Chapitre 68 Ytualanis

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 Depuis qu'elle avait mis les pieds à l'intérieur du hall, Ivenka se demandait pourquoi elle avait tant souhaité se mettre dans une situation aussi périlleuse. La témérité ne faisait pas partie des attributs de son peuple qui passait plutôt pour réfléchi, calme et prudent.

 Pourtant son flux intérieur l'avait poussé à entrer. Il était troublé par quelque chose. Il aspirait à rejoindre un autre flux. Ce qui était pour le moins inattendu aux vues de la situation des deux ytualanis. Elles avaient été acculées contre la paroi de verre de la bulle par une dizaine d'hommes armés. Aucun autre xochilt dans les parages. Ivenka tentait de se raisonner, de prendre la mesure du danger qui l'entourait, de cesser de projeter son esprit aussi loin que possible pour trouver celui qui l'attirait avec force, sans le savoir probablement. En vain.

 Puis, quelqu'un pénétra dans le hall, et une vague de plénitude ferma les portes de son esprit aux sentiments confus animant les hommes qui les piégeaient. Elle submergea ses propres peurs. Balaya résolument ses doutes. Ivenka, calme et souriante, posa sa main sur l'épaule de Yésénia pour partager la sérénité qui l'avait envahie.

 La jeune giedre se détendit un peu, malgré sa soif de liberté, et la peur de la mort qui emplissaient tout son être. Elle rentra ses griffes et se redressa légèrement, tout en conservant toutefois, son couteau à la main. Ivenka possédait le pouvoir de lui apporter quelque apaisement. Cependant, elle n'avait pas celui d'infléchir la puissance de sa volonté. Yésénia avait la survie chevillée au corps, xochilt ou non à ses côtés. Et pour le moment, son instinct lui imposait de rester sur ses gardes.

*

 Ris avait été contraint de suivre la faille un long moment avant de trouver un endroit pour parvenir à la franchir. Le nuage de poussière qui s'était abattu sur la cité était si dense, qu'il avait dû abandonner l'idée de rejoindre la navette et SEITO. Errant dans l'espoir de trouver un refuge, il avait fini par tomber, suffocant, près d'un ruisseau.

 De l'autre côté du cours d'eau, une silhouette tentait d'échapper aux tirs de trois androïdes. Ris avait mis ses dernières forces dans l'attaque en tirant sur les machines avec autant de précision que possible, avant de sombrer, inconscient. Une fois de plus, il avait cru sa dernière heure arriver, et une fois de plus, la mort avait refusé de lui laisser franchir les portes de son royaume.

*

 Aquila avait frôlé la mort de peu. Il avait été attaqué par surprise alors qu'il consultait un message d'urgence lancé par Kreutzer. Sans l'aide inopinée du vieux, il y serait sans doute resté. Breatheater n'ignorait rien du rôle de Ris dans l'évasion de l'Élue, et dans la découverte du complot androïde. Le nouveau conteur lui avait raconté une partie de l'histoire, le reste il l'avait appris par d'autres sources.

 Ris n'était donc pas un inconnu. Cependant, Aquila ne s'attendait pas à ce que ce Ris, soit le Ris Terkoff qu'il connaissait. Le serrocole était l'un des parieurs dont s'occupait Bilal, ordinairement. Il était un de ses joueurs réguliers mais raisonnables, qui ne dépensaient jamais plus que ce qu'ils avaient décidé au préalable. C'était une espèce rare. Une espèce rare, donc suffisamment remarquable pour qu'il s'en souvienne.

 Après avoir traîné le corps du vieil homme jusqu'à un lieu sûr, et avant qu'il ne reprenne ses esprits, Aquila lui avait scanné le bras pour plus de sûreté. C'est à ce moment-là qu'il avait remarqué le communicateur clignotant au poignet du vieil homme. Aquila y jeta un œil curieux, mais fut rapidement interrompu dans sa lecture. Ris Terkoff avait repris ses esprits en toussant et en éructant tout ce que ses poumons ne pouvaient pas accepter.

— Breatheater ? Nom d'un Prax ! Je suis bien content d'être tombé sur quelqu'un comme toi !

 Ris s'était arrêté net en prenant conscience du caractère vexant que pouvait prendre sa remarque, même pour un homme qui avait dû en entendre bien d'autres. Le visage ridé du serrocole trahissait sa gêne, et Breatheater s'en amusa.

— Et moi sur toi, vieux grigou ! Tu m'avais caché tes activités de rebelles ! lui lança-t-il d'un air goguenard.

— C'est à dire... que … balbutia le serrocole interloqué.

— Allez, laisse tomber ! Je te fais marcher ! railla Aquila en révélant le tatouage caractéristique du réseau Elefthéria sous son poignet de force.

— Il semblerait que tu ais une navette à ta disposition ? Et justement, j'ai besoin de me rendre dans le secteur 3 d'urgence, reprit-il.

— Une navette ? répéta Ris alors qu'Aquila lui désignait du menton son communicateur.

Le serrocole prit connaissance du message de SEITO et comprit enfin où voulait en venir le passeur.

— La tour envoie des messages contradictoires, et l'un des nôtres vient de me prévenir que l'on avait besoin de moi du côté de chez toi.

*

 La situation était pour le moins inattendue. Après avoir fendu la foule d'un pas assuré, le primus Piers s'était arrêté devant les prisonnières qui gênaient tant ses hommes. Bien qu'il n'en sache pas plus qu'eux sur les ytualanis, Piers ne parvenait pas à être inquiet. Même la position menaçante de la femme guépard n'arrivait pas à l'atteindre.

 Était-ce à cause de ce sourire énigmatique sur le visage lilas de la jeune femme longiligne se tenant légèrement en retrait de la femme guépard ? De son regard argenté posé sur lui ? Il n'aurait su dire. Il avait juste l'impression d'être là où il devait être depuis toujours. D'avoir enfin assouvi sa faim après des années de rationnement. C'était une sensation nouvelle et tellement apaisante qu'il préférait garder le silence pour la savourer pleinement.

 Il aurait aimé que cet instant s'éternise à l'infini, mais la situation actuelle ne s'y prêtait guère. Ses hommes avaient besoin d'être rassurés. Et ces femmes, d'être mises en sécurité.

— Vous croyez que ça peut nous comprendre ? chuchota le Tertius en se penchant légèrement vers son oreille.

— Ça peut, en effet, répondit une voix dans la tête de Piers tandis qu'il souriait. Une télépathe... de mieux en mieux.

— Ce ne sont pas des animaux, Sulaman ! Et oui, elles nous comprennent !

 Le primus avait parlé d'une voix distincte et suffisamment tranchante pour que chacun sache clairement qu'il ne tolérerait pas de manquement à son autorité.

— Inutile de vous inquiéter, elles ne sont pas là pour nous nuire. N'est-ce pas ? poursuivit-il, les yeux rivés sur Ivenka.

— Non, en effet. Nous ne sommes pas là pour nous battre.

 La voix d'Ivenka était comme une source claire jaillissant au milieu du désert. Chaque lettre cascadait dans votre esprit et apaisait les tensions. Les hommes de Piers semblèrent se détendre. Yésénia les vit abaisser leurs armes lentement, répondant à une injonction invisible. Pourtant, elle distinguait nettement sur certains visages une animosité mal contenue.

 Piers et Ivenka se rapprochèrent ostensiblement jusqu'à se faire face. La xochilt tendit alors sa main paume ouverte vers lui. Par ce geste, elle offrait sa vie. Il en était ainsi pour les xochilts comme pour les autres êtres vivants. On ne choisissait pas toujours celui qui vous était destiné. Parfois il s'imposait à vous, simplement

— Primus !

 Un homme jaillit précipitamment de la plate-forme magnétique de l'ascenseur, un document à la main. Essoufflé et confus devant le spectacle qui s'offrait à lui, il faillit trébucher en s'arrêtant près de son supérieur. C'était donc vrai. Les ytualanis avaient infiltré la cité. Mais étaient-ils des alliés comme semblait l'affirmer la première communication qu'il devait transmettre ou un leurre comme l'assurait la seconde ?

 Piers parcourut les messages rapidement, le visage marquant une contrariété croissante.

— L'un ou l'autre ont-ils été confirmés ? demanda-t-il rapidement.

— Le premier, primus. Uniquement le premier. Le second a été interrompu.

 Alors le visage de Piers se mit à rayonner.

— Messieurs, je crains que nous n'ayons commis une erreur ! s'exclama-t-il en s'adressant à ses hommes, il est écrit ici que les androïdes ont réussi à lancer une vaste offensive contre nous, appuyés par les kansikers, et que la tour est en proie à de violents combats comme dans les secteurs. Les ytualanis sont venus nous prêter main forte pour sauver Capolkan !

 Spontanément, plusieurs hommes s'insurgèrent contre cette idée. Si la nécessité avait accéléré l'acceptation des ytualanis dans la tour, il n'en était pas de même ici. Trois cent ans de lutte fratricide ne pouvait s'oublier aussi vite sur la simple demande d'une autorité supérieure que l'on craignait tout en la détestant.

— Nous n'avons pas besoin de ces choses pour battre les androïdes, et encore moins les kansikers ! lança un grand type à l'air rogue répondant au nom de Drust

— Ben tient ! C'est sûr ! C'est pour ça que vous êtes tous terrés comme des lapins ! Parce que vous êtes assez forts pour repousser les androïdes ! siffla Yésénia avec mépris.

 Le garde et la giedre nez-à-nez se seraient sautés à la gorge si personne n'avait été là pour les retenir.

— Ça suffit vous deux !

 Tous les visages s'étaient tournés vers la voix grave et impérieuse qui résonna encore un moment dans le silence qu'elle avait imposé. Aquila Breatheater, accompagné de Ris Terkoff et de SEITO, venait d’apparaître à la porte du hall. Les hommes de Piers se reprirent très rapidement et les tinrent en joue alors qu'ils s'avançaient résolument vers le primus et les ytualanis.

— Terkoff ? Bon sang ! Qui que ce soit, il ne vous a pas loupé !

 Piers n'avait reconnu Ris qu'une fois le vieil homme en face de lui.

— Ah, ça ! répondit laconiquement le serrocole, laissez tomber Piers ! Ce serait trop long à expliquer. L'important, c'est que nous ne sommes pas des ennemis !

— Toi, sans doute ! Mais lui, j'en suis moins sûr ! répliqua le primus en désignant SEITO dont l'étoile était bien visible sur son front, quant à lui ! C'est à voir ! finit-il en faisant un geste du menton vers Aquila, dont il n'avait pas apprécié l'entrée.

 Pour toute réponse, Breatheater tendit son bras, prêt à subir un scan. Les deux hommes s'affrontèrent du regard un bref instant, jusqu'à ce que le primus fasse un signe à l'un de ses hommes, qui s'empressa de tendre un scanner portatif qu'il avait jusqu'alors à la ceinture.

 Pendant l'opération de vérification, Ris commença à expliquer brièvement ce qu'il avait vécu et appris dans la tour. Piers et ses hommes étaient stupéfaits. C'était une chose de recevoir des messages, et une autre d'entendre un témoin qu'ils connaissaient raconter ce qu'il en était vraiment.

— Si je comprends bien, plusieurs camps s'affrontent. J'ai un peu de mal à comprendre dans lequel vous vous situez, lâcha Piers dubitatif en fixant ses yeux sur l'androïde.

— Si vous avez pu brouiller les ondes de communication du Réseau Fantôme, c'est grâce à lui. Parmi les machines aussi il y a des rebelles, répliqua sèchement Aquila que le flegme du primus mettait hors de lui.

— Il ne manquerait plus qu'on nous demande de faire le tri parmi les boites de conserve entassée en bas ! lâcha, méprisant, un garde.

— Entassée en bas ? Qu'avez-vous fait ?

 C'était au tour de Ris d'être interloqué

— Nous avons suivi les instructions : mettre le sérum envoyé par la tour dans l'eau potable et faire boire de ce mélange à tout le monde. Ça a été radical ! C'est le moins que l'on puisse dire, répondit calmement Piers.

— Vous avez du bajacrus ? s'exclama Ris. Puis prenant SEITO par les épaules, il s'écria, nous avons réussi ! Elle a réussi !

 SEITO n'exultait pas autant que son ami. Il était pleinement conscient que son statut ferait toujours de lui un traître aux yeux de ses frères et un ennemi aux yeux des humains. Il songea à Coline et voulait plus que tout se retrouver près d'elle en cet instant. Pourrait-il la retrouver et faire oublier leurs conditions respectives ? Breatheater lui avait promis d'envoyer quelqu'un la récupérer pour la mettre en sécurité dans un abri. Il espérait qu'il tiendrait parole.

 La tension presque palpable qui s'était installée entre les hommes de Piers et les nouveaux venus sembla se dissoudre face à l'effusion de joie incontrôlée dont faisait preuve Ris. À force de gesticulations, le serrocole se retrouva bientôt nez à nez avec Yésénia, dont les yeux ne le quittaient pas depuis son entrée dans la bulle.

 Il n'y avait aucune animosité dans son regard. En fait, il y avait surtout de la surprise et de la curiosité. Sans le savoir, Terkoff venait de se porter à son secours pour la seconde fois dans sa jeune vie de giedre. Ris plissa le front intrigué. Il ne savait pas qu'Aquila connaissait déjà les deux ytualanis. Il entreprit donc de les rassurer.

— Vous n'avez rien à craindre de nous. Nous sommes avec le conteur et Eleftheria.

 Breatheater bondit quand il entendit Terkoff révéler à tous, son appartenance au réseau de résistance. La situation était délicate pour les rebelles dans les secteurs. Les messages d'alliance ne les mentionnaient pas spécifiquement ou peu. Mais si Piers jeta un bref coup d'œil curieux au passeur, personne d'autre ne réagit à la déclaration du serrocole tant la scène et le dialogue qui l'accompagnait semblaient déconcertant.

— Je sais que je ne crains rien en ta présence, homme au croissant de lune, répondit calmement la giedre.

 Ris recula à cette appellation. Personne ici n'avait jamais vu cette cicatrice sur sa poitrine. Il fallait avoir assisté au combat qui l'avait engendré pour en connaître l'existence. Or il n'y avait eu que deux survivants : lui et un jeune enfant. Un jeune enfant giedre.

— Ce pourrait-il que tu sois... ânonna-t-il en portant la main à son visage.

— Je le suis en effet. Je te dois deux vies à présent. Je saurai payer mes dettes.

— Tu n'as rien... tu ne me dois rien ! J'ai pris part à bien trop de massacres pour mériter ton estime, et aujourd'hui tu n'étais pas vraiment menacée, n'est-ce pas ? finit-il en se tournant vers Piers.

— En vérité, Ris Terkoff, tu es un être vraiment plein de surprises. Mais non, elles n'étaient pas en danger lorsque vous êtes arrivés. Cette jeune personne avait un petit différent avec l'un de mes hommes, mais rien qu'elle ne puisse résoudre par elle-même, si j'en crois les attributs dont la nature l'a pourvue, répondit Piers un demi-sourire aux lèvres en regardant le garde, qui d'un air renfrogné se tenait légèrement en retrait à présent. Yésénia ébaucha un demi-sourire avant de rétracter complètement ses griffes de combat.

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