Les voûtes de pierre avaient été ébranlées par la détonation et la longue vibration qui l'avait suivi. Des morceaux de roches s'étaient écrasés brutalement sur le sol, soulevant un épais nuage de poussière minérale. Les fugitifs terrorisés s'étaient dispersés dans la grotte tentant d'éviter la mort autant qu'ils le pouvaient, suffocant dans l'atmosphère délétère de leur prison de pierre.

 Alma ne paniqua pas. Elle tâtonna à la recherche de l'ouverture devant laquelle elle était passée juste avant la catastrophe. Les pierres acérées de l'issue lui entaillèrent la paume, mais ne l'empêchèrent pas de s'engouffrer dans l'étroit boyau sans se retourner. Elle s'interdisait de penser aux « choses » indéterminées qui peuplaient l'obscurité des grottes. Elle s'interdisait de penser aux dangers que ses compagnons couraient. Elle s'interdisait de s'attendrir et de revenir vers eux pour les aider. Une telle opportunité de retrouver sa liberté ne se représenterait peut-être pas de sitôt. Elle le savait.

*

 Prya avait cru pouvoir s'éclipser à la faveur de la confusion. Mais les soubresauts du sol l’avaient jeté à terre plusieurs fois avant qu'elle ne parvienne enfin à se remettre debout. Elle progressait avec difficulté vers une sortie à peine visible, lorsqu'une fissure s'ouvrit brusquement à ses pieds. Elle tangua un bref instant en équilibre, incapable de se rétablir. Puis, alors qu'elle se croyait perdue, deux mains l'agrippèrent et la tirèrent brutalement vers l'arrière.

 Cramponnée à son sauveur, la jeune fille regarda stupéfaite l'endroit où elle se trouvait quelques secondes auparavant disparaître, englouti par les profondeurs. C'était comme si une bouche géante avait décidé d'aspirer le sol.

 Enfin, tout s'arrêta aussi subitement que cela avait commencé. Prya tourna son joli visage vers celui qui la serrait contre lui et se trouva nez à nez avec Cyrus. Pendant un bref instant, les yeux de la jeune fille plongèrent dans ceux du jeune homme. Et durant ce curieux tête-à-tête, le temps se figea autour d'eux. Deux statues à l'opposée l'une de l'autre. Elle, toujours irradiant de beauté, malgré ses blessures, lui, enveloppé de mystère. Le soleil et la lune. Leurs visages se rapprochèrent dangereusement l'un de l'autre au point que leurs souffles se mêlèrent. Mais le silence se peuplant de toux irritées et d'appels étouffés, les ramena à la réalité. Alors une gêne fébrile s'empara des deux jeunes gens et les contraint à se libérer de cet vigoureuse étreinte.

 Lorsque Cyrus embrassa la grotte du regard, il sut presque immédiatement que quelque chose clochait. Il ne distinguait que deux silhouettes en plus de Prya qui se tenait toujours non loin de lui. Et deux silhouettes, ça n'était pas suffisant. Le compte n'y était pas.

— Où est Alma ! cria-t-il soudain.

 Mais c'était peine perdue. Aucun d'entre eux ne savait où elle se trouvait. Alors que Prya fixait horrifiée les ouvertures béantes du sol, Cyrus ne tarda pas à trouver les traces de sang sur le bord du tunnel.

— Cessez de geindre, elle n'est pas morte ! Cette idiote s'est barrée ! cria Cyrus excédé.

— Seule ? demanda Shankar incrédule.

— Oui, et par le mauvais chemin.

— Le mauvais chemin ? Mais le signe indique que...

— Indique quoi ? Je vous ai expliqué brièvement les signes et vous vous êtes dit que vous pouviez vous débrouiller seuls ! C'est ça ! Mais faites donc ! C'est par là la sortie ! Vers l'extérieur ! Cette idiote se dirige droit vers la grande prairie !

 Prya recula d'effroi tandis que Shankar signait la situation pour Kala qui immédiatement fit comprendre à Cyrus qu'il fallait aller la chercher.

 Le jeune homme tentait de mettre de l'ordre dans ses pensées. D'un côté, il voulait rattraper Alma pour la ramener au Conteur. Cette fille, même s’il doutait encore qu'elle soit une authentique terrienne, méritait de le rencontrer, et ce d'autant plus, quand son corps pouvait les sauver du Getheimklak. D'un autre côté, il l'aurait bien laissé aller au diable. Alors qu'il se tournait, troublé, vers les autres, il remarqua la clarté qui les environnait.

 Derrière le frère et la sœur, un peu plus loin, une raie de lumière effleurait un éboulement en faisant danser la poussière. Cyrus se précipita vers la faille en criant :

— Shankar ! Viens ! Vous allez sortir d'ici ! Vous m'avez bien dit que vous connaissiez un passeur dans le secteur 12 ? Vous allez le rejoindre ! Tenez, ça c'est mon code de communication, si vous trouvez un communicateur ! dit-il en écrivant des coordonnées sur la paume du filtreur, je vous rejoindrai plus tard...

— Ok, se contenta de répondre le jeune homme un peu déstabilisé par la tournure des événements.

 Avant de disparaître, Cyrus se retourna vers Prya et Kala. La jeune muette lui signa un « bon courage » avant de rejoindre son frère qui escaladait déjà la brèche. Prya restait à le fixer, hésitante. Elle avait tant désiré cet instant, et pourtant elle partait à regret. Elle le sentait.

 Au moment où elle se détournait enfin, Cyrus fit un pas vers elle, prit brusquement le visage de la jeune fille entre ses mains et l'embrassa fougueusement, avant de s'élancer pour de bon à la suite d'Alma. Prya décontenancée, se surprit à sourire en regardant la silhouette du jeune homme disparaître dans l'obscurité. Elle pensa que décidément, c'était bien un idiot, mais qu'elle ne valait guère mieux.

*

 Alma allait aussi vite que lui permettait le petit morceau de cospraw qu'elle avait volé dans la lampe de Kala. L'obscurité et l'étroitesse du tunnel provoquaient une sensation insupportable d'enfermement. Elle sentait la panique monter du tréfonds de son être et entraver son souffle. Chaque parcelle de son corps ressentait son malaise qui s'amplifiait en même temps qu'elle progressait. C'était comme si son angoisse se répercutait à l'infini sur la roche autour d'elle et l'enveloppait, oppressante. Elle tentait de se maîtriser, mais en vain. Ses mains se mirent à trembler, et le silence autour d'elle n'était troublé que par ses halètements contraints.

 Dans l'affolement, elle ne cessait de se dire qu'elle avait fait le mauvais choix, qu'elle aurait dû rester. Pourtant, elle continuait. Elle y était forcée. Aucun moyen de faire demi-tour. Elle était condamnée à boire jusqu'à la lie le poison distillé pas son esprit aux prises avec ses terreurs.

 Elle emprunta un couloir plus grand semblant remonter vers la droite. Il devait bien mener quelque part. Il devait forcément mener quelque part. Trop occupée à tenter de se calmer, elle faillit tomber lorsque le conduit déboucha abruptement sur une grotte. Elle jura en se redressant. Le morceau de cospraw levé très haut ne parvenait qu'à créer un faible halo tremblotant.

 Pas d'ouverture proche. Elle entreprit de suivre la paroi pour trouver l'un des signes du Conteur. C'est alors que l'air s'emplit de chuchotements et de grattements inquiétants. Alma se figea sur place.

 Puis l'écho d'une voix en colère lui parvint du boyau qu'elle venait de quitter. Cyrus était sur ses traces. Plus habitué qu'elle à l'obscurité des grottes, il l'avait pisté efficacement et ne devait plus être très loin. Alma pesta en silence et reprit sa progression pour lui échapper.

— Ne bouge plus ! Surtout plus un geste ! hurla Cyrus en débouchant brusquement à quelques mètres d'elle.

 Sa lampe faisait comme un phare dans l'obscurité. Oscillante, elle éclairait par intermittence certaines parties de la grotte. Et ce qu'elle dévoila à Alma, la pétrifia. Une dizaine d'yeux luisants, l'observait depuis la paroi opposée.

 Elle sortit son couteau de sous sa tunique et le braqua dans leur direction. Cyrus s'était approché d'elle, mais ses yeux à lui aussi fixaient l'autre extrémité de la grotte. Là où les bruissements s'étaient amplifiés.

— Mets ça !

— Qu'est-ce que ...! dit Alma en ayant un mouvement de recul

— C'est un respirateur ! Il filtre l'air que tu respires là où la filtration du dôme fait défaut !

 Alma se laissa faire et ne se posa même pas de question sur ce que le jeune homme venait de dire tant son esprit restait focalisé sur l'effrayante présence qui devait toujours les fixer.

— Tu crois que c'est parti ? demanda-t-elle en chuchotant.

— Ça n'est pas parti. Ça attend...

 Cyrus se tourna lentement vers l'obscurité d'où provenait la voix grave qui venait de répondre à la jeune fille.

— Prakash ? Nous ne vous dérangerons pas longtemps. Nous allons partir, dit-il avec empressement.

— Pas encore, répondit le gardien dont on discernait maintenant la silhouette.

— Pas encore ? répéta, interloqué, le disciple en jetant un œil à Alma qui ne bronchait pas, trop effrayée.

— Le Conteur doit venir avec moi.

— Le Conteur ? Vous attendiez Kreine ?

— Non, c'est toi que j'attendais.

 Cyrus était de plus en plus déconcerté par l'échange avec Prakash.

— Mais je ne suis pas le Conteur, Prakash... Je ne comprends pas !

— Viens, maintenant, ordonna d'une voix ferme le gardien.

— Je … Je ne peux pas. Je dois d'abord mettre cette fille en sureté...

— Non, elle vient aussi.

— C'est une Élue... nous devons la protéger de … commença Cyrus avec hésitation.

— Je sais ce qu'elle est. Elle ne craint rien là où nous allons, répliqua Prakash en s'approchant du cercle de lumière.

 Le pommeau du long bâton que tenait Prakash, s'illumina d'une clarté bleutée et adoucit les ombres autour de lui. Après avoir jeté un dernier coup d'œil aux deux jeunes gens, le gardien s'éloigna vers un tunnel dont l'ouverture se trouvait à l'opposé de leur position. Parmi les yeux effrayants.

 Cyrus, qui tenait toujours Alma par le bras, s'apprêtait à le suivre, quand il rencontra une résistance. La jeune fille, dos collé à la paroi, ne semblait pas vouloir bouger, trop impressionnée par Prakash.

 L'apparition du anders avait de quoi surprendre. Cyrus le savait pour avoir vécu la même stupeur. La figure pâle aux traits acérés du gardien était encadrée de longs cheveux blancs qui lui donnaient des airs d'albinos. Associé à un regard profond qui ne cillait pas, lancé par deux yeux aux pupilles si noires qu'elles semblaient faire corps avec leurs iris. Cyrus força la jeune fille à le regarder dans les yeux, à se concentrer sur lui.

— Il ne nous veut pas de mal, Alma. Au contraire. Il faut le suivre. Maintenant ! s'exclama-t-il avec force, créant un écho menaçant autour d'eux.

 La jeune fille sursauta semblant se réveiller d'une transe. Puis elle se laissa entraîner avec fermeté sur les traces du gardien. Il ne fallait surtout pas se laisser distancer. Avant de quitter la grotte, Alma remarqua le symbole au-dessus du tunnel. Un triangle pointant vers la gauche.

 Prakash marchait d'un bon pas, sans se soucier du silence de ses compagnons. Cyrus était absorbé dans ses pensées. Il n'avait pas le temps de s'appesantir sur l'irrésistible attirance qu'il avait éprouvé si brusquement pour Prya, ni sur l'élan aussi incompréhensible que spontané qui l'avait poussé à l'embrasser. L'apparition de Prakash et ses quelques paroles au sujet du Conteur l'avaient troublé.

 Il n'osait demander au gardien de s'expliquer plus clairement, de peur que celui-ci ne lui réponde que Kreine était bel et bien mort. Il ne le voulait pas. Et puis comment cela était-il possible ? La dernière fois qu'il avait vu le Conteur, il était à l'abri dans le Sanctuaire. Le Getheimklak aurait-il eu raison de lui finalement ?

— Les yeux, c'était quoi ? murmura Alma pour ne pas être entendue de Prakash

— La meute, répondit distraitement Cyrus.

— La meute ?

— Oui ! soupira, agacé, le jeune homme qui n'avait pas envie de s'occuper d'Alma pour le moment, ce sont des créatures particulièrement féroces et extrêmement rapides. Je te conseille de rester dans la lumière. C'est bien la seule chose qui les tient à distance.

 Cyrus omit délibérément de lui parler du thym qu'il avait en quantité dans sa sacoche. Et une joie malsaine le traversa fugacement quand il sentit la jeune fille se raidir, et accélérer le pas pour suivre Prakash.

— Cyrus !

 Le gardien avait juste dit son prénom, et dans ce simple mot, il y avait toute la désapprobation que pouvait ressentir l'Anders face à la mesquinerie du jeune homme. Cyrus haussa les épaules et se remit à la hauteur d'Alma.

— Qu'est-ce qui t'as pris de décamper comme ça tout à l'heure ! demanda-t-il en frottant des brins de thym sur la tunique de la jeune fille.

 Alma le regarda faire avec curiosité sans répondre.

— C'est pour éloigner la meute, précisa-t-il entre ses dents avant de reprendre avec une pointe d'énervement, alors, tu réponds ?

— Je voulais sortir. C'est tout !

— Tu te fiches de moi ! On allait sortir de toute façon. Tu t'es enfuie, c'est différent !

— Je voulais rejoindre Ris. Je voulais retrouver la seule personne qui ne me considère pas comme une Élue, mais comme un être humain avant toute chose ! Ça te paraît si étrange ! finit-elle par lui lancer au visage avec colère.

 Puis elle continua d'une voix plus posée :

— Je voulais m'assurer qu'il allait bien, qu'il était en vie. Il a pris beaucoup de risque pour moi et...

— C'est bien le moment ! Il a pris des risques en connaissance de cause. Et nous en a tous fait prendre par la même occasion ! De toute façon, à l'heure qu'il est, il doit être au fond d'une cellule dans la tour ! rétorqua méchamment Cyrus.

 Alma s'arrêta net et fixa le jeune homme avec tant d'animosité qu'il recula d'un pas.

— Nous en revenons toujours au même point ! Hein ! Pauvre petit Cyrus qui a vu sa vie chamboulée parce qu'on a été assez bête pour lui demander de l'aide !

— Ma vie chamboulée ! hurla presque Cyrus, le Conteur est mort ! Bordel ! Mort ! Et c'est sans doute à cause de toi !

— Ça suffit vous deux ! Kreine Stakhos n'est pas mort ! Il a juste abandonné sa charge !

 Cyrus et Alma tournèrent la tête vers la silhouette longiligne qui se tenait non loin d'eux. Prakash s'était arrêté à petite distance et regardait l'inconnue s'avancer.

 Une grande femme à la peau lilas, le crâne aussi lisse que du marbre dévisageait les jeunes gens. Ses yeux clairs sans cils, ni sourcils accentuait son regard inquisiteur. Alma était subjuguée. Cyrus, lui, tentait de dissimuler sa stupéfaction. C'était la première fois qu'il voyait de ses propres yeux un membre de la tribu Xochilt.

 Vêtue d'une toge gris perle, la femme se mouvait avec fluidité dans cet endroit pourtant loin de se prêter à ce genre de déplacement. Elle arborait un seul ornement : un fin cercle d'or sur le front. Cyrus se rappela que c'était la marque de la plus haute caste des Xochilt, celle de Bethsinvat, les « penseurs », et que leur plus grand pouvoir était la télépathie. Il s'efforça donc de dresser un mur mental comme le lui avait appris Kreine. La femme arborait un sourire en coin lorsqu'elle s'arrêta devant eux.

— Salut à toi, Ivelda, lança Prakash depuis sa pénombre bleutée.

— Nous vous attendions gardien, dit-elle d'une voix calme et mélodieuse avant de s'adresser à Cyrus et de dire, tes efforts sont inutiles, jeune homme. Tu vas t'épuiser pour rien. Consacre plutôt ton énergie à te préparer pour le Conseil des ytualanis. La révélation du grand secret a échauffé les esprits. Il te faudra les apaiser.

 Le visage de Cyrus blêmit. Kreine ne lui avait jamais parlé de ce genre de Conseil. Et pour cause, il n'y avait jamais assisté lui-même.

— Reprends-toi... et concentre-toi. Si Kreine Stakhos t'a choisi, c'est qu'il pensait que tu serais à la hauteur, ajouta Ivelda avec un peu de pitié dans la voix.

 Elle n'avait pas la même certitude manifestement et Alma non plus. La jeune fille observait Cyrus qui semblait s'être courbé depuis l'arrivée de la Xochilt. Elle sentit comme le frôlement léger d'une aile de papillon dans son esprit. Ivelda la fixait à présent.

— Tu trouveras des réponses, jeune fille mais pas en fuyant. Et si j'ai un conseil à te donner, c'est de ne pas te fier aux apparences, une petite pierre peut cacher de grandes choses, dit-elle à une Alma stupéfaite.

 La jeune fille doutait tout de même que la métaphore s'applique au disciple. Elle ne remarqua pas le sourire amusé de la Xochilt lorsqu'elle leur ouvrit le chemin.