Chapitre 57 Le bajacrus

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 La salle de surveillance fourmillait d'activité. Des hommes avaient été appelés en urgence pour soutenir les équipes de nuit. Taddeus Moor devait faire face à l'une des plus importantes contaminations depuis au moins 100 ans. Même si les supras Corso et Barandoué avaient réagi immédiatement avec une efficacité redoutable, il restait fort à faire pour assainir la situation, rétablir le calme et rassurer la population. Contrairement à ce que laissaient supposer certains, il paraissait évident à Moor que le soulèvement des machines avait débuté et il lui incombait maintenant d'anticiper les prochaines attaques.

— Supra ? La communication n'aboutit toujours pas. Souhaitez-vous que je continue ?

 L'infra qui se tenait devant sa console de communication fixait d'un air impassible son supérieur.

— Non, c'est inutile, finit-il par dire en se plongeant dans la contemplation du dossier qu'il tenait toujours à la main.

 Démétrius Openwall, Commandeur suprême de la cité de Capolkan, ne répondait pas à ses appels. Comme la nuit où il suivait la chasse pour retrouver l'Élue, Moor se trouvait seul à prendre des décisions. Cette fois, cependant, ce qu'il prévoyait de faire dépassait largement le cadre de ses fonctions. Il n'avait pas besoin d'une approbation, mais d'une autorisation. Il avait la preuve que Jabr Volk l'ancien était un androïde non-avéré. Mais avait-il le droit de l'arrêter ? Christophorus et Dengen lui donneraient leur accord, mais était-ce suffisant après la petite leçon que leur avait donné Openwall près de trois quart d'heure plus tôt ?

 L'entrée du supra responsable de la gestion matérielle et technique de la tour interrompit le cours de ses pensées. Essoufflé, en sueur, Tiber Mac Adams s'affala sur la première chaise à sa portée. Moor fut contrarié par son comportement.

— Que vous arrive-t-il, Mac Adams ?

— Que m'arrive-t-il ? Mais, nom d'un Prax, Moor ! Vous savez ce que représente le rassemblement de toutes ces fichues machines dans l'auditorium avec aussi peu d'effectifs et d'armes ?

 Le temps sembla comme suspendu l'espace d'un instant. Corso, Nokokata et Barandoué, en ligne depuis leurs bureaux respectifs avaient redressé la tête fixant silencieusement Moor. Les anciens Dengen et Christophorus s'étaient levés comme un seul homme.

— Qui vous a donné cet ordre, Mac Adams ? demanda Moor plutôt calmement pour quelqu'un qui venait de réaliser que, si le Commandeur ne daignait pas lui répondre, c'est qu'il estimait pouvoir se passer de lui.

— Et bien ! Mais le Commandeur bien sûr ! s'écria Mac Adams avant de se demander pourquoi Moor ignorait sa mission.

 Tous les hommes présents savaient ce qu'impliquait cette réponse. Le Commandeur agissait seul depuis l'observatoire. Le tout était de savoir s'il le faisait contre eux, ou s'il les ignorait sciemment pour leur montrer leur inutilité. Le jeu pouvait se révéler très dangereux pour tout le monde, y compris pour la cité.

 Karpov entra brusquement dans la salle et s'adressa à Moor avec une rapidité d'élocution difficile à suivre. Envoyé en reconnaissance avec des escouades dans les étages d'habitation de la tour, il s'était heurté aux kansikers de Van Stiers. Ces derniers semaient la terreur, s'attaquant, non plus seulement aux androïdes confinés, mais aussi à ceux qui avaient la mauvaise idée de se placer sur leur chemin.

 Moor se détourna des hommes qui lui faisaient face et fixa les écrans de contrôle montrant les endroits encore en proie à la confusion dans la cité. Il demanda à l'un des infras de lui fournir des images des étages d'habitation de la tour. Plusieurs caméras avaient été détruites intentionnellement. Les autres fournissaient des images de foule apeurée et de combat. Personne ne bougea pendant un bref instant. Les hommes de l'ordre interne, qui travaillaient jusqu'alors, s'étaient arrêtés, fébriles. Beaucoup d'entre eux avaient de la famille dans la tour.

 C'était maintenant clair. Le Commandeur jouait définitivement contre eux. Son objectif apparut clairement à Moor. Démétrius Openwall voulait se débarrasser du Haut-Conseil et pour cela, il était prêt à sacrifier autant de vies que nécessaires.

 Taddeus Moor serra les poings furieux. Il aurait pu quitter la salle et foncer vers le sommet de la tour pour affronter l'homme qui le désavouait si ouvertement. Comme il était difficile pour lui d'admettre qu'il n'avait été qu'un pion sur l'échiquier complexe du combat politique capolkanien. Un exécutant. Un exécutant aux brillantes idées et aux judicieuses initiatives tout au plus. Mais un simple exécutant.

 Ses années d'obéissance et de combat aux côtés du Commandeur ne comptaient plus. Durant leur dernier entretien, il avait rompu sans le savoir le lien ténu qui le reliait à Openwall. Moor s'était cru assez important pour pouvoir prendre parti pour les anciens sans danger. Il avait eu tort. Maintenant, deux choix s'ouvraient à lui. Soit il faisait rapidement amende honorable auprès d'Openwall pour récupérer son influence et son pouvoir. Soit il se dressait contre l'autorité suprême de la cité pour mener une rébellion. Une révolution.

 Le supra à l'ordre interne était un homme puissant et juste, dont les avis et les ordres étaient suivis par tous ses subordonnés sans discussion. Il était craint aussi, car son impartialité faisait de lui un homme redoutable. Basiléus Dengen ne pouvait pas se permettre de perdre un élément tel que lui. L'ancien le savait.

 Il posa sa main sur l'épaule du supra. Par ce contact physique, il tentait de lui faire comprendre qu'il avait besoin de lui. Que la cité avait besoin de lui. Qu'il était de son devoir de lutter contre la folie d'un homme, pour le bien commun.

 Toujours debout face aux écrans, Taddeus Moor devait se décider. Les images des combats qui avaient lieu aux étages supérieurs, le heurtaient de plein fouet. Les regards interrogateurs de ses collaborateurs le pressaient. Il n'était plus temps de rejoindre les services du Commandeur au dernier étage de la tour pour obtenir une explication.

 La situation nécessitait des décisions rapides. Des décisions radicales. Des décisions qui engageraient ceux qui les prendraient sur la voie de l'opposition. Moor ne se voyait pas encore comme l'un de ces rebelles contre lesquels il avait si ardemment lutté toutes ces années. Et pourtant, c'est exactement ce qu'il était en train de devenir.

 Le supra prit le temps de fixer chacun des occupants de la pièce, puis il reporta son attention sur les supras en liaison directe grâce aux communicateurs. Il semblait jauger les esprits, estimer ses chances de réussite avant de se lancer. Il s'adressa à eux simplement en révélant son désir de mener à bien la mission qui lui avait été confiée. De cette manière, il n'affirmait pas une opposition catégorique au Commandeur. Il se laissait une porte de sortie en cas de revirement de situation ou d'explication de la part du chef suprême. Il ne choisissait pas de camp, juste celui de la population qu'il devait protéger des menaces quelles qu'elles soient. Moor était conscient du risque qu'il prenait et qu'il ferait prendre à ceux qui le suivraient. Il en était conscient et il l'assumait.

 Il s'attendait à quelques réticences, quelques remarques, mais il n'en fut rien. Tous acquiescèrent et se remirent au travail. Dengen et Christophorus, satisfaits de la décision de Moor, commencèrent à donner des instructions pour venir en aide à la population malmenée par les kansikers, tandis que Barandoué, Corso et Nokokata rendaient compte au fur et à mesure des avancées dans les secteurs. Seul Mac Adams était perplexe, incapable de comprendre ce qui était en train de se passer sous ses yeux.

 Alors que Moor venait d'envoyer des hommes au domicile de Volk, car même s’il y avait peu d'espoir de l'y trouver, il ne devait négliger aucune possibilité, le visage du supra Karel Hirsh apparut sur l'un des écrans de la salle. Échevelé et coloré par l'effort, il s'adressa à Moor sans prêter attention à ceux qui l'environnaient.

— Hirsch ! Je commençais à m'inquiéter ! s'écria Moor.

— Vous pouviez ! La situation a failli être hors contrôle ! Mais nous sommes parvenus à récupérer l'essentiel des usines. Nous avons repris l'activité de l'usine 2 pour fournir des filtres au plus vite. Et...

— Hisch ! Avez-vous reçu des ordres du Commandeur ?

— Du Commandeur ? Pourquoi voulez-vous que le Commandeur me...

— Parce qu'il l'a fait avec d'autres, Karel.

 Le supra responsable de l'industrie et de l'ingénierie dévisagea son supérieur. Moor et lui se connaissait depuis très longtemps, et ils ne s'étaient appelés par leur prénom qu'à une occasion : quand Hirsch avait perdu sa compagne dans un banal accident d'air-puller quelques années plus tôt.

— Que se passe-t-il, Taddeus ?

 Moor lui expliqua brièvement la situation dans la tour et attendit son commentaire.

— Nom d'un Prax ! explosa le supra furieux, C'est bien le moment ! La cité est déjà au bord de l'explosion ! Non vraiment ! Pourquoi aggrave-t-il la situation ? Pourquoi prendre de tels risques ?

— Sans doute parce qu'il pense pouvoir le faire...

— Tu crois qu'il aura assez de soutien ? Qu'il est capable de maîtriser tout ce bordel !

— Suffisamment pour mettre la cité à feu et à sang, s'il le veut.

 Alors que son collaborateur jurait encore, Moor aperçu derrière lui, un visage tuméfié, vraisemblablement féminin.

— Qui est avec toi, Hirsh ?

 Le supra responsable du développement technique attrapa le bras de la jeune fille pour la faire apparaître à ses côtés, avant de la présenter :

— Voici Prya, messieurs ! Prya a eu la malchance d'être désignée compagne d'un androïde non-avéré. Et oui, messieurs, ils sont allés jusque-là ! Mais Prya est aussi une petite futée ! Nous passerons sous silence l'ensemble des infractions qui l'ont conduite à apprendre la vraie nature de son compagnon. Ce qu'il faut retenir en revanche, c'est le « bajacrus ».

— Le bajacrus ? répéta incrédule le supra à l'ordre interne, tandis que les anciens se rapprochaient tout aussi perplexes.

— Il s'agit d'un mélange d'herbe qui, une fois ingéré, neutralise les androïdes.

— Une tisane ? C'est une plaisanterie ? s'écria Dengen.

— Pas du tout ! Nous l'avons testé ici même, et croyez-moi, c'est efficace !

— Sur les androïdes ? Ou sur les hommes ?

— Sur tous les androïdes, et surtout ceux débridés. Quant aux hommes ! Et bien, j'en ai fait boire à la fille. Nous n'avons rien remarqué, alors je suppose que le breuvage n'a pas d'effet notable sur les hommes.

 Moor dévisagea Prya. Il ne lui donnait pas plus de 15 ans. Son visage était bien amoché et la colère se lisait clairement dans ses yeux. Il n'avait pas le temps d'en savoir plus sur elle. Il lui fallait les informations qu'elle détenait. Il lui posa une question unique pour connaître la composition du mélange, mais n'obtint qu'un silence buté pour toute réponse.

— Faites-là transporter au plus vite ici, Hirsh ! Je n'ai pas de temps à perdre en interrogatoire. Il y a ici des gens qui s'occuperont de lui soutirer les informations dont nous avons besoin.

— Je... Ça n'est pas moi, ânonna la jeune fille blême.

— Pardon ?

— Je ne connais pas la composition du mélange. Ce n'est pas moi qui l’aie fait !

— Qui alors ?

 Prya baissa la tête un bref instant et dit d'une voix chevrotante :

— Selma. Elle s'appelle Selma et elle est guérisseuse dans le secteur...

 Prya n'eut pas le temps d'achever sa phrase que Moor s'écriait avec enthousiasme :

— Tu parles de Selma Park ?

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