Chapitre 53 Androïdes

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 Eupraxius Magne ne révélait jamais rien de ce qu'on lui confiait et exécutait les ordres sans état d'âme. Habitué à accomplir les tâches les plus rudes et les missions les plus déplaisantes, il se savait protégé et ne craignait personne. Il était l'arme silencieuse et secrète des puissants de ce monde.

 Après son combat avec Ward, le supra Vans Stiers l'avait récupéré rapidement, lui intimant de disparaître pendant quelques temps. Il devait se faire oublier. Le supra Moor n'était pas du genre à se laisser berner et demanderait sans doute des comptes.

 Magne avait accepté sans aucune réticence. Seulement, à peine était-il rentré chez lui, qu'une nouvelle mission lui avait été confiée. Une mission qu'il aurait eu bien du mal à ne pas accepter, vue son commanditaire. Jabr Volk était son maître.

 Il avait contracté sa dette alors qu'il n'était qu'un enfant. Fils d'esclave et donc esclave lui-même, Eupraxius n'avait pas encore de nom, lorsque Volk, alors âgé de 14 ans, l'avait surpris en train de voler. Au lieu de le dénoncer, il avait commencé à lui parler. Sans lui révéler sa vraie nature, Jabr lui avait expliqué ce qu'il attendait de lui. Et c'était si inattendu qu'au début, Eupraxius s'était demandé si l'adolescent n'était pas fou.

 Jabr voulait apprendre ce que son père ne pouvait lui inculquer : à savoir mentir et dissimuler. Même s'il n'avait que 10 ans, Eupraxius comprit rapidement l'intérêt qu'il aurait à répondre à cet étrange adolescent. Ses motivations lui demeuraient étrangères, mais il n'en avait cure, car Volk savait payer grassement ses leçons.

 À partir de ce moment, Jabr avait rendu visite secrètement à Eupraxius pour discuter. Jusqu'à ce que le jeune esclave soit affecté à un secteur et quitte la tour. Volk avait alors pris conscience de l'importance du garçon dans sa vie. Il avait insisté pour faire en sorte qu'Eupraxius revienne et lui soit spécifiquement attaché. Ce qui n'avait pas vraiment posé de problème. La vie de l'esclave s'était alors considérablement améliorée. Puis à l'adolescence, il l'avait affranchi pour en faire un kansiker. Il était devenu Eupraxius Magne.

 Il savait depuis longtemps, que Volk n'était pas humain comme lui. Mais cela n'avait que peu d'importance, en vérité. Car aux yeux du pisteur, l'androïde était celui qui lui avait donné la vie. Il était celui par qui tout avait commencé. Sans être l'un de ses « frères », Magne était comme un fils emplit d'admiration pour un père. Il ne pouvait rien lui refuser.

 Le laboratoire central était vide. Quelques machines vibraient. Quelques voyants clignotaient. Quelques écrans luisaient. Mais pas âme qui vive, sinon dans les cellules de confinement en contrebas. Magne jeta un œil aux trois femmes qui s'y trouvaient.

 Les Élues encore vivantes n'avaient pas bonne mine. Leurs ventres tendus, veinés de bleu, dépassaient des blouses blanches, dont on les avait revêtues. Leurs membres étaient animés de frémissements et de sursauts. Inconscientes de ce qui se jouait au-dessus de leurs têtes, elles dormaient d'un sommeil agité.

 Magne se retourna vers le corps inanimé qui gisait près d'une paillasse. Neutraliser Tork Johansen avait été facile. Ce petit homme malingre n'avait rien pu contre la force d'Eupraxius Magne. Quant à savoir comment maquiller la mort prochaine du supra, le tueur n'avait que l'embarras du choix.

 Le nombre de produits mortels qui se trouvaient dans le laboratoire était considérable. Toutefois, il n'était pas encore l'heure de mourir pour Johansen. Avant, il devait lui révéler où il avait mis les informations concernant Volk. Car contrairement à ce que pensait l'ancien, le supra soupçonnait bien quelque chose à son sujet. Il avait pris soin de dissimuler les prélèvements et était en train de crypter les analyses, lorsque Magne avait surgi dans le laboratoire.

 Posé sur son bureau, le communicateur de Johansen vibra silencieusement sans que Magne ne s'en aperçoive. Le pisteur était bien trop occupé à fouiller les fichiers informatiques du département médical pour percevoir la vibration ténue qui agitait faiblement le poignet du supra, toujours inanimé.

*

 Les lumières provenant des maisons projetaient des ombres mouvantes dans les ruelles désertes du 23ème étage. Les marchands ambulants avaient quitté la place, et la population s'était retranchée derrière les murs protecteurs de leurs domiciles pour profiter d'une nuit paisible. Quelques jeunes gens s'attardaient près d'une fontaine. Les murmures de leur discussion parvenaient jusqu'à Volk.

 Immobile sur le perron de sa maison, il hésitait. Peu de temps auparavant, il avait reçu une émission inattendue de son second, Sven. Le message n'était pas clair, et la communication avait été brutalement coupée. Il était question de stocks et de pertes.

 Après la visite de Johansen, ce second incident ne pouvait être fortuit. Pourtant aucun mouvement suspect, ni aucune information ne révélait que la Doshbat soit au courant du projet des androïdes.

 Quelques instants plus tôt, il avait glané quelques informations sur le réseau de communication concernant le Secteur 11, mais rien de très important. Il ne s'était pas aventuré sur la partie sécurisée depuis chez lui, car aucun utilisateur ne pouvait y accéder sans être identifié et pisté. Il se demandait s'il ne devrait pas retourner épier la cellule de recherche comme la veille.

 Il avait vaguement entendu murmurer ici et là qu'un problème d'alimentation en énergie avait immobilisé certaines usines du secteur 6. Toutefois rien qui puisse passer pour un incident majeur et suspect.

 Volk regrettait de n'avoir pas réussi à infiltrer un homme à lui dans les services de communication. Malgré ses multiples tentatives pour s'arroger les faveurs de certains des hommes dont s'était entouré Safran Barandoué, il avait échoué. Quant à introduire l'un de ses frères, cela s'était révélé tout bonnement impossible. Le supra avait établi d'autorité qu'aucun androïde ne serait admis dans son service. Il se justifiait en disant que des machines ne pouvaient commander des machines. Il trouvait cela effrayant. Barandoué ne savait pas à quel point sa peur était prémonitoire.

 Ne pouvant maîtriser le réseau de communication pour l'utiliser à son avantage, Volk avait prévu de le couper dès le début du soulèvement pour en priver ses ennemis. C'était là un point clé du soulèvement. La phase de désorganisation des forces adverses.

 Un mouvement sur sa gauche le fit se tourner. Il activa sa vision nocturne pour identifier la silhouette qui se dissimulait au coin d'une ruelle. Mais ça n'était qu'une jeune fille qui observait le groupe de jeune gens sur la place. Volk n'y prêta plus attention, et décida de rentrer. Il attendait le rapport de Magne sur sa mission. Il tardait et l'espoir de neutraliser définitivement Johansen à temps s'amenuisait à mesure que la soirée avançait.

 L'ancien rageait. Un soulèvement au moment de la cérémonie du tribut aurait été tellement plus efficace, tellement plus spectaculaire. Tellement plus marquant. Devoir accélérer le processus l'agaçait souverainement. Pourtant il se rendait bien compte qu'il n'était plus temps de se perdre en conjoncture. Il attendait ce moment depuis trop longtemps pour le voir échouer lamentablement à cause d'un petit homme sans envergure et faux. Volk devait agir avant que l'ennemi ne réalise ce qui se passait et s'organise.

 Toute la réussite du projet résidait dans sa capacité à manœuvrer rapidement et de manière coordonnée. Il hésita encore un bref instant, puis envoya le signal au premier relais. Le moment était venu de libérer ses frères. Le jour du soulèvement commencerait donc la nuit.

*

 Magne avait modifié le rapport concernant Volk, faisant de lui un homme sain et bien portant. Maintenant, il s'occupait du supra. Johansen, toujours inconscient, n'eut aucune réaction lorsqu'il lui injecta une forte dose de drogue. Tout était en place pour faire croire à une overdose. Magne se tourna ensuite vers les containers de régénération.

 Si ses sources étaient bonnes, le cinquième contenait Ris Terkoff. Il ouvrit la console de répartition situé à gauche des containers et inversa les flux. Avant de quitter le laboratoire, Magne jeta un œil à l'ensemble.

 La scène paraîtrait saisissante pour qui n'aurait pas l'habitude de ce genre de spectacle. Le corps de Johansen s'était affalé contre une porte de placard. Ses yeux ouverts roulaient dans leurs orbites, et un filet de bave s'écoulait sur sa joue. Certains de ses membres tressautaient de manière désordonnée. La fin était proche.

*

 Une alarme stridente réveilla en sursaut Peter Kreutzer. Son tour de garde s'était achevé au début de la soirée. Une demi-heure plus tôt, il était tombé comme une masse sur son lit, sans prendre la peine de se déshabiller ou d'ôter ses bottes. Après la nuit dernière à cavaler après Cyrus, la journée qu'il venait de passer l'avait achevé.

 Ses supérieurs n'avaient pas particulièrement apprécié les initiatives qu'il s'était permis de prendre sans les avertir. L'échec de la mission de recherche, et le fait qu'il se soit retrouvé opposé à l'un de ses anciens collègues, n'avaient fait qu'amplifier leur désapprobation. Pourtant la sanction n'avait pas été si dure. Le supra Moor y avait veillé personnellement.

 Il avait été contraint de se charger des tâches ingrates des sentinelles de l'arche, notamment superviser la préparation des barges de déchets qui partiraient dans quelques jours de la cité. Après la cérémonie du tribut. Contrairement aux autres sentinelles qui n'avaient pas été kansikers avant d'intégrer leur poste, il savait où serait déchargé le convoi. Il savait. Il aurait préféré ne pas connaître ces immenses carrières ouvertes près du rivage dans lesquelles était déversé le contenu des containers. Il aurait préféré ne pas connaître les rigoles d'eaux sales ruisselant jusque dans la mer, et les morceaux divers qui y flottaient. Il aurait préféré ne pas savoir tout cela, mais il ne le pouvait pas.

 Toute la journée, il avait été environné d'une odeur nauséabonde. Pourtant, il estimait avoir eu de la chance. Il avait redouté pire. Il ne s'était donc pas plaint, réalisant son travail avec méthode autant qu'il était possible. Mais la journée était finie, et il pensait mériter sa nuit de sommeil.

 L'alarme de semblait pas vouloir se taire. La tête sous l'oreiller, Peter n'avait pas envie de se lever pour renforcer les effectifs. Il n'avait pas envie de répondre à l'appel, et pourtant. L'alarme lui vrillait les tympans. Il jeta un œil sur le voyant au-dessus de l'écran de communication. Il clignotait rouge.

 Peter se redressa, intrigué. Le voyant rouge définissait une alerte de haut niveau. Qu'avait-il bien pu se passer encore ? Il passa la tête dans le couloir au moment où une sentinelle dépassait sa porte en courant.

— Grouille Kreutzer ! C'est un code 7 !

 Kreutzer le regarda s'éloigner, interdit. Le code 7 n'intervenait que pour déterminer le niveau maximum d'alerte. Aucune infiltration, aucun dysfonctionnement ne déclenchait un code 7 ! Il fallait un événement bien plus important. Un événement qui mette en danger l'intégrité de la cité. Kreutzer s'était mis à courir à son tour vers les ascenseurs, en espérant ardemment que Cyrus n'était pour rien dans cette alarme.

*

 Le sabotage de plusieurs filtres majeurs du système général de filtration de l'air et de l'eau des secteurs 7 et 9 n'avait pas été chose facile. Les androïdes étaient seulement parvenus à infiltrer un petit nombre de leurs frères dans ces secteurs ultra-sécurisés. Là-bas, les équipes ne fonctionnaient qu'en binôme. Il fallait être très prudent. Néanmoins, il suffisait d'une charge explosive bien placée pour créer un enchaînement spectaculaire et fatal. Patrus avait eu la main heureuse. Comme convenu, l'application des marques caractéristiques des rebelles d'Elefthéria avait semé le trouble. Le soulèvement était lancé.

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