Chapitre 69 Prakash

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 Prakash s'engouffra dans l'escalier à la suite d'un groupe restreint de guerriers ytualanis. Ils avançaient en éclaireurs sous les ordres d'un bersiker, Vitus Detiminus, qui s'était porté volontaire pour les guider à travers la tour. Le capolkanien s'était vite habitué à l'apparence étonnante de ses nouvelles recrues et avait rapidement su apprécier les avantages dont la nature les avait dotés. La perception des xochilts notamment, leurs avait permis plusieurs fois d'éviter des embuscades.

 Pourvus de communicateurs, ces éclaireurs avaient pour mission de transmettre des rapports faisant état des forces en présence à chaque étage, et permettre aux troupes qui les suivaient d'établir des barrages pour empêcher la fuite des ennemis vers le bas de la tour. L'objectif était de les forcer à remonter vers l'observatoire et de les y maintenir, pendant que d'autres guerriers les prendraient en tenaille depuis le haut de la tour où ils auraient été déposés par des engins.

 Le plan n'était pas particulièrement élaboré et comportait de nombreuses failles, mais il avait le mérite d'exister. Cette ligne stratégique s'appuyait sur une confiance mutuelle, dont l'évidence échappait encore à certains. L'urgence de la situation aplanissait pour le moment les dissensions, mais elle ne serait pas toujours là. Alors commenceraient les discussions. Les représentants des deux camps en étaient conscients et s'y préparaient secrètement.

 Christophorus et Dengen savaient pertinemment qu'en cas d'échec, ils seraient considérés comme traitres et exécutés en tant que tels. Cependant si la victoire était à eux, alors la cité rayonnerait de nouveau, car ils avaient de grands projets pour elle. Des projets de paix et d'ouverture.

 Les ytualanis, quant à eux, voyaient là l'opportunité de reprendre pied dans la cité et de rétablir ce qui n'aurait jamais dû être brisé. Ils étaient prêts pour cela à sacrifier la vie de nombreux d'entre eux. La paix était à ce prix. Et ce prix leurs paraissait dérisoire face aux morts passés et futurs, si l'opération échouait. Ils avaient donc autant à perdre que les rebelles, et beaucoup à gagner.

 À peine arrivé au 7ème étage, la petite troupe fut déstabilisée par une nouvelle secousse ébranlant la tour. Prakash entrevit par l'une des baies non loin de lui la plaie qui s'élargissait dans la terre rouille de la zone d'exploitation des mines.

 Le ver gigantesque après avoir surgi brusquement, se dégageait de sa gangue de pierre petit à petit. Il semblait prendre le temps de s'acclimater à son nouvel environnement. Sa peau encore terreuse, parcourue d'ondes vibratoires, reproduisait le mouvement des vagues sur le rivage. Sa tête aveugle dressée vers le ciel frémissait comme impatiente de quelque chose, tandis que sa gueule démesurée s'ouvrait sur un gouffre aux pics acérés, répartis minutieusement sur cinq rangées successives. La créature était effroyable.

 Le conteur pensait à juste titre, que la bête se nourrirait d'abord de la lumière et de la chaleur des deux soleils avant de fondre sur la cité. Il fallait donc trouver un moyen de la neutraliser avant le lever du jour, pendant qu'elle était encore faible. Il était primordial de trouver exactement ce qui avait été capable de le faire disparaître 300 ans plus tôt.

 Fincher en connaissait le nom, mais pas la composition, ni l'origine. Il pensait que peut-être les réponses se trouvaient dans la grotte où la meute avait découvert le morceau de papier quatre jours auparavant. Ces quatre jours lui paraissaient avoir été des siècles. Tant de choses étaient arrivées depuis. Et la grotte était perdue pour le moment. Le chemin pour y accéder avait été définitivement broyé par le ver. Le gardien avait été désolé et s'était senti bien inutile, jusqu'à ce qu'Ivelda lui donne une mission.

 Elle savait que l'Élue s'était échappée. Elle voulait qu'il la retrouve. C'était inscrit dans sa ligne. Pourtant, intrigué par cette affirmation étonnante venant d'une xochilt, Prakash ne posa pas de question. Lui et sa meute s'étaient donc imposés parmi les éclaireurs, laissant le conteur à ses recherches.

 À présent, le gardien suivait le groupe à distance raisonnable, lâchant la meute de temps à autre dans les combats, quand cela se révélait nécessaire. Les bouches acérées des petits faisaient des ravages dans les rangs ennemis. Et à chaque fois que l'un de ses membres mourrait, la meute devenait plus féroce. Impitoyable, mais pas encore incontrôlable. Tant que Prakash serait debout et posséderait le bâton, la meute resterait à ses côtés.

 Un guerrier munashe avait plongé les premières rues dans la pénombre jusqu'à une esplanade donnant sur de grands bâtiments aux couleurs chaudes parcourues de dorures. Un petit pont ouvragé enjambait un faux cours d'eau alimenté par deux fontaines de part et d'autre de l'espace. Des arbres aux frondaisons fleuries agrémentaient une allée menant au plus grand bâtiment. L'espace avait été marqué par des combats récents. Corps abandonnés, portes et fenêtres brisées, débris en tout genre, souillaient le décor qu'on avait pourtant pensé de manière idyllique.

 Le xochilt à la tête du groupe ne percevait aucune pensée autre que les leurs. Et les wahids ne détectaient aucun mouvement, même furtif. Les combattants s'étaient sans doute déplacés vers un autre champ de bataille improvisé. Les ytualanis s'apprêtaient à progresser vers les rues de l'autre côté de la place, quand la meute s'élança brusquement vers les portes éventrées de l'un des bâtiments. Prakash la suivit en enjoignant les autres à poursuivre leur chemin. Il ne mettrait probablement pas longtemps à les rejoindre.

 Le gardien entra dans le casino sans aucune hésitation. L'obscurité y était totale. Le pommeau luminescent de son bâton lui permit de s'orienter vers la meute. Il la pensait à la recherche de nourriture, et il la trouva, geignant autour d'un corps sans tête.

 Le gardien ne pouvait pas savoir qu'il s'agissait de l'ancien Dashilester. Toutefois, en s'approchant, et malgré les lacérations qui couvraient l'ensemble du corps, il reconnut la tunique que portaient les anciens de Capolkan durant la réunion auquel il avait assisté quelques heures plus tôt.

 Les petits de Wahid mordillaient Prakash et s'agitaient d'une façon inhabituelle autour de lui. Le gardien, excédé, les chassa d'un grand geste, tandis qu'il se penchait sur le cadavre. Rien d'autre ne permettait d'identifier le corps. Un petit paquet finement enveloppé dépassait de dessous la tunique, et Prakash entreprit de le dégager. Ce qu'il ne put faire sans se souiller les mains de sang. Il s'essuya aussitôt sur un bout de tenture, mais le mal était fait, et la meute en était consciente. Ses geignements se modulèrent pour devenir grondements.

 Prakash, surpris, fourra le paquet dans sa sacoche, et fixa un instant la meute d'un regard interrogateur. Il tenta de toucher un des petits pour l'apaiser, en vain. La petite bête se dérobait à chaque tentative. Le gardien haussa les épaules. Il n'avait pas le temps de se préoccuper des états d'âme de la meute. De toute façon, il sentait qu'elle lui en voulait depuis qu'il l'avait obligée à sortir du Sanctuaire. Tant qu'elle continuerait à le suivre, tout se passerait bien. Prakash ne savait pas que le mal était déjà en lui, s'immisçant dans son corps d'ytualani plus lentement que dans celui d'un capolkanien, mais atteignant son but inexorablement. PANDORA n'était pas seulement une arme aiguisée. Elle était aussi une arme empoisonnée.

*

 La place était vide. Une fois de plus, Ward leur échappait. Par deux fois, Linus et Alma avaient cru le rejoindre pour finalement ne rien trouver, sinon le spectacle désolant de l'étage ravagé. Les flammes semblaient avoir diminué. Restait la fumée et les corps répandant une odeur immonde.

 Inquiet de la tournure que prenait la situation, et bien qu'il ne désirât pas voir la jeune fille de nouveau captive, Linus ne parvenait pas à concevoir d'autres solutions que rejoindre la cellule de crise. Cependant, il n'était pas assez naïf pour croire qu'Alma le suivrait de son plein gré vers son ancienne cage. Il lui cacha donc ses véritables intentions, tout en orientant leurs pas vers les escaliers les plus proches.

 Alma avançait toujours avec précaution en laissant échapper des soupirs affligés de temps à autre. Le spectacle des cadavres abandonnés dans les décombres fumants lui donnait la nausée. Nausée, accentuée par cette odeur indéfinissable qui flottait dans l'air. Une odeur malsaine et impossible à ignorer.

 La jeune fille se sentait toujours pleine de colère et d'amertume. Il ne s'agissait plus seulement d'elle. Elle le voyait bien. Elle voulait sa liberté, mais pas dans un monde de sang et de haine. Alma ne voulait plus fuir, mais se battre. Le seul moyen d'arrêter ces massacres était d'éliminer celui qui les commanditait. Elle avait parfaitement conscience qu'il lui serait plus facile à elle d'approcher l'homme honni. Elle espérait ainsi se délivrer en même temps que la cité. Et pour cela, il lui fallait trouver un moyen de fausser compagnie à Linus.

 Au détour d'une ruelle, le spectacle d'un petit tas de cadavres entassés les uns sur les autres la bouleversa. De jeunes enfants avaient été massacrés, puis jetés là comme de vulgaires poupées désarticulées. Portant brusquement la main à sa bouche, Alma hoqueta avant de se précipiter vers l'étal d'un drapier. Linus n'en menait pas large non plus. Que ces enfants aient été des esclaves ne changeait rien à l'horreur de cet acte. Alors que l'adolescent aidaient la jeune fille à se redresser, un chuintement caractéristique leur rappela que certains ascenseurs fonctionnaient encore et pouvaient charrier de nouveaux ennemis. Cet fois, ils trouvèrent refuge sous une étal.

*

 Prakash savait qu'il n'en avait plus pour longtemps. La morsure du poison était de plus en plus violente. Il avait voulu rejoindre le laboratoire, mais la plate-forme ne s'était pas arrêtée là où il le désirait. Et à présent, il était bien trop haut. N'ayant pas de communicateur, il n'avait aucun moyen de prévenir du danger que représentait le cadavre dans le casino et que lui-même représenterait dans peu de temps.

 Le gardien sortit d'un pas hésitant, faisant tanguer son long corps de gauche à droite, prenant appui sur son bâton. La meute toujours légèrement en retrait ne cessait de gronder sourdement. C'était sa façon à elle de dire qu'elle connaissait le danger et qu'elle était furieuse.

 Prakash aurait voulu la rassurer. Mais il savait qu'il n'avait plus aucun pouvoir sur elle. Seul le bâton la maintenait près de lui. Prakash pensait avoir failli à sa mission. Ivelda serait sans doute déçue. Prakash allait mourir sans avoir revu Alma.

 C'est alors qu'une voix jaillissant de nulle part s'élança vers lui au-dessus des grondements comme une onde vivifiante.

— Prakash ! Mais que t'arrive-t-il ? Tu n'es pas venu me chercher quand même !

 Alma avait retrouvé sa vigueur et sans se préoccuper de la meute, avait enlacé le gardien qui venait de tomber à genou. Une sorte de joie enfantine l'avait envahi en l'apercevant. Prakash tenta de la repousser, mais les forces lui manquaient. Sa bouche ne pouvait plus rien dire. Comme lui avec la meute, Alma interpréta mal ses efforts pour l'éloigner et ne fit que s'approcher plus.

 Linus les regardait, éberlué. Il n'avait jamais vu d'homme si étrange et d'ytualani de si près. Que faisait-il dans la tour ? Décidément, il devait absolument retrouver son père ! Il se passait trop de choses bizarres ici ! Linus aurait souhaité s'approcher pour aider la jeune fille à la recherche de la blessure du gardien, mais la meute s'était intercalée entre lui et elle, en hurlant à la mort.

 Dans ce vacarme, il n'entendit pas le tir du laser, mais en vit clairement l'impact dans l'épaule de l'ytualani qui s'affaissa complètement sur le sol, entraînant Alma dans sa chute. La meute se dispersa aussitôt, tandis que d'autres tirs semblaient s'échanger non loin d'eux. Puis le calme sembla revenir, jusqu'à ce que des paroles s'élancent dans l'air fétide.

— Nom d'un Prax ! Te voilà enfin ! s'exclama Marcus Ward en escaladant avec aisance un muret à moitié écroulé, heureusement que je suis là ! Ils t'auraient tuée, bon sang !

 Il s'adressait à Alma qui s'était redressée, stupéfaite.

— Au lieu de me hurler dessus ! Viens nous aider ! Prakash est blessé ! cria-t-elle à son tour, les mains collées sur la blessure du gardien.

 Marcus était au courant de la présence d'ytualanis dans la tour, grâce au compte-rendu de réunion que lui avait transmis Moor. Il ne s'étonna donc pas de la présence de Prakash. Cependant, il doutait pouvoir lui être d'une grande utilité. Il semblait évident que ce n'était pas le tir de laser qui avait eu raison de l'éclair d'argent. Les taches sombres recouvrant ses mains lui paraissaient beaucoup plus inquiétantes.

— Écartes-toi ! ordonna-t-il à la jeune fille dont les mains étaient maintenant tachées de sang, il a été empoisonné ! Et essuie-toi les mains avec ça !

 Le jeune homme lui tendait un bout de tissus qui traînait au sol. D'ordinaire, le mode de transmission du poison était l'ingestion, mais mieux valait être prudent.

— Il faut retourner au labo fissa ! s'exclama Marcus en fixant les mains d'Alma à la recherche de signes suspect.

 Linus fit remarquer que c'était leur but depuis un moment déjà mais qu'il n'avait pas trouvé de voie d'accès sûre. Alors, Marcus lui montra la bague et révéla sa fonction.

*

 La rage d'Alma était à son comble. Le gardien était mort. Et elle était convaincue qu'il était là pour elle. Et maintenant les paroles de Linus qui lui paraissaient une trahison. Elle lui faisait confiance pour quitter la tour, et l'adolescent s'avérait finalement comme les autres.

 Quant à Marcus Ward, elle ne parvenait pas à mettre de l'ordre dans les sentiments qui l'animaient en sa présence. Elle avait autant envie de lui sauter dans les bras, que de lui envoyer son poing dans la figure. Il était si sûr de sa force, de son pouvoir face à elle. C'était exaspérant ! Mais elle allait lui montrer qu'elle n'était pas seulement une jolie poupée à mettre dans une boite. Elle allait sauver cette cité, mais pas de la manière escomptée.

 Se dressant, furieuse et déterminé, la jeune fille braqua son arme sur les deux garçons sans aucune hésitation.

— La bague ! Passez-la-moi ! exigea-t-elle d'un ton dur.

— Pas question ! répliqua Marcus sur le même ton, tu ne tireras pas !

— Ça ! C'est ce que tu crois !

— Je t'ai sauvé deux fois !

— Rien du tout ! Tu m'as sauvé pour mieux m'enfermer ! Alors basta ! Je ne te dois rien !

— La situation a changé ! Tu ne seras plus prisonnière … Je t'en prie.

 Marcus avait tendu ces mains vers elle en signe d'apaisement. Il espérait se rapprocher et la désarmer. Mais, la jeune fille n'était pas dupe.

— Passe-moi cette putain de bague ! cria-t-elle exaspérée en reculant d'un pas pour échapper aux mains tendues.

— Non. Je ne peux pas te laisser fuir de nouveau, laissa-t-il tomber en baissant la tête, contrarié, refusant de croire qu'elle allait encore s'échapper.

 Alma ajustait son arme sous les yeux éberlués de Linus, quand des cris et des hurlements se firent entendre depuis une rue adjacente. Les deux garçons tournèrent la tête en direction de la menace. Alma, toujours concentrée sur son objectif, attrapa le bâton de Prakash et en asséna alors un grand coup sur la tête de Marcus. L'infra s'effondra sur Linus, tandis que la jeune fille s'emparait de la bague et s'enfuyait à toute jambe en murmurant un « Il faut en finir maintenant » qui était loin de rassurer l'adolescent, impuissant.

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