Chapitre 47 Les ytualanis

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 En pénétrant dans la grotte, Alma avait été éblouie par la lumière pourtant diffuse qui en émanait. Tantôt scintillants, tantôt resplendissants, des éclats de cospraw incrustés un peu partout nimbaient l'endroit d'une aura enchanteresse. Sur la voûte peinte comme un ciel nocturne, les étoiles n'avaient été qu'un prétexte pour enchâsser la lumière dans un décor extravagant et fabuleux. S'étendant de part et d'autre des deux ouvertures de la grotte, les demi-couronnes de stalles de pierre semblaient figées dans un affrontement immuable et muet. Les sièges sculptés de motifs floraux et animaliers s'offraient des joyaux étincelants, et revêtaient des allures de trônes anciens et oubliés, tandis qu'à leurs pieds un ruisseau aux entrelacs étroits et profonds s'imaginait en frontière infranchissable.

 Pour compléter ce décor prodigieux, des lampions de verres colorés lançaient des ombres chatoyantes sur les traces aux couleurs fanées qui recouvraient l'ensemble des parois. De ces vestiges de fresque et de mots effacés par le temps, il ne restait que quelques déliés inachevés, quelques jambages solitaires, quelques couleurs fanées.

 À jamais perdues, les phrases ne murmuraient plus que la chanson imperceptible d'une autre époque. Elles avaient pourtant dû être suffisamment importantes pour qu'on veuille en laisser une trace durable et visible. Cependant, l'oublie des hommes, l'âpreté des heures solitaires, la voracité des insectes et l'humidité insidieuse avaient altéré la délicatesse des courbes et l'éclat des couleurs. La peinture écaillée avait fini sa vie en copeaux multicolores dans la poussière ocre du sol ou dans les sillons profonds de l'eau noire qui affleurait. Délaissée, abandonnée à son sommeil sépulcral, la grotte n'avait plus été que le séjour de quelques protées aveugles à la peau pâle.

 Jusqu'à ce que des pas, à nouveau, pénètrent dans le sanctuaire oublié, foulent le sol depuis si longtemps vierge de toute empreinte humaine, et réveillent d'une brise nouvelle l'écho des anciennes assemblées. Car en d'autres temps, la voûte illuminée de cette grotte avait connu d'impétueuses discussions lors de réunions si secrètes que la mémoire des hommes en avait fait des légendes.

 Prakash connaissait les légendes. Elles formaient la base de l'Hoistrika, l'enseignement donné au gardien à leur arrivée dans le Sanctuaire. Elles avaient sacralisé les grottes et justifié son rôle à lui. Elles rythmaient sa réclusion dans l'obscurité de la terre. Elles étaient l'origine du monde tel que Prakash le connaissait. Jusqu'à sa rencontre avec le conteur.

 Un jour, dans les souterrains, le halètement inquiet d'un homme avait perturbé le murmure de sa litanie. Sans la meute, qu'il n'avait pas encore à ses côtés, Prakash avait mis un moment pour trouver la grotte dans laquelle se terrait le conteur. De toute sa vie, le Anders n'avait jamais eu l'occasion de contempler un capolkanien de si près.

 Et cette observation avait été source de grand divertissement pour lui, car le jeune homme tressaillait au moindre souffle, les pupilles dilatées, les mains tremblantes refermées sur une arme qu'il braquait inconsidérément sur les ombres mouvantes créées par l'éclat de sa propre lampe. Conscient du caractère insolite de la situation, et constatant que l'homme n'avait manifestement pas l'intention de repartir, Prakash fut contraint de se révéler à lui.

 Dans un premier temps, il leurs fut difficile à tous les deux d'admettre la réalité de l'autre. En apprenant l'Hoistrika, Prakash avait eu connaissance du rôle joué par les conteurs dans le processus de réconciliation entre les colons qui avait finalement échoué aux premières heures de Capolkan. Il savait également qu'ils avaient été poursuivis puis exterminés par leur propre peuple. Que l'un d'entre eux ait pu en réchapper et transmettre son savoir lui parut extraordinaire.

 Kreine Stakhos, quant à lui, avait entendu parler du gardien du Sanctuaire en des termes plutôt effrayants. Dans le récit qu'il avait appris, le mystérieux personnage aurait été rendu fou par sa réclusion dans l'obscurité froide des souterrains. La peur du gardien s'était érigée comme un mur entre les conteurs et leur connaissance originelle du Sanctuaire. Les entrées avaient été oubliées sauf une. Celle que Kreine avait empruntée.

 On l'avait pourtant mis en garde contre la tentation de la franchir lorsqu'il n'était qu'un disciple. Cependant, parfois les circonstances ne vous laissent pas le choix. Kreine Stakhos avait surmonté sa terreur et avait pénétré dans les sous-sols de la cité avec l'espoir que le gardien ait disparu, emporté par la mort. Pas un seul instant, il ne lui était venu à l'esprit que, tout comme le conteur avait un disciple, le gardien pouvait avoir un successeur.

 Cette rencontre entre le conteur et le gardien avait été déterminante. Elle leur avait permis de compléter l'Hoistrika avec les récits capolkaniens. À force de discussions, ils avaient fini par acquérir la conviction qu'eux seuls pouvaient être à l'origine de la réconciliation tant attendue. Alors, patiemment, ils avaient envisagé la mutation des sociétés capolkanienne et ytualani. Prakash avait utilisé son communicateur pour la première fois à cette occasion. Cet engin archaïque qui lui avait été remis par son prédécesseur lors de son entrée dans le Sanctuaire, lui avait permis de contacter la délégation qui lui avait assigné sa mission. Stakhos s'était activé à organiser un lien plus fort entre les rebelles déjà présents dans la cité. Il avait œuvré pour qu'Eleftheria voit le jour.

 Conteur et gardien avaient convenu du rassemblement des chefs des tribus ytualanis et des dirigeants de Capolkan à la faveur d'une situation plus favorable. Mais la situation n'avait jamais été favorable.

 Prakash vieillissait et Stakhos encore plus. Le gardien redoutait le moment où il perdrait son ami. Pas qu'il n'apprécia pas Kreutzer, mais ça n'était pas pareil. Il était si jeune, si impétueux. Trop jeune. Trop impétueux. Tellement ignorant.

 Quand le gardien était venu chercher le conteur pour le mener vers l'endroit où la meute avait trouvé le morceau de papier qu'il lui avait remis peu de temps auparavant, un message l'attendait. Un message qui expliquait ce que le conteur avait l'intention de faire et Prakash en avait tiré les conséquences qui s'imposaient.

 Envahi par la tristesse, les événements des derniers jours avaient achevé de convaincre Prakash qu'il était temps d'agir enfin. Sans Kreine, ni Cyrus. Il avait pris la responsabilité seul de réunir les tribus ytualanis et de les initier au secret du Sanctuaire. Le poids de sa décision aurait dû l'accabler ou le rendre fébrile. Pourtant il n'en était rien. Les hommes de cette terre atermoyaient depuis trop longtemps. Il était temps de mettre un terme à 300 ans d'injustice sanglante. Il était temps pour le gardien de regagner le monde du dessus et d'y endosser un rôle plus humble. Il était temps pour le conteur, quel qu'il soit, de redonner sa mémoire à la cité de Capolkan.

 À présent, le conseil des ytualanis, composé d'une bonne cinquantaine de ses représentants toutes tribus confondues, occupait la grotte. Assis dans les stalles ou sur le sol, ses membres étaient attentifs à chacun des mots sortant de la bouche de Cyrus Kreutzer, le nouveau conteur. Debout devant eux, le jeune homme exposait les derniers événements de la nuit, en tentant de ne pas montrer sa stupéfaction face à ces êtres qu'il rencontrait pour la première fois.

 Assise en tailleur à ses pieds, Alma n'avait pas autant de scrupules et les détaillait avec curiosité. Il lui était difficile de croire que les ytualanis avaient des ancêtres communs avec les capolkaniens tant les mutations lui paraissaient impressionnantes. Les présentations faites à leur arrivée dans la grotte, avaient permis à Alma d'identifier nominativement les groupes qu'elle avait instinctivement formés dans sa tête : les hommes-guépard étaient les Giedre, les hommes-lion les Wahid, les hommes-lézard les Munashe, les hommes à la peau lilas les Xochilt, et enfin, les géants étaient les Anders.

 Son attention fut attirée par le groupe des Giedre, dont les visages duveteux et tachetés de marron auraient pu paraître mignons, si leurs pupilles fendues n'avaient trahi l'animosité qu'ils ressentaient à l'égard des deux jeunes gens. Pourquoi tant d'hostilité alors que les autres montraient plutôt de la curiosité et de l'anxiété ?

 Alma ignorait que, comme la Doshbat, cette tribu avait des vues sur son corps si précieux. Ils étaient les seuls parmi les ytualanis à croire encore en la possibilité d'inverser le processus de mutation.

 C'était pour cette raison qu'ils avaient collaboré des années auparavant en fournissant à la cité les ADN de femmes non contaminées. Malgré leurs efforts, et surtout, malgré les sacrifices concédés, cela n'avait abouti à rien. Trahis par Capolkan, ils avaient abandonné tout espoir jusqu'à ce jour. Jusqu'à ce qu'une Élue survienne et soit à leur portée. Laisser la jeune fille circuler librement dans les souterrains sans protection les mettait hors d'eux. C'était prendre trop de risques !

 Ivelda serra la main du xochilt à sa droite. Il était convenu que les membres de son peuple ne s'insinueraient pas dans les esprits des occupants de la grotte pendant le conseil. Toutefois, les pensées des Giedres étaient si virulentes, qu'elle ne pouvait les empêcher de venir à elle. Et Ivelda s'en inquiétait. De ce fait, elle envoya un message à Bran pour l'inciter à intervenir. En se dévoilant, il parviendrait peut-être à calmer les tensions, à focaliser les esprits sur l'essentiel.

 Quelques murmures provenant des représentants munashes emplirent soudain le silence qui s'était installé après que Cyrus ait eu fini de parler. Les membres de cette tribu étaient recouverts d'une peau formée de fines écailles argentées. Leurs cheveux et sourcils blancs leur donnaient une allure majestueuse que venaient renforcer leur corps mince et souple doté d'un port altier. Vêtements et capes étaient gris tirant sur le rouille. Ils faisaient penser aux elfes des livres de contes, les oreilles pointues en moins.

 Manifestement, ils n'étaient pas tous d'accord. Néanmoins le groupe se fendit en deux, et une silhouette voûtée encore encapuchonnée s'avança jusque devant le conteur et l'Élue. Une munashe d'une grande beauté se tenait légèrement en retrait.

 Alma qui s'était levée prestement à son approche, eut un mouvement de recul aussi spontané qu'involontaire, lorsque le personnage mystérieux tenta de lui toucher la main.

— Ne soit pas effrayée, jeune fille. Je ne te veux aucun mal, dit-il d'une voix rocailleuse.

 Alma remarqua alors que la main qui s'était dévoilée en sortant de la cape, était celle d'un homme, et non celle d'un ytualani. D'un homme âgé de surcroît. La jeune fille tendit alors sa main sous le regard courroucé de Cyrus, mécontent de son comportement qu'il aurait voulu plus déférent face au conseil.

 Le vieil homme enveloppa la main d'Alma dans les siennes et garda le silence un instant avant de la lâcher promptement en s'écriant :

— Nom d'un Prax !

 Son brusque mouvement avait fait glisser sa capuche sur ses épaules révélant un visage ridé et des cheveux gris. Alma fixa sa main avec curiosité ne comprenant pas ce qu'elle pouvait bien provoquer chez cet homme, puis s'écarta en reconnaissant le visage devant elle.

— Vous êtes le vieux fou de Capolkan !

— Tu es une terrienne !

 La stupéfaction se lisait à présent sur tous les visages. Non pas à cause de la révélation d'Alma, mais à cause de celle de l'homme. Un brouhaha général s'éleva soudain dans la grotte. Les ytualanis étaient en ébullitions. Une terrienne, c'était impossible ! Aucun vaisseau n'avait atterri sur Tuclander depuis des siècles ! Comment un terrienne aurait-elle pu se trouver ici ?

— Ça suffit !

 La voix de l'homme suffisamment forte calma net le tumulte avant de s'adresser à la jeune fille :

— Je ne suis pas le Commandeur de Capolkan. Je suis son fils, Bran ! Et je vois que la Doshbat a fait de nombreux progrès en termes de reconstitution humaine.

 Cyrus lâcha un juron sonore. Bran Openwall avait été déclaré mort après une mission d'exploration, 27 ans plus tôt. Son père, inconsolable, avait alors exigé une garde personnelle constituée de clone à son image. Il avait même fait ériger une statue de lui sur l'esplanade de la tour parmi celles des Commandeurs de la cité.

— Mais vous êtes mort !

— Mort ? Je l'ai été lorsque le chef d'expédition Dashilester m'a abandonné dans la grande prairie après m'avoir abattu froidement. Il avait pris soin de me révéler qu'il obéissait à un ordre de mon père.

— Dashilester vous a abattu ! L'ancien Dashilester ! C'est incroyable ! Et Pourquoi votre père vous aurait-il supprimé ? Il vous a érigé une statue !

 Cyrus ne parvenait pas à croire ce qu'il venait d'entendre. La rouerie politique du pouvoir lui échappait encore parfois. En cela, il était encore jeune et naïf.

— Dashilester a été grassement récompensé, manifestement. Mon père devait se débarrasser de moi. Je m'opposais à lui trop souvent. Politiquement, nous avions trop d'antagonismes. Je n'étais pas le fils qu'il espérait ! Je refusais de perpétuer les mensonges et je travaillais à améliorer les relations avec les ytualanis.

 Après un bref silence, Bran reprit :

— Heureusement pour moi, j'avais déjà des contacts avec certaines tribus. Elles m'ont trouvé et soigné. J'ai donc survécu. Mais chaque jour est une épreuve. Mon corps s'épuise plus vite, et le Getheimklak me tue à petit feu. J'ai développé aussi quelques dons, comme celui de lire la mémoire des choses, et des gens. C'est pour cette raison que j'ai touché Alma. Je devais m'assurer qu'elle n'était pas un piège, même à son insu. La Doshbat essaye depuis si longtemps de détruire le conteur et les ytualanis. Et je sais mon père prêt à tout !

— Un piège ? répéta lentement Alma.

— Ne te tracasse pas. Tu es bien ce que tu sembles être. Et même plus. Une Élue en fuite. Une terrienne de surcroît. Prakash avait raison. Les temps sont venus de changer l'histoire. Et grâce au conteur et à toi, jeune fille, les hommes seront bientôt libérés ! Ta descendance annoncera le renouveau et la paix !

 Bran avait haussé le ton et avait prononcé sa dernière phrase avec véhémence. Lui qui pensait mourir avant de voir le moindre changement, reprenait espoir.

 Alma constatait avec horreur que tous ces gens attendaient d'elle la même chose que la Doshbat. Ils ne voyaient en elle qu'une matrice juste bonne à se reproduire pour les sauver d'un mal qui avait de toute façon remodeler les fondements de leur civilisation.

 Aucune cité ne méritait qu'on lui sacrifie sa vie. Pourtant, c'était exactement ce que l'on attendait d'elle. Le sacrifice de son corps, de sa liberté, de son âme. Elle comprenait le désir ardent de toute cette population qui aspirait à la guérison. Cependant malgré son empathie, elle ne pouvait concevoir de s'abandonner à eux.

 Elle avait tout autant qu'eux le droit de vivre libre. Elle ne voulait pas être simplement un réceptacle. Elle voulait être une personne vraie, avec un destin réel et entier. Elle ne pouvait accepter ça ! Elle était morte, puis, par un procédé qu'elle ne connaissait pas, elle était revenue à la vie ! Elle ne voulait pas gâcher cette seconde chance.

 Peu importait que ceux qui l'avaient ressuscitée aient eu des desseins précis pour elle. Elle ne comptait pas rester captive et se faire engrosser comme la reine d'une ruche ! Pas question ! Alma voulait choisir et non subir ! Et pour le moment rien n'aurait pu la convaincre de choisir de se sacrifier pour Capolkan. Rien, ni personne. Un bref instant, elle revit le visage de Marcus, mais sa rage chassa cette image à peine formée.

 Alma était prête à s'enfuir de nouveau. Mais elle sentit brusquement la poigne de Cyrus lui emprisonner le bras et la maintenir à sa place. Elle tourna son visage vers lui, furieuse, et siffla :

— Lâche-moi tout de suite, espèce de crétin !

— Certainement pas ! J'ai pas envie de te courir encore après, idiote !

 Alma gifla alors Cyrus avec tant de force qu'il la lâcha instantanément, interdit. Il aurait sans doute répliqué si Ivelda ne s'en était mêlée en s'interposant.

— Du calme, vous deux !

 Ivelda s'était adressée à eux par télépathie et les fixait, la main posée sur l'épaule de Bran que la xochilt dominait d'une bonne tête.

— Jamais je n'accepterai ça ! dit alors Alma en fixant la xochilt dans les yeux.

— Je sais, mais tu te trompes sur notre compte. Seule les Giedre ont encore l'espoir de vaincre le Getheimklak et de retrouver leur humanité. Les autres tribus ont accepté depuis fort longtemps leur transformation. Et comme tu le penses si justement, revenir en arrière ne ferait que détruire tout ce que nos ancêtres ont construit. Bran a parlé au nom de son peuple. Pas au nom du nôtre.

 Ivelda parlait doucement, d'une voix mesurée, consciente que la jeune fille en face d'elle ne se laisserait pas convaincre facilement.

— Tu n'es pas la seule que la Doshbat pourchasse pour son ADN.

 La jeune munashe, qui se tenait près de Bran, avait parlé d'une voix grave en soutenant le regard d'Alma de ses yeux gris acier.

— Les ytualanis doivent subir cela depuis toujours. Il n'y pas de guerre contre Capolkan. Nous ne faisons que nous défendre contre les raids des escouades qui enlèvent nos enfants pour en faire des cobayes. Capolkan veut comprendre le fonctionnement de nos dons, et percer le secret de notre reproduction pour les exploiter. Elle veut nous étudier pour nous anéantir ensuite.

— Pour nous, tu es la preuve que nos lignées ne sont pas figées. Que rien n'est inéluctable.

 Alcarim, le chef Wahid s'était avancé à son tour pour prendre la parole.

— Hier, je croyais que ma seule arme contre les hommes de Capolkan était un combat sans merci. Aujourd'hui, je découvre le Sanctuaire et toutes les possibilités qu'il offre à nos peuples pour se venger de la cité qui nous opprime depuis si longtemps. Et dans ces souterrains salvateurs, tu es là. Un bonus dans notre lutte.

— Je ne comprends pas... Si mon ADN ne vous intéresse pas... Quel intérêt pourrais-je avoir pour vous ? Je ne suis qu'une femme...

 Alcarim ne détourna pas le regard, il plongea ses pupilles de chasseur dans celles de la jeune fille en souriant. Et ce sourire n'avait rien de réconfortant. Elle comprit alors ce qu'elle représentait vraiment pour lui. Et ce constat l'effraya encore plus.

— Je vois ! lâcha-t-elle, lugubre, en embrassant l'ensemble des occupants de la grotte du regard, une monnaie d'échange ! Bien sûr ! Que pourrais-je être d'autre pour vous ? Hein ? Et puis si la bande des guépards veut un peu d'ADN, il suffira de m'en prélever en passant ! Qui trouvera à y redire ? Pas le conteur, en tout cas !

 La jeune fille reculait au fur et à mesure que sa voix enflait et envahissait la grotte.

— Je me suis réveillée dans ce foutu monde pour être l'enjeu entre deux bandes de connards prêts à tout pour s'entre-tuer ! C'est charmant ! Vous ne valez pas mieux qu'eux finalement ! finit-il elle par dire avec rage.

— Ça suffit ! Jeune fille !

 Face à elle, Bran n'avait plus rien du vieil homme fatigué qu'il avait paru être quelques instants auparavant. Son corps s'était redressé, et son visage marquait une colère à peine contenue.

— Tu n'es pas née pour être libre ! Tu es née pour sauver un monde !

— Mais je m'en fous, moi, de votre monde !! Je n'ai pas demandé à être là ! Et je ne vois pas pourquoi je devrais vous aider ! Vous l'avez dit vous-même ! La pureté de mon corps n'est qu'un leurre, et vous avez le Sanctuaire pour vous venger ! Vous n'avez pas besoin de moi ! Je ne vous laisserai pas faire ! Jamais ! Je préfère … Je préfère mourir ! hurla Alma en sortant le couteau qui ne l'avait jamais quitté. Le couteau de Ris.

 D'une pensée, Ivelda stoppa tous ceux qui étaient prêts à se précipiter sur la jeune fille. La xochilt n'avait pas anticipé le geste d'Alma, car il avait été totalement spontané. À présent, elle voyait clairement ce qu'elle avait l'intention de faire si quelqu'un l'empêchait de fuir.

 L'arme pointée vers son cœur, déterminée à ne pas se laisser prendre de nouveau, Alma reculait vers l'entrée de la grotte, affrontant du regard tous les occupants qui se tenaient maintenant debout. Puis elle vit s'approcher le gardien. Cet Anders qui n'en était pas vraiment un. Cet ytualani condamné à vivre seul sous terre. Il arborait un air étonnant sur le visage. Un air qui lui disait la même chose que Ris : « Ne crains rien. Je suis ton ami ».

— Ne fait pas ça, petite fille ! Ils n'en valent pas la peine ! dit-il doucement en tendant la main vers Alma.

Les chefs de tribus fixèrent Prakash stupéfaits de ses paroles. L'éclair d'argent ne se préoccupait pas d'eux. Il n'était pas solidaire du conseil, et le prouvait en se portant vers la jeune fille.

— Prakash sait ce qu'est une vie de sacrifice. Prakash sait comme il est difficile de renoncer à la lumière une fois qu'on nous l'a donné. Ne fait pas ça ! Prakash te promet que personne ne t'enfermera dans une cage.

 Les yeux dans les yeux, l'Élue et le gardien semblaient communiquer en silence. Alma évaluait la menace que pouvait représenter cet étrange personnage s'il s'approchait plus près.

— Tu ne peux rien pour moi, gardien ! Je n'ai que faire de la lumière ! Je n'y ai rien vu qui me donne envie d'y vivre !

 Sur ces paroles, Alma pressa un peu plus la pointe de son couteau sur sa poitrine. Elle sentit la morsure de l'acier dans sa chair, et se demanda si elle serait capable de faire le geste fatal. Son hésitation fut le déclencheur de la confusion qui s'ensuivit. La main de Prakash s'abattit sur son bras et écarta la lame de son objectif, tandis que Cyrus, et un certain nombre d'ytualanis, se ruaient vers elle.

 La jeune fille joua de sa lame sur le gardien, qui, faisant mine de protéger les assaillants, les empêchait surtout d'atteindre leur cible. Prakash finit par s'effondrer, entraînant Cyrus et les autres dans sa chute. Lorsqu'ils parvinrent à se redresser, la jeune fille avait disparu.

 Alma n'avait plus peur. Elle savait maintenant que la meute ne la poursuivrait pas, car leur maître était incontestablement son allié. L'obscurité environnant le faible halo de son morceau de cospraw ne la terrifiait plus. Sa main tenait fermement le couteau, dont le bout de la lame portait encore une trace de son propre sang. Une chose était sûre à présent. Ce qu'avait dit Prakash était vrai. Renoncer à la lumière lui était impossible. Se sacrifier aussi. Elle n'avait plus peur et elle voulait vivre.

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