Chapitre 54 Soupçons

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 Les anciens Basiléus Dengen et Silas Christophorus se dévisagèrent, perplexes. Le Commandeur venait d'insinuer que le projet de soulèvement des androïdes n'était en fait qu'un simple incident monté en épingle pour d'obscures raisons politiques. Kaito Tanaka et Arash Dongala paraissaient gênés. Sortis du lit par leurs deux collègues, ils ne savaient que penser de ce qui était en train de se passer.

 Bien qu'ils aient été mis au courant des événements des derniers jours, ils ne parvenaient pas à bien saisir la nécessité d'une telle réunion. L'ancien Dengen n'avait pas le pouvoir de convoquer un Haut-Conseil, même restreint. Et deux anciens manquaient à l'appel. Les insinuations du Commandeur ne faisaient que renforcer l'opinion défavorable que Tanaka avait déjà.

 Taddeus Moor était, quant à lui, très ennuyé, notamment parce qu'il n'approuvait pas la démarche des anciens. Leurs informations étaient encore partielles, et ils n'avaient toujours pas trouvé la tête du mouvement des androïdes. Ils auraient dû patienter encore un peu avant de se précipiter ici affronter Openwall.

 Toutefois, la légèreté avec laquelle le Commandeur prenait le problème, intriguait Moor au point qu'il décida de prendre fait et cause pour les frondeurs. Dengen avait toujours été un soutien pour lui, et le supra commençait à penser que l'antagonisme existant entre les deux organes de gouvernement de la cité prenait le pas sur la réalité de la situation. Ce qui ne lui convenait pas. La menace androïde était réelle. Il s'agissait de ne pas la sous-estimer.

 Taddeus Moor pensait donc donner du crédit aux paroles des anciens, ou au moins les appuyer, mais son intervention n'eut pas du tout l'effet escompté.

— Ne dites pas de sottises, Moor ! Je vous croyais plus avisé que cela ! Ce n'est pas un soulèvement ! Tout juste une algarade ! Vos sources sont peu fiables, et bien qu'ayant enfin accompli si j'ose dire, la mission pour laquelle il avait été envoyé dans la cité, votre second ne m'inspire absolument pas confiance. Surtout, depuis que j'ai eu personnellement un petit entretien avec le pisteur Eupraxius Magne. Et puis, l'ancien Dashilester m'a assuré que le secteur 11 était de nouveau sous contrôle. Le calme est revenu. Et l'Élue a été retrouvée ! Voilà tout ce qui importe !

— Vous vous méprenez sur ce mouvement, Commandeur ! intervint Christophorus hors de lui, certains des androïdes désactivés possédaient des puces débridées, et il est probable que des modèles similaires soient infiltrés dans l'ensemble de la cité. Leur mouvement semble animé par un homme haut placé dans la hiérarchie, sans doute membre du Haut-Conseil, et...

— Ça suffit, Christophorus ! Vos petites querelles intestines ne m'intéressent pas ! Trouvez-vous un autre moyen pour vous débarrasser de l'un de vos ennemis ! Je m'en tiens à mes directives ! Quant à la cellule de recherche, elle n'a plus lieu d'être ! Vous pouvez tous retourner auprès des vôtres, et en prendre soin... Plutôt que d'imaginer des complots absurdes ! La cérémonie du tribut approche ! Il va falloir nous activer pour que tout se passe sans le moindre problème. J'espère avoir été assez clair ? Messieurs à vos postes !

 Il aurait aussi bien pu dire « couché ! À la niche ! », cela serait revenu au même. La communication s'interrompit brutalement, laissant les quelques supras, directement concernés par la cellule de recherche, interrogateurs. Un lourd silence s'était abattu sur la salle du Haut-Conseil. Personne ne semblait vouloir prendre la parole jusqu'à ce que Tanaka se manifeste.

— Bien, voilà qui est réglé. Je vais rejoindre mes pénates de ce pas, et aller rassurer ma compagne qui était un peu inquiète à cause de cette réunion inattendue.

— La ferme, Tanaka !

 Dengen était furieux, et le comportement de son collègue l'insupportait. Dongala se mit à protester, et Christophorus se lança à son tour dans la discussion.

 Taddeus Moor se trouvait devant un problème difficile à résoudre. Il était sous les ordres du Haut-Conseil, qui devait normalement gouverner avec le Commandeur. Or, en cet instant, les deux instances s'opposaient l'une à l'autre. Du moins une partie du Haut-Conseil était manifestement en désaccord avec le Commandeur.

 Moor était dans une position délicate. Il aurait aimé croire les paroles d'Openwall, le chef suprême de la cité, et s'y conformer, mais son intuition lui intimait le contraire. Il lui fallait une preuve. Une preuve irréfutable venant d'un homme que le Commandeur ne méprisait pas. Un homme que le chef suprême de la cité croirait.

 Tork Johansen était cet homme-clé. Celui qui pourrait confirmer ou infirmer ses soupçons. Et il ne répondait pas aux appels que Taglione ne cessait d'envoyer.

 Un doute s'insinua soudain en Taddéus Moor. Et si Johansen avait communiqué les résultats directement à Openwall ? et si ce dernier lui avait intimé l'ordre de n'informer personne d'autre ? Mais pourquoi le Commandeur jouerait-il un double jeu ? Pourquoi prendre autant de risques ? Moor ne pouvait attendre que le chef suprême daigne dévoiler ses plans pour comprendre la situation. L'Élue n'allait pas tarder à arriver. Ça n'était pas le moment de tergiverser. Il devait avoir des certitudes. Moor se précipita hors de la salle, laissant à leurs dissensions, anciens et supras.

 Dengen et Christophorus alors en pleine discussion, emboitèrent le pas du supra sans plus de cérémonie. Taglione, sachant que son supérieur devait avoir une idée en tête, se joignit à eux sans hésiter.

 Le supra Safran Barandoué, lui, était toujours assis, l'œil rivé sur les écrans devant lui. Il s'était connecté au réseau de communication avec les secteurs pendant la réunion. La situation lui semblait assez importante pour ne pas quitter des yeux les rapports qui provenaient de ses hommes.

 La nouvelle de la capture de l'Élue l'avait un peu soulagé, mais après la scène à laquelle il venait d'assister, l'indécision le gagnait. Selon les paroles du Commandeur, Taglione aurait dû abaisser le niveau d'alerte des secteurs et annuler l'opération « Contamination » qui était prévue à l'aube, durant laquelle la population devait être soumise au scanner de contrôle.

 Toutefois, maintenant que la nuit débutait, débattre avec le supra à la sécurité intérieure pour revenir sur des ordres qu'ils avaient eu tant de mal à mettre en place, lui paraissait stupide. Le quadrillage nocturne de la cité ne pouvait faire de mal à personne. Les bersikers chargés des rondes de nuit obtiendraient sans doute des compensations plus tard.

 Il décida donc de ne rien modifier. Moor ou Taglione n'auraient qu'à le convoquer si cela se révélait nécessaire. Il se leva donc avec la ferme intention de rejoindre sa femme et ses enfants pour une bonne nuit de sommeil après deux jours éprouvants. Il devait juste passer à son bureau prendre quelque chose.

 Il éteignit sa connexion au moment où un message d'alerte du secteur 9 parvenait sur son communicateur. Il en prit connaissance en marchant tranquillement vers la sortie. Les supras Nokokata et Corso qui étaient en pleine discussion le virent brusquement s'élancer vers les ascenseurs.

*

 À partir du 30ème étage, le diamètre de la tour se réduisait, tout en conservant des dimensions impressionnantes. Dans la salle principale, peuplée de matériel informatique, de consoles, d'écrans et de bureaux, de grandes baies vitrées s'ouvraient sur la cité. Ici, travaillaient les hommes du Commandeur. Ici, veillait sa cellule de crise.

 Quelques hommes, dont il avait su s'attacher les services et qu'il savait dévoués, travaillaient d'arrache-pied pour lui fournir les informations nécessaires au contrôle de la cité sans passer par les services légaux. Le Commandeur avait ainsi la main sur beaucoup de choses. Mais pas sur tout. Le supra Barandoué, sans le savoir, parvenait à le tenir éloigné du réseau de communication grâce à des procédés qui ne manquaient ni d'originalité, ni de créativité, il devait bien le reconnaître.

 Démétrius Openwall se tenait debout, le sourire aux lèvres, près de l'estrade qu'il venait de quitter. Il appréciait remettre à sa place tout son petit monde. Il avait l'habitude de laisser courir un peu ses subordonnés pour voir jusqu'où ils pourraient aller. Puis brusquement, il leur assénait la dure réalité du pouvoir par quelques ordres, d'un ton qui n'admettait aucune opposition. Il jubilait alors de voir leurs visages déconcertés.

 Si le besoin s'en faisait ressentir, il imposait sa volonté par des moyens moins conventionnels. Il savait suborner et terroriser. Manipuler et convaincre. Convaincre. Il n'avait pas eu besoin de cela pour s'attacher les services du supra Helmut Van Stiers. Lui faire miroiter l'apanage du pouvoir avait suffi.

 Le supra s'approchait du Commandeur en remarquant que la silhouette déjà massive du chef suprême s'était encore empâtée. Sans doute les effets des banquets et fêtes que donnaient ses partisans et où il ne manquait jamais d'aller. Grâce au Calisterius de Johansen, Openwall, 70 ans, se sentait encore vert et fringuant. Son visage ne portait pas le masque de la vieillesse. Seuls ses cheveux d'un blanc immaculé trahissaient le passage des années.

 À ses côtés, Van Stiers paraissait un peu fatigué. Lui aussi était grand et vigoureux. À 45 ans, son corps musclé, entretenu par des exercices quotidiens, ne le trahissait qu'en de très rares occasions. Sa chevelure blonde soigneusement tirée en arrière était retenue par un catogan de kansiker, une sorte de lien en cuir tressé de couleur sombre, dégageant un visage carré au menton volontaire. Il émanait de sa personne l'impression d'un contrôle absolu. L'impression que rien ne pouvait lui échapper.

 Contrairement à ce que pensaient les anciens Dengen et Christophorus, le Commandeur ne sous-estimait absolument pas la menace de soulèvement des androïdes. En fait, il en espérait beaucoup, surtout depuis qu'il savait qu'un membre du Haut-Conseil en était peut-être le chef. En effet, la culpabilité d'un seul pouvait très bien être retournée contre tous les autres. Il suffisait de s'y prendre habilement et de bien maîtriser le sujet.

 C'était pour cette raison qu'ils étaient tous là. Pour maîtriser le sujet. D'ici, il pouvait espionner la cité entière et mettre à exécution son plan. L'objectif était de mater les androïdes, de court-circuiter les décisions des anciens, et de reprendre la main sur les supras, notamment Moor, qui se révélait un homme d'une efficacité remarquable. Et une menace particulièrement sérieuse s’il se trouvait dans le camp ennemi.

 Moor représentait à lui seul un challenge. Jamais Openwall n'avait été confronté à un tel mur d'intégrité. En appuyant sa nomination, il avait pris plaisir à imaginer tomber cet homme hautement considéré. Il avait cru pouvoir le manipuler et le voir s'effondrer. Or, il n'était parvenu à rien.

 Moor vivait seul dans un petit appartement. Il avait refusé d'occuper une maison, prétextant l'indécence d'une telle éventualité. Il n'avait pas de compagne et n'en avait jamais eu. Il ne fréquentait pas les bordels. Et personne n'avait entendu parler de maitresses ou de liaisons illicites quelconque. Il n'était dépendant d'aucune drogue et ne festoyait qu'en de rares occasions.

 L'homme était lisse. Aucune aspérité à exploiter. Rien dans sa vie à utiliser contre lui. C'était un bourreau de travail qui ne vivait que pour accomplir les tâches que ses fonctions lui imposaient. Et là encore, aucune possibilité de le prendre en faute. Il n'abusait pas du pouvoir qu'il détenait. Il ne s'en servait que pour justifier ses prises de décisions. Contrairement à Van Stiers, il n'abusait de rien, ni de personne et était respecté, voire apprécié, de la plupart de ses collaborateurs. Il était donc un mystère à éclaircir pour Openwall.

 Toutefois, dans un premier temps, il s'agissait avant tout de réprimer la menace androïde. Et pour ce faire, il leur fallait manipuler un supra tout à fait inoffensif et stupide, qui ne poserait aucun problème : Tiber Mac Adams.

— Le message a été réceptionné, Commandeur.

 Mac Adams venait de recevoir la mission de rassembler les androïdes en activité dans l'auditorium du 1er étage de la tour, tandis que des kansikers avaient été envoyés à tous les étages pour désactiver les androïdes en cellule de confinement en leur ôtant leurs puces de contrôle.

 Dans l'ordre des choses, et aux vues des informations recueillies, les tâches auraient dû être inversées. Le regroupement des androïdes en activités risquait fort de mal tourner. Et ni Mac Adams, ni ses hommes n'étaient préparés à ce genre de situation. Et c'était justement ce que voulait le Commandeur. Un débordement. Un incident. Un incident qui entraînerait une réaction armée de sa part. Il serait alors simple de passer à son second objectif : mettre à terre les anciens et se débarrasser une fois pour toute du Haut-Conseil.

 Sous-estimer la capacité de réaction du Haut-Conseil fut sa première erreur. La seconde fut de surestimer les capacités de commandement du supra Mac Adams.

 Dans sa hâte, Démétrius Openwall avait négligé de préciser au supra de cacher sa mission à son supérieur direct : Taddeus Moor. Or, Tiber Mac Adams était passablement contrarié d'avoir été réveillé pour une histoire de dysfonctionnement d'androïdes. Après avoir donné des ordres à ses hommes, il alla immédiatement se plaindre à Moor qu'il n'avait ni les effectifs, ni l'équipement suffisant pour accomplir sa tâche.

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