Chapitre 59 Frères et sœurs

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 Brix Taglione avait retrouvé Selma enfermée au deuxième sous-sol. Elle s'était montrée d'abord peu coopérative, refusant de quitter sa cellule. Le supra avait donc joué son va-tout en lui révélant l'état dans lequel se trouvait Tork, son frère.

 Bien que furieuse contre ce-dernier, elle ne pouvait se résoudre à l'abandonner à son sort. Et puis, à bien y réfléchir, il lui était apparu que tout valait mieux que de rester à croupir dans cette geôle. Elle avait donc décidé de suivre le supra sans rien dire.

 Une fois dans le laboratoire, elle avait commencé par être passive, répondant aux questions par l'affirmative ou la négative en bougeant simplement la tête. Puis voyant que personne ne semblait assez compétent autour d'elle pour soigner son frère, elle avait pris les choses en main. Forte de son savoir de guérisseuse, elle avait assez facilement stabilisé l'état de Tork. Elle s'était ensuite occupée de Ris avec la même aisance.

 Son ancien amant avait échappé de peu à la mort. Il ne devait sa survie qu'à une négligence des infras du service. Ces derniers l'avaient transféré dans un container de régénération juste après son arrivée dans le laboratoire, laissant le container d'origine avec les données relatives au transfert. Celui qui avait tenté de se débarrasser de lui n'avait pas vérifié la présence du corps dans le container d'origine. Il s'était fié aux données enregistrées dans les ordinateurs et avait donc enclenché la procédure de liquidation sur le mauvais container. Terkoff avait eu une chance inouïe.

 Selma Park n'était pas femme à se laisser impressionner facilement. Pourtant, penchée sur Ris, elle constatait avec stupéfaction que le corps du serrocole se rétablissait avec une rapidité étonnante. Elle vérifia le composé des soins utilisés et découvrit des formules associant des plantes locales et terriennes à des molécules inconnues. Son frère avait réussi à stabiliser des sérums puissants pour pallier les déficiences physiques des capolkaniens. Elle n'avait pas besoin de beaucoup plus pour éveiller sa curiosité. Dès que l'occasion se présenterait, elle consulterait les travaux de recherche de Tork. Pour le moment, elle avait trop à faire.

*

 Le supra Brix Taglione s'était installé dans le bureau de Johansen pour entrer en contact avec Taddeus Moor. Il surveillait du coin de l'œil la prisonnière qui ne semblait déjà plus en être une. Derrière elle, deux silhouettes se découpaient dans l'ombre. Ward et le jeune Dengen se tenaient immobile au centre du laboratoire.

 Après avoir reçu des soins, l'infra avait refusé de prendre du repos, prétextant que le cycle de régénération serait trop long et qu'il ne pouvait pas se permettre de manquer sa prochaine mission. Marcus Ward attendait les ordres de son supérieur.

 Penché sur le miroir sans tain, Linus se perdait dans la contemplation des Élues et plus particulièrement dans celle d'Alma. Contre toute attente, et malgré toutes les péripéties qui avaient jalonné sa fuite, l'ADN de la jeune fille n'avait pas été contaminée par le Getheimklak. Elle pouvait toujours porter les espoirs de Capolkan. Elle avait donc été réintégrée au projet Katartia.

 Dans la cellule d'observation, la silhouette menue d'Alma contrastait avec celles, rondes et lourdes, des deux autres Élues qui poursuivaient leur grossesse tant bien que mal. L'ombre duveteuse qui commençait à lui couvrir le crâne accentuait sa différence. La jeune fille, lavée et habillée d'une tunique neuve, s'était assise sur le bord d'un lit, les yeux rivés sur les deux autres prisonnières.

— Elle semble plutôt résignée, émit Linus à l'intention de Ward qui se tenait silencieux près de lui.

— Ça m'étonnerait. La connaissant, elle cherche déjà un moyen de se tirer de là. Ça n’est pas le genre à baisser les bras.

— Non, manifestement, ça n’est pas le genre, répéta Linus en se tournant légèrement vers son interlocuteur, intrigué par le ton de sa voix.

 Marcus, debout près de la rambarde, fixait Alma avec intensité. Il n'aurait su dire ce qu'il ressentait exactement. Soulagé qu'elle soit enfin en sécurité dans un environnement sain et inoffensif, il ne parvenait pas à repousser la sensation de l'avoir trahie. Car au fond de lui, il devait bien reconnaître qu'elle avait raison. Elle n'était qu'un cobaye. Un cobaye un peu spécial, mais un cobaye tout de même. Et maintenant paradoxalement, il ne désirait qu'une chose : la sortir de là.

— Et bin, mon vieux ! C'est pas gagné ! s'exclama Linus consterné.

— Pardon ? Marcus regarda l'adolescent perplexe.

— Je disais que ça n'était pas gagné ...

— De quoi parles-tu ?

— De vous deux ! Mon vieux ! s'exclama Linus, t'inquiète ! Je dirai rien. Enfin sauf si tu comptes la laisser là-dedans...

— Je n'ai plus aucune latitude pour la faire sortir d'ici, murmura Marcus consterné.

— Compte tenu de ce qui est en train de se passer dans la tour. On peut, sans prendre trop de risque, envisager une évasion qui ressemblera à s'y méprendre à une attaque androïde.

 Marcus stupéfait fixait Linus. Ce gamin avait déjà réfléchi à la question. Il avait même sans doute un plan. Alors que lui, idiot figé dans son incapacité à résoudre le dilemme qui le rongeait, il n'avait rien envisagé. Absolument rien.

— Depuis quand songes-tu à la libérer ? demanda l'infra reprenant un peu sa contenance.

— Tu sais, ça n'est pas parce que je n'ai que 14 ans que je n'ai pas d'opinion. Ce programme était une chance incroyable de parvenir enfin à vaincre le Getheimklak ! Sauf qu'il n'a pas été conduit comme il aurait fallu. Je suis tombé sur un truc vraiment bizarre sur l'ordinateur de Johansen ! Un truc incroyable, en fait ! Moi seul, je ne peux pas grand-chose, il ne faut pas se leurrer... Et puis je te vois, toi, et là tout s'éclaire ! Je ne suis pas aveugle ! Tu es dingue de cette nana ! Ça se voit comme le nez au milieu de la figure ! répliqua Linus avant de finir, et il faut absolument la faire sortir d'ici. Elle ne doit pas rester là. Il y a trop de risque.

— Mais de quoi parles-tu ?

— Le dossier d'Alma, je l'ai lu. Enfin, le vrai. Pas celui que Johansen a servi à tout le monde. Entre nous, il nous a tous bien eu. Elle n'est pas ce que nous croyons. Elle n'a pas été recréée à partir d'ADN, mais régénérée à partir d'un corps sain ! Un corps vieux d'au moins 1500 ans ! Un corps de terrienne...

 Marcus fixait la jeune fille avec plus d'acuité. Comment Johansen s'était-il trouvé en possession du corps d'Alma ? Où avait-elle été stockée pendant toutes ces années ? Par qui ? Et dans quel but ? Marcus empoigna l'adolescent et l’entraîna sans ménagement vers le bureau de supra. Il devait savoir.

*

 La guérisseuse comprit qu'une personne importante était entrée lorsque les infras exécutèrent un salut rapide mais déférent après l'ouverture chuintante du sas. Pourtant, elle ne se retourna pas, achevant sa prise de note sans se départir de son calme. Elle savait qu'elle se trouvait dans une position délicate. Les infras n'avaient émis aucune objection à sa prise en main du laboratoire. Certains avaient même paru soulagés. Quant au supra Taglione, il n'avait émis aucune objection pour le moment, trop occupé à s'occuper de rétablir l'ordre dans la cité. Pourtant, elle demeurait sans conteste une prisonnière.

 Selma releva le visage, consciente du regard fixé sur elle. La haute stature de Taddeus Moor se dressait de l'autre côté du container. Il l'observait en silence mais son visage trahissait son mécontentement. Sans le vouloir, la guérisseuse laissa ses yeux glisser du supra aux écrans du bureau de Tork. Intrigué, Moor se tourna vers le bureau à son tour.

 Taglione s'activait depuis le communicateur devant les écrans, tandis que Linus Dengen, sous l'œil attentif de Ward, pianotait avec ferveur sur un ordinateur.

— Je doute que ces hommes suscitent votre intérêt. J'en conclus qu'il s'agit plutôt de l'ordinateur ? dit le supra d'un ton sec.

— J'ai besoin d'accéder à certaines informations pour continuer à travailler, commença la guérisseuse.

— Continuer à travailler, dites-vous ? Je ne crois pas avoir approuvé ce qui se passe ici. Vous deviez servir à aider au réveil de Johansen le cas échéant. Je crains ne pas m'être fait suffisamment comprendre de mon collaborateur. Vous devriez être dans une cellule. Aucunement libre de vos mouvements comme c'est le cas actuellement. J'espère que vous avez bien profité de ces brefs moments.

— Mais je n'ai pas fini de stabiliser les blessés.

— Je suis sûr que les infras pourront s'en charger maintenant.

Selma Park fixa un regard plein de fureur sur le supra qui, semblant ne pas se formaliser, continua calmement :

— À moins que vous ne nous éclairiez sur un détail...

— Un détail ?

— La composition du bajacrus, laissa tomber Moor avec détachement comme si ce n'était pas important.

 Selma était troublée. Le bajacrus était un secret dont elle n'avait parlé à personne. À personne ou presque. Selma revit clairement le visage tuméfié de Prya. S'était-elle laissée berner par un agent sous couverture ? Et pourquoi la Doshbat avait-elle besoin de son mélange ?

 Avant qu'elle ne puisse rien répondre, un sifflement strident capta l'attention de tous les occupants du laboratoire. Le container de Ris Terkoff venait d'enclencher la phase de réveil. Il s'ouvrit et le serrocole se redressa avec l'aide de la guérisseuse sous l'œil attentif de Moor.

 Ris, un peu abasourdi, regarda successivement les personnes autour de lui, avant de se fixer sur Marcus qui s'était approché.

— Où est SEITO ?

— SEITO ? répéta Ward perplexe.

— L'androïde qui nous a aidés !

— Ici ! lança Linus en désignant le bureau de Johansen.

 Ris tourna son visage vers l'adolescent, puis vers le bureau en question, incrédule.

— Sa puce est sur la table. Son corps, lui, était irrécupérable, compléta Marcus.

— Il faut les arrêter, dit Ris en colère en tentant de se lever avec difficulté.

— C'est exactement ce que nous tentons de faire, n'est-ce pas Selma Park ? répliqua une voix sèche derrière lui.

 Moor n'avait pas bougé d'un iota et fixait maintenant Selma. La balle était dans son camp et elle le savait. Cependant, elle ne donnerait rien à la Doshbat sans contrepartie. Elle avait travaillé trop dur contre le pouvoir, et depuis trop longtemps, pour s'allier à lui aussi facilement.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler ! rétorqua-t-elle en aidant Ris à se lever.

 Moor fit signe à deux infras du service médical de prendre la relève de la prisonnière, et attrapa Selma par le bras l'amenant face à des écrans sur lesquels on pouvait voir les combats qui faisaient rage dans la cité.

— Nous devons enrayer la menace androïde coûte que coûte ! Avec ou sans bajacrus ! La survie de la cité en dépend ! Que comptez-vous faire Selma Park ! La personne qui nous a révélé l'existence de votre mélange a été agressée par des androïdes ! Leur objectif est de nous exterminer !

— Qu'en savez-vous ! Peut-être ne souhaitent-ils qu'un traitement plus juste de notre part ! Peut-être ne veulent-ils que la justice et la liberté ! Comme les capolkaniens en fait ! s'emporta Selma en se dégageant brutalement de ses mains.

— Vous divaguez ! Vous êtes prête à faire le pari ? À voir tous ceux que vous aimez mourir parce que vous aurez été trop orgueilleuse pour nous donner la formule de ce fameux sérum ? Nous n'en sommes plus à savoir qui est contre qui ! Il s'agit de préserver Capolkan d'une menace bien plus terrifiante que les ytualanis ! cria Moor avec véhémence.

 La guérisseuse et le supra s'affrontaient du regard campant tous les deux sur leurs positions. C'est alors que Ris intervint. Il s'élança d'un pas mal assuré vers la guérisseuse, attrapa son visage entre ses mains et planta son regard dans le sien.

— Si tu as en ta possession quelque chose qui peut les arrêter, Selma ! Tu dois nous le donner ! Tu le dois ! Ils détruiront tout, Selma ! Capolkan n'existera plus. Nous n'existerons plus. Ceux qui peuvent encore changer les choses non plus. Laisse-leur une chance ! Laisse-nous une chance !

 Ce « nous » qu'utilisait Ris réchauffa la guérisseuse, l'apaisa un bref instant. Toute cette rage qu'elle contenait en elle depuis si longtemps, fit mine de disparaître enfin. Elle n'était pas en paix. Loin de là. Mais il lui semblait avoir retrouvé la partie manquante de son cœur. Celle qui avait disparu avec celui auquel elle s'était attachée sans le vouloir vraiment. Celui qui l'avait quitté sans s'excuser plusieurs décennies plus tôt.

— Il va me falloir du matériel, murmura Selma, du matériel et des plantes.

— Tu auras tout ce dont tu as besoin, n'est-ce pas supra Moor ? dit Ris en se tournant vers l'intéressé avec un air déterminé.

 Ce dernier, satisfait, acquiesça en silence. L'adhésion de la guérisseuse même s'il n'était pas entier, leur permettrait d'aller plus vite.

 Taglione s'était approché de son supérieur, inquiet. Il avait suivi toute la discussion et s'en voulait de n'avoir pas su brider la prisonnière comme le souhaitait Moor. Cependant en cet instant son esprit était vers une autre urgence.

— Supra, ne faudrait-il pas mettre en lieu sûr les membres du Haut-Conseil ?

— Vous avez raison, Taglione ! Faites-les venir ici. Nous allons transférer nos quartiers dans ce laboratoire. Avertissez Barandoué ! Faites remonter Caléus Fincher également ! Vos hommes l'ont bien mis en détention dans les sous-sols, n'est-ce pas ?

— Pas exactement, supra. Après sa tentative d'évasion, il a été mis dans une cellule d'isolement dans le service d'expérimentation pour y recevoir des soins. Tenez ! Regardez ! dit Taglione en faisant apparaître l'intérieur d'une cellule sur un écran.

— Parfait ! dit Moor en souriant.

 Les choses semblaient nettement s'améliorer pour eux.

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