas lui faciliter la tâche. Pensant prendre le dessus rapidement, ils déchantèrent lorsqu'ils découvrirent l'autorité naturelle qui la caractérisait, et l'opiniâtreté qu'elle mettait à accomplir sa mission.

 Sans s'embarrasser de leurs réticences, Selma avait pris les rênes du service avec efficacité, dirigeant bientôt un ensemble d'hommes, dont les premières hésitations avaient été balayées par l'urgence d'une situation qu'ils auraient eu bien du mal à maîtriser seuls. Malgré les effectifs restreints, elle réussit à pourvoir chaque mission importante d'un ou deux infras compétents : fabrication du bajacrus, soins aux blessés, soins aux ytualanis, et projet Katartia, car même si il ne restait plus qu'un sujet encore vivant en dehors de celui en fuite, il lui semblait important de ne pas négliger les Élues.

 Surtout depuis qu'elle avait découvert l'un des secrets les mieux gardés de son frère. Sa victoire sur le temps. L'aboutissement d'années de recherche, d'expérimentations et d'échecs. Sans aucun doute sa plus grande réussite : Une enfant issue de deux êtres dont les corps n'avaient jamais été corrompus par le Getheimklak. Deux êtres dont les corps bien vivants avaient été régénérés et non clonés. Deux êtres extraits d'un vaisseau enfoui dans les entrailles de l'île.

 Ce vaisseau, incroyable vestige d'une civilisation dont les habitants de Tuclander savaient si peu, et qui, pourtant, était celle de leurs lointains ancêtres, les terriens. Ce vaisseau, dont l'emplacement avait permis à Tork Johansen de poursuivre ses expériences en toute impunité. Transformé en laboratoire secret, il contenait désormais les espoirs de tout un peuple.

 L'enfant n'avait pas vraiment de nom. Le père n'était qu'un numéro. La mère était le sujet n°3, Alma. Alma qui courait à sa perte en fuyant désespérément son destin, ignorant l'existence du père et de l'enfant sommeillant côte à côte, eux-mêmes inconscients du tumulte qui les environnait.

 Et leur créateur était plongé dans un coma, dont il ne reviendrait peut-être pas. L'enfant était seule au monde. À la merci du premier qui la découvrirait. Savoir que depuis plusieurs jours, elle grandissait dans l'obscurité d'une grotte sans surveillance, faisait frémir Selma. Tant de choses avaient pu advenir durant ce laps de temps. D'autant que la guérisseuse ne savait pas ce que son frère avait prévu pour gérer ses absences. Elle espérait qu'il n'ait pas laissé un androïde. À cette idée, Selma ne put empêcher le tremblement de ses mains. La perte de l'enfant aurait été un désastre. Elle représentait tant. Encore plus que sa mère.

 En approfondissant ses recherches dans les dossiers de son frère, la guérisseuse avait découvert que l'objectif du supra n'avait jamais été de trouver des porteurs sains. Il n'avait jamais cru à la réussite du projet Katartia. Toutes ses recherches portaient sur la régénérescence des cellules altérées par la contamination, car le véritable enjeu du pouvoir n'était pas la reproduction viable de la population, mais la survie d'une poignée de personnes, considérés comme supérieurs du fait de leur longévité. La perfection n'intéressait pas Tork. Ce qu'il voulait, c'était l'éternité.

 L'enfant portait en elle cette éternité. Ses cellules, habilement manipulées, avaient la capacité de se régénérer plus vite et mieux. Elle était la clé du projet de Tork. Elle serait celle des rêves de Selma.

 L'existence de cette enfant, dépourvue de la moindre trace de mutation, remettait en question bon nombre de principes de gouvernance de la cité, notamment la surveillance des femmes et leur attribution selon leur compatibilité biologique. Sans le savoir, l'enfant libérerait les capolkaniennes du joug du pouvoir. Pour cette raison, Selma n'avait plus qu'une idée en tête : trouver un moyen d'accéder au sous-sol de la tour et la récupérer le plus rapidement possible.

 Pour le moment, la guérisseuse n'avait parlé à personne de sa découverte. Elle ne parvenait pas à faire suffisamment confiance aux hommes qui l'entouraient pour la partager. Elle restait convaincue de la nécessité de préserver l'enfant des convoitises en tout genre.

 Apercevant la silhouette de Caléus Fincher, Selma se mit à caresser nerveusement le cône qu'elle portait au bout d'une chaîne autour de son cou. Elle y avait transféré toutes les informations concernant l'enfant. La proximité du télépathe était une difficulté qu'elle s'efforçait de surmonter en se tenant aussi éloignée que possible de lui. De la même manière, elle s'arrangeait pour éviter de soigner les membres de la tribu xochilt.

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