Chapitre 64 La vibration

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 Les kansikers avaient surgi de nulle part dans un silence funeste. Aucune caméra n'avait décelé leur présence à l'étage de l'auditorium, si bien que lorsqu'ils initièrent leur attaque, personne n'était prêt à riposter. L'assaut fut bref et d'une telle brutalité que les hommes de Mac Adams, bien moins nombreux, ne purent faire face. Sans pitié, les kansikers procédèrent méthodiquement à l'élimination de leurs cibles, exécutant froidement d'abord les gardes en place, avant de s'attaquer au reste des hommes jusque-là affairés à déconnecter les androïdes.

 Mac Adams, qui n'était pas d'une vivacité exemplaire, crut tout d'abord que des androïdes tentaient de libérer leurs congénères. Puis distinguant nettement les tuniques de l'ordre externe, il faillit lâcher son arme et se rendre. Linus, plus au fait que lui des dissensions internes qui animaient le pouvoir, l'en empêcha en ripostant aux tirs ennemis.

 Voyant ses hommes tomber les uns après les autres, le supra avait une conscience accrue de la présence de l'adolescent à ses côtés. Et pas n'importe lequel. Il s'appliqua donc à protéger le jeune garçon autant qu'il le pouvait, jusqu'à ce que les tirs se concentrent sur eux. Mac Adams finit par projeter Linus au sol. L'adolescent rampa aussitôt à l'autre bout de la rangée de fauteuils dans laquelle il se trouvait et descendit rapidement vers le bas de l'auditorium où les androïdes, stupéfaits, observaient la scène de carnage sans réagir. Certains d'entre eux tombaient pourtant sous le coup de tirs échangés, victimes indirectes d'un combat qui ne semblait pas les concerner.

 Linus savait qu'il ne survivrait pas s’il ne trouvait pas une idée rapidement. Alors sans plus attendre, il se glissa derrière un tas de corps d'androïdes désactivés et commença à ôter la tunique de l'un d'entre eux pour la revêtir.

 La bataille faisait rage autour du supra. Les assaillants progressaient vers le bas de l'amphithéâtre en éliminant tout obstacle sur leur passage. Pris en tenaille entre les kansikers et les androïdes, il ne restait que peu d'option à Mac Adams. Aucun repli possible. Il aurait pu espérer un hypothétique soutien venant opportunément le sauver, mais il n'était pas parvenu à envoyer un seul message de détresse à ses supérieurs. Les communications étaient brouillées. Il ne croyait pas non plus qu'un œil avisé puisse donner l'alarme depuis la salle de surveillance. Les 10 caméras qui couvraient l'auditorium étaient autant d'œils morts braqués sur le spectacle sanglant de sa fin prochaine. Il ne lui restait que la reddition ou le combat.

 Devant la détermination qu'il distinguait dans le regard de ses agresseurs, il décida de se battre car, s'il n'avait jamais été vaillant, il n'était pas non plus un pleutre. Toutefois, son combat fut de courte durée. Trop peu nombreux pour juguler l'implacable avancée des kansikers, les hommes de Mac Adams furent décimés rapidement, le laissant seul face à ses adversaires jusqu'à ce qu'il soit fauché à son tour par leurs tirs.

 Linus étouffa un cri quand le corps du supra s'écroula sur les marches. Le petit homme lui avait sauvé deux fois la vie, et lui, n'avait rien pu faire pour empêcher sa mort. Linus s'en voulait d'être aussi impuissant. Il caressa la crosse du laser qu'il avait glissé sous sa tunique. L'arme, récupérée sur un garde mort ne lui était d'aucune utilité pour le moment, car seul, il ne pouvait rien.

 Dissimulé parmi les androïdes encore debout, il cherchait un moyen de se sortir de cette situation sans y laisser sa peau. Les cheveux rabattus sur son front pour dissimuler l'absence de tatouage d'identification, il feignait d'être l'un des leurs avec le plus d'application possible. Ce qui n'était pas chose facile. Imiter la rigidité de leur posture, l'immobilité de leur corps mécanique n'avait rien d'une partie de plaisir quand on était fait de chair et de sang. Deux points lui facilitaient toutefois les choses : il se tenait légèrement en retrait à l'arrière du groupe, et l'attention des androïdes était accaparée par ce qui se passait devant eux.

 Après la mort de Mac Adams, un silence remplit d'animosité s'était abattu sur l'amphithéâtre. Les kansikers avaient mis en joue les machines qui, instinctivement, s'étaient mises à reculer jusqu'à ce que le chef de l'escouade prenne la parole et leur propose un marché. Les hommes de Van Stiers avaient besoin de la force brute que pouvait déployer les androïdes. De tels alliés à leurs côtés ne manqueraient pas de faire pencher la balance en leur faveur. Linus frémit à cette proposition, et étonnamment le bâtiment frémit avec lui.

*

 Prakash tressaillit. La meute, elle, s'était tue brusquement. Autour d'eux, la roche vibrait comme sous le coup d'une gigantesque foreuse. Alors le géant se remémora l'une des légendes du conteur.

 Elle parlait d'un ver gigantesque capable d'absorber la lumière. D'un monstre dévoreur d'énergie. Surgi des entrailles de la terre à l'aube de leur civilisation, la bête avait réclamé son dû aux hommes venus troublés son repos en envahissant son domaine. Les colons avaient eu bien du mal à s'en débarrasser. Il avait fallu des combats acharnés et, finalement, un sacrifice pour apaiser le monstre. Un sacrifice humain, censé le détruire de l'intérieur. Voyant le monstre retourner dans l'ombre de la terre, les colons avaient pensé en être débarrassés pour toujours. Ils avaient fait de son apparition un mythe, et du sacrifice, une légende sur laquelle bâtir la cité. Les hommes avaient triomphé d'une force fabuleuse et s'en étaient glorifiés. Ils en avaient presque oublié qu'un être microscopique les rongeait inexorablement. Puis le temps avait passé, la légende tout comme l'histoire véritable de Capolkan avaient disparu. Et le Getheimklak s'était de nouveau imposé aux hommes.

 Étant lui-même une légende, Prakash savait que ce genre de récit n'était que le reflet magnifié d'une réalité plus prosaïque. La légende de « La Sacrifiée » ne lui était pas revenue à l'esprit par hasard. Il était convaincu que les hommes avaient de nouveau dérangé le monstre, et que ce dernier s'apprêtait à surgir comme 3 siècles auparavant.

 Qu'allait-il se passer ? Était-ce la fin de Capolkan la Grande ? De Phanbet ? Qui se dresserait contre la légende pour la combattre ? Les hommes ? Les ytualanis ? Seraient-ils capables de s'unir ? Trouveraient-ils une solution pour vaincre comme autrefois ?

 Prakash regretta de ne pas avoir Stakhos sous la main, car il n'avait jamais su ce que la sacrifiée avait transporté avec elle lorsqu'elle avait été envoyée au monstre. Il savait qu'elle tenait un présent redoutable contenant une substance mortelle. Mais Prakash n'avait aucune idée de ce que cela pouvait être.

*

 Épaulé par les hommes que Marcus Ward avait laissés dans le secteur 11, Ris et SEITO s'étaient rapidement mis au travail. Un bon nombre de plantes dont avait besoin Selma furent faciles à trouver. Parfaitement identifiable et assez communes, elles faisaient parties des stocks récupérés par le service de la sécurité intérieure. Restait l'acrisias. La plante était répertoriée parmi les cultures du secteur 11. Cependant, ils n'en trouvèrent aucune trace dans les stocks. Manifestement, Dashilester était passés par là. Il était inutile de perdre du temps à demander à l'ancien de leur donner une partie de ce qu'il avait amassé sur les ordres du Commandeur.

 Ris envisageait déjà de faire le tour des cercles de femmes de la cité pour en récupérer quand l'androïde s'était souvenu avoir vu des plants à l'état sauvage près de la frontière nord du secteur. Cela ne coûtait rien d'essayer de les trouver.

 Une fois sur place, Ris, SEITO et trois autres hommes s'étaient activés pour mettre la main sur l'acrisias. La plante était bien là, en quantité raisonnable pour permettre de fabriquer assez de bajacrus en attendant les stocks des cercles des femmes. Ils s'étaient hâtés de récolter leur trouvaille pour l'expédier à Selma. L'engin qu'ils avaient utilisé pour venir étant un peu trop petit pour les ramener avec leur récolte, Ris, SEITO et l'un des gardes avaient décidé de retourner au transporteur principal à pieds.

 Remontant le sentier depuis l'orée de la mine, ils marchaient d'un bon pas depuis peu quand une vibration se mit à parcourir le sol. Interloqués, les deux hommes et l'androïde s'immobilisèrent, ne sachant trop quoi faire. Du plus loin qu'ils se souviennent, c'était la première fois que la terre tremblait à Capolkan.

 La vibration gagna en amplitude et les craquements de la terre se firent de plus en plus sonores. Des nuées d'oiseaux emplirent le ciel, tandis que du puits de la mine s'éleva un nuage de poussière qui n'annonçait rien de bon. Brusquement la terre s'ouvrit sous les pieds du garde. Sans que Ris ou SEITO ne puisse rien faire, l'homme disparut dans un hurlement, tandis que la crevasse béante s'élargissait dans un craquement effrayant. L'homme et l'androïde se retrouvèrent séparés, chacun d'un côté de la faille qui venait d’apparaître. Sans perdre un instant, ils détalèrent, tentant d'échapper aux larges plaies qui progressaient vers eux.

*

 La tour vibrait. D'abord parcourue de faibles frémissements, elle était maintenant agitée de tremblements violents. Assise sur un palier de l'escalier, Alma, terrorisée, se redressa d'un mouvement vif. Et si la tour s'effondrait ? La panique s'empara de tout son être. Il fallait qu'elle sorte d'ici à tout prix !

 La jeune fille se mit à tambouriner rageusement sur la paroi glacée marquée du chiffre 23, accompagnant de ses coups les vibrations qui ébranlaient la tour. Soudain, elle arrêta son geste. Le mur semblait avoir bougé de manière infime. Juste assez pour faire apparaître une fine embrasure. Une raie de lumière. Une fuite possible.

*

 Dashilester était furieux. La liste que lui avait fourni le Commandeur, comportait une dizaine de noms de plantes qu'il avait rassemblé sans trop de difficulté. Valériane, citélia, acrisias, ou même shoteru avaient été empaquetées et expédiées par convois successifs dans la tour. Cependant, il avait dû se rendre à l'évidence, non seulement l'incendie de la veille avait détruit la majorité du stock de cocaïne et d'opium, mais les récoltes futures étaient compromises par la présence des bersikers de Moor, qui, dès qu'ils se trouvaient en présence de plants de coca ou de fleur de pavot illégaux, brulaient le tout sans autre cérémonie.

 Il lui faudrait revoir à la baisse les livraisons prévues pour les clients extérieurs. Ces derniers seraient obligés de se rabattre sur d'autres produits. Dashilester espérait seulement qu'ils ne se tourneraient pas vers d'autres fournisseurs. Glish de Deshrem ne manquerait pas de profiter de la situation, il en était convaincu.

 L'ancien avait mis du temps à conquérir des marchés sur les terres des deux autres cités de Phanbet, notamment à Miunuir. Voir tous ces efforts réduits à néant par l'acte d'un seul homme, le rendait fou de rage. Cette année, il y aurait pénurie de cocaïne et d'opium, et tout cela à cause de ce Terkoff. Il ne perdait rien pour attendre celui-là ! S’il était encore vivant, il se ferait une joie de s'occuper lui-même de son exécution ! L'ancien ne savait pas que celui dont il désirait tant la mort était au même moment en train de ramasser de l'acrisias à quelques encablures de sa propre position.

 En entrant dans la salle de communication du centre de surveillance des responsables du secteur 11, Dashilester remarqua le voyant indiquant une communication en attente. Il activa l'écran et plusieurs messages apparurent. Il les parcourut rapidement, puis il bondit malgré sa corpulence. Les événements semblaient s'être précipités dans la tour. Dans son dernier message qui avait été envoyé une heure auparavant, le Commandeur lui demandait de le rejoindre au plus vite. Il morigéna le brouillage permanent qui l'avait empêché de recevoir les communications en temps réel.

 Dashilester ne ressentit aucune vibration. Par contre, alors qu'il s'élevait vers la tour à l'intérieur d'une petite navette, il put voir le monstre émerger du puits de la mine. Son dos luisant s'arrondissant sous la poussée qui lui permettrait de jaillir hors de la roche dans un nuage épais de poussière.

*

 Volk releva instinctivement le visage vers le ciel nocturne. Le bruit assourdissant avait déchiré la nuit, le surprenant alors qu'il dissimulait son air-puller dans la végétation bordant la zone d'atterrissage. De sa position, il ne pouvait distinguer la cause de l'épais nuage de poussière qui s'élevait à présent derrière la tour. Il songea que ses frères avaient sans doute fait exploser une des usines du secteur 6, ou un hangar de stockage d'alcool dans le secteur 12.

 La nuée luminescente envahissait peu à peu l'espace entre la cime des arbres et le dôme. Elle engloutirait la tour dans peu de temps. Immanquablement, l'air n'allait pas tarder à être suffocant, ce qui se révélerait un avantage supplémentaire pour les androïdes. Les humains seraient contraints de regagner des abris et de se procurer des respirateurs. Ils laisseraient donc le champ libre à ses frères qui pourraient poursuivre leurs actions plus facilement. Et lui, leur prêterait main forte en libérant ceux qui avaient été pris dans leur sommeil. Jabr Volk s'élança sur le chemin, sa longue cape sombre ondulant au-dessus du sol au rythme de sa course.

*

 Yésénia et Ivenka avait ressenti la vibration avant d'entendre le bruit et de voir le nuage de poussière. La xochilt avait frémit en percevant le flux d'énergie qui s'échappait des entrailles de la terre. Elle avait entendu les voix de ses compagnons s'éteindre. Le conseil avait eu tort de négliger la menace. À présent, le monstre était là et il avait faim.

 Les deux ytualanis tournèrent leurs regards vers les humains qu'elles avaient rejoint peu de temps auparavant sur le conseil de Cyrus. Aquila, Darius et Prya s'étaient figés en pleine action. Leurs adversaires s'étaient immobilisés également, attendant la fin du tremblement de terre. Brusquement Yésénia braqua son doigt vers le ciel pour désigner le nuage de poussière qui menaçait de tout engloutir, eux y compris. Aquila sortit un respirateur tandis qu'il ordonnait aux autres d'abandonner la place pour se mettre à l'abri. Il se battrait seul contre les androïdes. Pour le moment.

*

 Kala observa le nuage sombre qui venait d'engloutir la tour et frissonna. Shankar l'enveloppa de ses bras et l’entraîna loin de l'embarcadère. Ils avaient atteint l’île de Rikushu sans problème. Leur petite embarcation avait filé sur les eaux tranquilles du lac sans rencontrer d'obstacle. Personne n'avait tenté de les arrêter. Aucune sentinelle dans les tours de guets aux abords du dôme. Aucun acqua-puller pour poursuivre les contrevenants qui avaient eu l'audace de s'aventurer sur les eaux interdites. Les gardes côtes avaient tous disparus, sans doute réquisitionnés pour d'autres batailles.

 Le campement rebelle se trouvait dans la forêt après le village. Aquila leur avait donné un chemin à suivre qui longeait les clôtures des villégiatures. Shankar s'approcha d'une grille entre-ouverte. Aucune de ces maisons cossues en bois aux toits d'ardoises noires n'avaient été ouvertes depuis la belle saison. Il trouvait dommage de se réfugier dans un abri de fortune alors qu'ils avaient à portée de main tout le confort possible. Il observa la forêt, sombre, humide, inhospitalière, puis de nouveau les maisons. D'un haussement d'épaule, il balaya toute ses réticences, et s'engagea dans l'allée dallée de pierres blanches menant à la première habitation.

 Kala le regarda un instant immobile, puis le rattrapa. Après tout, il avait raison. D'ici l'aube, ils auraient quitté la cité, autant en profiter pleinement avant de disparaître.

*

 Cyrus ne voyait presque plus rien autour de lui. Cette sensation oppressante qui l'enveloppait rendait sa respiration haletante malgré le respirateur qu'il portait. De temps à autre une silhouette traversait fugitivement la poussière. Il avait appris à différencier celles des androïdes de celles d'hommes. Les machines avançaient d'un pas assuré, la tête haute, nullement incommodés par ce qui se passait, contrairement aux humains.

 Cyrus atteignit enfin le repère. Il pénétra dans l'atelier avec plaisir et constata qu'il était seul. Breatheater n'était pas encore revenu. Les ytualanis non plus. Pas plus que Prya et Blackwell.

 Une pointe de jalousie s'empara du cœur du jeune homme en pensant à Darius, l'ami de toujours de Prya. Le visage en colère de la jeune fille lui traversa fugacement l'esprit. Il chassa bien vite cette image de crainte de tomber dans un sentimentalisme hors de propos. Il n'était pas temps de s'apitoyer, ni même de s'inquiéter. Il avait une réunion de la plus haute importance à organiser. L'ancien Dengen l'avait contacté. Il était temps de préparer ce qui, il l'espérait, serait pour tous une réunion historique entre ytualanis et capolkaniens.

*

 Claudius ouvrit la porte de la cuisine et s'assura que personne ne s'y trouvait. Une arme à la main, il se dirigea vers le garde-manger. En bois massif, le meuble reposait sur une trappe que seul un œil averti pouvait deviner dans les rainures du plancher fatigué. Claudius s'adossa au côté gauche du meuble et poussa de toutes ses forces.

 En quelques heures, les fondations de sa « petite » affaire avaient été sérieusement ébranlées. Il avait la chance d'être encore en vie. Il ne pouvait pas en dire autant de la responsable de La Maison, l'établissement qu'il possédait dans la tour. Madame Rose avait été égorgée avec tous ses esclaves par l'une de ses androïdes. Une machine magnifique à la peau ambrée qui répondait au doux nom de PANDORA. Ditter avait disparu, et Afzal qui avait réussi à s'en sortir avec des blessures superficielles, se terrait avec sa famille dans le secteur 16.

 Ils étaient finalement parvenus à déconnecter certaines machines avant qu'elles ne deviennent dangereuses. Les autres avaient été éliminées purement et simplement. Son mystérieux voleur l'avait prévenu, mais pas assez tôt pour limiter les dégâts dans la tour. À présent, tous ses établissements étaient fermés. Il ne pouvait rester ici. Le tremblement de terre était là pour lui rappeler que le danger rodait plus que jamais dans la cité.

 Le meuble céda enfin et se déporta assez pour libérer la trappe. Claudius avait plus d'un tour dans son sac, et l'un d'entre eux était un accès non contrôlé au monde extérieur. Il reviendrait lorsque la situation se serait éclaircie. En attendant, Deshrem n'était qu'à quelques jours d'air-puller, et il emportait avec lui suffisamment de richesse pour y séjourner le temps voulu. Claudius attrapa un respirateur et s'engagea dans le tunnel qui le conduirait hors de Capolkan.

*

 Capolkan s'enflammait. Les androïdes mettaient à exécution leur plan de soulèvement, fragilisant les fondements de la cité. Tandis que les hommes du Commandeur, sous couvert d'apporter de l'aide, renforçaient la panique en l'alimentant de fausses rumeurs ou en attaquant par surprise. Le supra Moor avait dû déployer tous les bersikers dont il disposait pour soutenir la population qui tentait de fuir devant le danger.

 Grâce au travail acharné de Selma Park, les premiers flacons de bajacrus avaient rejoint les secteurs. Mais ce ne serait pas suffisant pour endiguer l'avancée des androïdes, et Moor pressentait que les stocks d'acrisias expédiés par Ris ne suffiraient pas.

 Puis la tour avait vacillé. Quelque chose l'avait ébranlée, provoquant un nuage de poussière gigantesque, qui, à présent, l'enveloppait, rendant la cellule de crise installée dans le laboratoire central, totalement aveugle. Les hommes au sol ne pouvaient pas en dire plus, submergés par le nuage opaque et suffocant.

 Taddeus Moor s'approcha de son prisonnier Caléus Fincher qui semblait fasciné par les ombres mouvantes derrière les vitres. Selma se tenait près de lui, silencieuse. La guérisseuse s'éloigna en voyant le supra s'approcher. L'animosité entre eux deux avait diminué, mais n'avait pas disparu. Moor se pencha légèrement pour tenter de distinguer quelque chose dans la purée de pois, en vain. Le prisonnier se tourna alors vers lui, et ce qu'il vit dans ses yeux le déconcerta. Caléus Fincher avait peur.

 Le conteur avait une vision très claire de la situation. Il avait exploré les esprits qui passaient à sa portée. Il avait acquis la conviction que le visage de Capolkan avait peut-être une chance de changer. Ce moment que les conteurs et les ytualanis avaient tant espéré, était à portée de main. Il y avait cru. Du moins, jusqu'à ce qu'il sente ce qui venait de surgir des entrailles de Phanbet. Et maintenant, il doutait, car il savait également que personne ici n'était préparé à affronter la légende.

— Que se passe-t-il ? demanda le supra d'une voix blanche.

— Il est sorti, répondit Caléus d'une voix atone

— Qui est sorti ? De qui parlez-vous ? lança Moor gagné par l'anxiété.

 Marcus Ward entra dans le laboratoire à ce moment-là. Il tenait fermement Eupraxius Magne dont le bras gauche ensanglanté pendait lamentablement sur le côté.

— Il ne veut pas parler ! Il me faut du Prectis ! siffla l'infra la mâchoire contractée par la colère, en asseyant brutalement le prisonnier sur une chaise.

— Ah non ! Hein ! Si vous voulez torturer quelqu'un, vous allez faire ça ailleurs ! cria Selma furieuse.

 Une voix claire, tranchante s'éleva avant que Marcus n'ait eu le temps de répliquer.

— Ce n'est pas nécessaire. Ce que vous cherchez se trouve à son doigt.

 Magne redressa la tête vers Fincher. Le visage crispé sur une expression de rage, il se rua vers le sas d'entrée. Un éclair traversa le laboratoire, et Magne s'effondra tandis que Moor rengainait son arme.

— Nous avons perdu assez de temps, laissa-t-il tomber à l'intention des occupants de laboratoire stupéfaits par le geste du supra dont la réputation de tact et de diplomatie commençait à s'effriter sous leurs yeux.

— Ward ! Occupez-vous de retrouver l'Élue ! Et restez en contact permanent avec la cellule de crise. Je veux savoir où vous êtes et ce que vous faites à chaque instant ! Je veux aussi des rapports sur ce que vous voyez durant votre progression ! Ce passage secret doit mener directement à l'observatoire ! Tachez de ne pas vous laisser surprendre !

 Tandis que Marcus sortait précipitamment après avoir ôté la bague que Magne portait à la main gauche, Moor se tourna vers Fincher avec un air déterminé.

— Maintenant à vous ! De qui parliez-vous tout à l'heure ! Je vous écoute !

 Peu de personne connaissait les capacités du conteur. Même après l'incident avec Taglione. Moor savait qu'en laissant le télépathe auprès de lui dans la cellule de crise, il s'informerait de tout discrètement. Il avait attendu de voir ce qu'il comptait faire avec les informations récoltées. Certes, il les avait déjà aidés une fois, mais rien ne les assurait que tout ce qu'il disait n'était pas voué à leur nuire.

 Avant de lui répondre, Caléus Fincher lui tendit ses poignets entravés. Moor fit signe à un infra de le détacher tout en le maintenant en joue.

— Ce qui vient de surgir a eu plusieurs noms, mais j'emploie volontiers celui de Fléau, car c'est ce qu'il a été aux yeux des premiers colons encore emprunts des anciennes religions, commença le conteur en frottant ses poignets meurtris, sans se préoccuper de l'arme pointée sur lui.

— Le fléau ? répéta incrédule le supra.

— Oui, le Fléau. Un ver de légende. Un dévoreur de vie. Celui qui faillit anéantir Capolkan à l'aube de sa création.

 Alors Caléus Fincher raconta la légende de la sacrifiée à son auditoire médusé.

*

 La coupole de l'observatoire s'ouvrait en partie sur le ciel étoilé au-dessus de Phanbet. Depuis cet endroit le regard ne portait pas sur la cité qui s'étendait en contrebas. Non, il ne pouvait se poser que plus loin. D'abord, la grande prairie ondoyante sous le vent, puis sur l'horizon montagneux du nord, ou sur les marais brumeux bordant la jungle dense et énigmatique au sud. La mer se laissait deviner à l'ouest et à l'est, de par les brumes qui en remontaient inexorablement les petits matins de saison froide. D'ici, on ne pouvait s'arrêter au destin d'une seule cité. D'ici, les ambitions d'empire et de conquête ne semblaient pas démesurées.

 Le Commandeur, debout les mains croisées dans le dos, fixaient l'obscurité en silence. Tout ceci serait un jour à lui. Il le savait. Il en avait eu la prémonition en accédant à ce poste. Il lui était arrivé de douter parfois. Il avait fait face, sans jamais révéler la moindre faiblesse, éliminant tous ceux qui, par volonté propre ou inconscience, s'étaient mis en travers de sa route, ne s'entourant que de ceux dont la soumission veule lui assurait une obéissance aveugle.

 Il ne regrettait rien de ce qu'il avait pu décider pour régler les problèmes qui se posaient à lui. Au contraire, il était même plutôt fier ne n'avoir jamais baissé les bras même face à ses proches. Comme lorsque sa compagne Cléa s'était opposée à lui une fois de trop. Ou quand son fils, quelques années plus tard, suivant ce caractère rebelle que lui avait transmis sa mère bien malgré lui, avait osé se dresser contre son père en prenant la tête d'un mouvement de réforme.

 Démétrius Openwall était appelé à un grand destin. Personne n'était autorisé à en douter ou à le contrecarrer. Si ses proches n'avaient pas réussi à l'arrêter, ça n'était certainement pas ces imbéciles du Haut-Conseil qui y parviendraient !

 Il avait jusqu'ici sous-estimé ses adversaires qui, avec une certaine habileté, avaient réussi à rassembler des hommes de valeurs, avant qu'il n'ait eu le temps de les enrôler lui-même. Mais l'ennemi s'apprêtait à commettre la pire erreur stratégique qui soit : faire entrer des ytualanis dans Capolkan. Le Commandeur ne savait pas encore comment, ni par quel moyen, mais il entendait bien utiliser cela à son avantage. Il allait leur faire payer leur insubordination et les écraser. Il n'aurait aucune pitié pour les survivants, dont l'existence même était une injure à son autorité toute puissante. Il leur ferait regretter de n'avoir pas tremblé devant lui !

 Un jeune homme à l'allure chétive et à la peau blême s'approcha de lui avec un petit plateau sur lequel une fiole dévoilait un liquide ambré. Le Commandeur prit sa dose de calisterius d'un trait, puis observa un instant la fiole vide avant de la reposer.

 Dashilester lui avait fait parvenir tous les ingrédients nécessaires à la réalisation du sérum, mais seul Tork Johansen connaissait les bons dosages. Or, le supra avait été mis hors course par Volk, et son ordinateur n'était pas accessible par l'intermédiaire du réseau. Il lui fallait pourtant cette formule. Elle était la base de ses projets d'expansion, car il n'était pas dupe devant sa longévité exceptionnelle. Sans les bons soins et le génie de Johansen, il aurait été emporté depuis longtemps par le Getheimklak.

 Le problème résidait donc dans son incapacité à s'approprier les dossiers du supra dont les accès étaient codés par Barandoué. Il lui faudrait introduire quelqu'un dans le camp adverse pour s'emparer des informations à la source. Un homme qui ne flancherait pas face à l'adversaire comme ce lâche de Taglione. Un homme retord et fourbe. Et il avait justement cet homme sous la main : Quintillus Esposa.

 Le visage d'Helmut Van Stiers apparut sur l'écran de son communicateur portatif. Cet homme, qui paraissait s'épanouir dans la confusion, semblait pourtant avoir un peu perdu de sa superbe.

— L'arrivée de Dashilester devrait être imminente. Il nous a fourni des images de ce qui vient de surgir des mines. C'est pour le moins spectaculaire, Commandeur.

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