Chapitre 39 Passé et avenir

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 Les tunnels succédaient aux grottes et les grottes aux tunnels. Le groupe progressait en silence dans cet univers de roches et d'obscurité, craignant de troubler la quiétude de ce monde étranger, d'en réveiller les ombres.

 Prya avançait maintenant à un bon rythme malgré son état, ne se laissant pas distancer. Elle s'appuyait à la paroi et ne dépendait de personne. Elle était assez fière d'elle. Sa colère était retombée. Ce Cyrus ne méritait pas qu'on lui accorde autant d'importance après tout. La confiance revenant, elle se concentra sur un plan pour rejoindre Darius à la nuit tombée. Il fallait commencer par sortir d'ici.

 Les symboles que suivait le disciple, étaient tous similaires. Prya n'avait pas mis longtemps à comprendre que les signes à l'intérieur du cercle désignaient le secteur vers lequel ils se dirigeaient. Elle remarqua d'autres passages avec d'autres signes, ce qui supposait qu'il y avait plusieurs chemins possibles. Plusieurs destinations offertes. Elle nota l'information dans un coin de son cerveau sans savoir qu'Alma faisait la même chose de son côté.

 Malgré tout, attentive au récit de Cyrus, Prya en notait les différences avec ce qu'elle avait appris lorsqu'elle était encore enfant dans le centre d'éducation de son secteur. C'était étonnant d'entendre la vraie histoire dépourvue des légendes dont l'avait affublée la Doshbat. C'était aussi très enrichissant. Elle ne put s'empêcher d'admirer avec quelle habileté le pouvoir avait su conserver la main sur la population, et notamment sur les femmes, les assujettissant chaque fois un peu plus.

 Cyrus effleura le premier principe de Capolkan qui expliquait la mainmise du pouvoir : la redistribution équitable des denrées de première nécessité à toute la population. Redistribution orchestrée par le gouvernement. Il passa rapidement sur le statut d'esclave donné aux citoyens déchus. Il ne mentionna pas la naissance des androïdes à l'aube de la colonisation, lorsque les colons décimés ne trouvèrent pas d'autre solution pour achever la cité dans les plus brefs délais.

 Ces machines sortis des ateliers des vaisseaux ne devaient pas ressembler à ceux d'aujourd'hui. La jeune fille les imaginait rudimentaires, à l'image de ceux utilisés pour l'entretien des jardins, ou pour le nettoyage des surfaces vitrées de la tour. On ne leur avait donné leur apparence humaine que bien plus tard. Prya ignorait pour quelle raison ils avaient été fabriqués si ressemblants aux hommes.

 Et maintenant, ils avaient acquis l'autonomie qui leurs manquait pour remplacer leur créateur. Ne sachant rien de ses compagnons, Prya n'avait toujours pas parlé de la nature cachée de Davrek. Elle ne savait pas comment aborder le sujet. Et si l'un d'eux était un androïde comme lui ? Un androïde se faisant passer pour un humain. Elle devait rester sur ses gardes.

 En repensant à Davrek, le cœur de Prya s'affola de nouveau. Elle passa distraitement une main sur sa poitrine comme si son cœur avait été un petit animal qu'une caresse aurait pu apaiser. Sa main rencontra une certaine résistance. Sous le tissu de sa tunique, elle trouva l'un des sachets que Selma lui avait donné lors de son arrivée dans le secteur 10. Prya pensait les avoir tous déposés dans son bagage. Elle considéra le petit sachet avec joie, puis le replaça là où elle l'avait trouvé. Son cœur battait toujours fort, non plus de rage, juste d'exaltation. Davrek payerait pour ce qu'il lui avait fait. Et plus tôt qu'il ne le pensait.

*

 Marchant à l'arrière du groupe, le long d'un escarpement vertigineux, Alma demeurait silencieuse. Le Sanctuaire n'était que pierre et obscurité, il ne lui était donc pas difficile de plonger dans ses pensées pour imaginer la terre sous un déluge de feu. Les hommes massacrés. Asservis. Pourchassés à travers l'univers. Une errance de près de 250 ans. Puis la conquête de Tuclander, une planète presque entièrement recouverte d'eau, dont l'unique continent, Phanbet, semblait convenir pour une colonisation humaine. Sauf que ça n'était pas tout à fait le cas.

 Si tous les éléments nécessaires à une colonisation humaine étaient rassemblés, il s'avéra bientôt qu'une minuscule cellule, un organisme microscopique peuplait l'air et l'eau. Inoffensive au premier abord, elle allait se révéler fatale pour l'homme, se combinant avec son ADN, en transformant la nature de manière irréversible. Elle travaillait tant à tenter de modifier ses hôtes, qu'elle épuisait leur corps.

 Beaucoup de colons moururent avant que l'on découvre le mal dont ils souffraient. Beaucoup de femmes et d'enfants. Et même alors, il fallut se rendre à l'évidence, les colons n'avaient pas de moyen à leur disposition pour éradiquer le mal une fois le sujet contaminé. De nombreux chercheurs se penchèrent sur le problème, un seul réussit à isoler les cellules fautives, le professeur Getheimklak qui donna son nom au virus avant d'y succomber fatalement.

 Médicalement dans une impasse, les colons ne manquèrent pas d'ingéniosité. En très peu de temps, ils mirent en application les grandes découvertes liées à un minerai indigène : le cospraw. L'énergie dégagée naturellement pas la pierre, la facilité de son extraction et de son exploitation en fit le pivot de la lutte contre le Getheimklak. Respirateurs, filtres et champs magnétiques ne pouvaient réparer ce qui ne pouvait l'être. Cependant, ils étaient capables de stopper la contamination, et donc les mutations, en filtrant l'air et l'eau dans un espace restreint.

 Dôme, sectorisation et réseau de surveillance, tout était parti de là. Mais ce nouveau monde semblait s'appliquer à les repousser encore, car en luttant contre le Getheimklak, les hommes en étaient venus à éveiller un second fléau.

 La construction même modeste de Capolkan, nécessitait des matériaux qu'il fallait extraire en grand nombre des sous-sols du continent. Ils ne savaient pas qu'en dessous sommeillait un monstre de légende. Un monstre qui avait senti le changement dans l'air, mais ne s'en était pas vraiment inquiété jusqu'à ce qu'un élément le fasse réagir. Le grand ver avait surgi un matin, sa gueule béante ouverte sur un rugissement muet, broyant tout sur son passage.

 La bête menaçante s'était dirigée droit sur le campement et l'avait ravagé. Les fondations de la cité avaient souffert des morsures de la bête. Après des combats épiques et des grandes pertes humaines, les colons étaient finalement parvenus à s'en débarrasser. Le disciple ignorait comment. Il avait vaguement entendu parler d'une légende intitulée « La sacrifiée » mais n'en savait pas plus.

 L'acharnement du sort aurait pu pousser certains survivants à se tourner vers la religion, mais ce ne fut pas le cas. Bien au contraire, les piliers de leurs croyances avaient déjà commencé à être ébranlés durant l'errance dans l'univers hostile et froid. Ils s'étaient effondrés avec la mort des enfants. Le malheur avait alimenté le doute et l'accablement. Il avait rendu les hommes pragmatiques. Ils ne croyaient plus qu'en eux-mêmes. Quelques principes fondamentaux permirent l'établissement de fêtes païennes pour remercier les soleils ou la terre si fertile. Cependant les prières aux dieux terriens, quand elles subsistaient, demeuraient dans la sphère privée et n'en sortaient qu'en de très rares occasions.

 Le pouvoir s'accapara alors l'espoir en trouvant une multitude de solutions techniques au moindre problème. Aucune société n'était idéale, celle-ci ne fit pas exception. L'usure du pouvoir et l'avidité des hommes avaient fait le reste. C'est à cette époque le Commandeur était devenu suprême.

 La disparition du ver avait concordé avec la venue de nouveaux colons sur Phanbet. Il est probable que ce fut eux qui apportèrent la solution contre le ver géant. Quoiqu'il en soit, le bête disparut, et les nouveaux arrivants demeurèrent.

 Avertis à temps de la contamination par le Getheimklak, ils étaient restés confinés un moment avant de décider l'édification d'une autre cité. Ils choisirent un lieu où le micro-organisme était moins présent. Les hommes échangèrent leurs savoirs, et Miunuir, toute de métal et de verre, s'éleva bientôt dans les montagnes du nord, tandis que Capolkan, blanche et lumineuse grâce au cospraw, s'étendait dans la grande prairie. Toutes deux s'abritaient sous un dôme protecteur.

 La construction de Deshrem, la troisième cité, fut plus tardive et découlait d'une situation politique spécifique. En fait, elle n'aurait jamais vu le jour, s’il n'y avait eu des dissensions parmi les premiers colons. Certains s'étaient opposés au type de pouvoir mis en place dans le campement de Capolkan après l'arrivée sur Tuclander.

 Directement inspiré de l'organisation dans les vaisseaux, le pouvoir était aux mains des anciens officiers, ce qui déplaisait fortement à certains colons. Le mécontentement augmenta lorsque le Commandeur s'arrogea le titre de « suprême », comme aurait pu le faire un empereur. Les dissidents voulaient des élections. Ils n'obtinrent rien. Chassés du campement durant la nuit, livrés à eux-même, sans protection, ils durent s'adapter. Et là encore, il y eut bien des morts, car l'adaptation fut rude.

 En très peu de temps, une décennie tout au plus, les capolkaniens observèrent avec stupéfaction et répugnances les mutations spectaculaires que subissaient les colons à l'extérieur du dôme. Lorsqu'effrayés, certains se présentèrent aux portes de la cité, ils furent enfermés sous bonne garde pour être étudié par les chercheurs du service médical. Comprenant le sort que leur réservaient les capolkaniens, les dissidents s'éloignèrent de la cité avec le sentiment d'avoir été trahis pour la seconde fois. Ils étaient devenus les ytualanis. Et le conflit qui les opposait à Capolkan germerait de cette situation.

 Deshrem fut l'une de leur création, bien qu'ils soient organisés en tribus nomades pour la plupart. Cyrus ne donna pas de description physique des ytualanis. Il était probable, qu'il n'en ait jamais vu, et manifestement aucun de ses compagnons non plus. Il révéla juste qu'ils ressemblaient à des animaux, qu'ils avaient développé des dons particuliers, et qu'ils n'avaient aucun problème de reproduction. Alma trouva ces informations insuffisantes pour satisfaire sa curiosité, mais elle s'en contenta. Pour le moment.

 La jeune fille entrevoyait maintenant comment le Getheimklak avait modelé la civilisation qui s'était développée sur cette planète. Pour survivre, Il fallait prospérer. Et pour prospérer, il fallait s'adapter. L'incapacité des femmes à supporter une gestation normale avait contraint les colons à bouleverser leur mode de reproduction. Rien ne pouvait plus être laissé au hasard.

 De ce fait, au fil du temps, la femme était devenue un être inférieur dont on réglementait la vie pour assurer une descendance saine et robuste. Perpétuer l'espèce était devenu leur seul objectif. Alma se demandait pourquoi aucune femme ne s'était rebellée. Et puis, ses yeux s'étaient posés sur Prya. Pour parvenir à se rebeller, il aurait fallu être solidaires et nombreuses. Or, ce n'était pas le cas. Cyrus l'avait bien dit, le Getheimklak avait tué de nombreuses femmes au tout début de la colonisation, et l'emprise de l'État sur leur vie les confinait dans leur solitude de mère.

 En plus de 400 ans, le pouvoir ne s'était jamais relâché. La cité était toujours dirigée par un homme seul, le Commandeur suprême, choisi par et dans une assemblée, dont les membres, les anciens, étaient tous issus des grands clans de la Doshbat et cooptés. Les hauts fonctionnaires étaient choisis par le Commandeur. Seuls les responsables de secteur étaient élus. Il y avait bien eu quelques tentatives de réformes, mais elles avaient toutes été étouffées dans l'œuf par une répression sanglante et immédiate.

 Cependant, aujourd'hui, la colère grondait de nouveau. La population était de plus en plus mécontente, et certains s'organisaient pour tenter de renverser le pouvoir et obtenir de vraies élections, notamment le groupe Eleftheria soutenu par le conteur et son disciple.

 Vu les enjeux pour le pouvoir en place, il fut aisé à Alma d'imaginer la raison de l'acharnement de la Doshbat à la récupérer. Son corps était un précieux réceptacle censé faire naître l'espoir et le changement. Mais plus que cela, elle était un moyen de capter l'attention de la population, et de focaliser les énergies ailleurs que dans la rébellion.

 Cyrus ne semblait pas voir les choses ainsi. À l'entendre, on sentait qu'il croyait vraiment en la possibilité de vaincre le Getheimklak à travers elle. Elle demeurait donc à ses yeux, un cobaye. Rétif, certes, mais un cobaye tout de même. Tout comme aux yeux de Selma. Ris était différent, mais était-ce à cause de son âge qui lui interdisait tout espoir ? Et le conteur ? Attendrait-elle de savoir ce qu'il pensait pour choisir son destin ?

— Non ! Certainement pas ! se murmura-t-elle pour elle-même.

 Elle refusait d'être prisonnière de nouveau. Elle refusait qu'on la traite en cobaye. Elle refusait d'enfanter pour Capolkan. Elle refusait d'être une Élue. Elle ne serait pas celle qui sauverait cette humanité. Il devait il y avoir un autre moyen. Il devait forcément il y avoir un autre moyen.

 Le silence de Cyrus et le regard de Shankar la ramenèrent à la réalité. Alma remarqua alors que le filtreur jetait des coups d'œil rapides autour de lui de manière régulière comme s'il s'était attendu à voir surgir quelqu'un de l'ombre environnante.

*

 Shankar avait écouté d'une oreille distraite le récit de Cyrus. Pas qu'il se désintéressa de l'histoire de Phanbet, et même si l'évocation du ver géant nichant dans les entrailles de la terre l'avait fait frémir, il était inquiet pour tout autre chose. Personne n'avait découvert sa trahison. À présent, il ne redoutait qu'une chose : que Kala, sans le vouloir, parle du communicateur. Inconsciente de la situation dans laquelle il se trouvait, elle marchait près de Cyrus qui lui avait signé son récit. Elle semblait absorbée dans ses pensées. Sereine.

 Dans sa fuite, Shankar avait laissé le communicateur que lui avait donné sa sœur dans la pagode, il ne pouvait donc plus transmettre d'informations à l'extérieur. D'un autre côté, il n'était plus sûr de vouloir le faire. Lors de la poursuite, il s'était rendu compte qu'il n'était pas de taille à marchander avec la Doshbat. Et puis, Kala ne lui pardonnerait sans doute pas sa trahison.

 Il avait vu son sourire lors de leur fuite. La joie de courir irradiait de tout son être. Elle se sentait enfin libre. Poursuivie, mais libre. Jamais elle n'aurait accepté de vivre encore dans Capolkan après tout ce que la Doshbat lui avait fait subir durant ces trois dernières années. Pourtant, il ne parvenait pas à se défaire de sa peur de la perdre.

 Comme si elle avait pu lire ses pensées, Kala posa subitement son regard sur lui, et lui sourit. Elle signa un bref « Ne t'en fais pas » pour tenter de l'apaiser. C'est lui qui aurait dû la rassurer. Lui, et non l'inverse. Des deux, elle était bien la plus mature et la plus réfléchie. Quand avait eu lieu la transformation ? Cette nuit ? Lors de sa déchéance ? Il ne savait pas. Il ne s'était aperçu de rien.

 Le groupe pénétra bientôt dans une vaste grotte dont le sol et le plafond étaient recouverts de stalactites et de stalagmites. C'était un spectacle étonnant et Cyrus mit du temps à distinguer le chemin vers le conduit suivant. Dès qu'il mit le pied dans la grotte, Shankar sentit son inquiétude augmenter d'un cran. Il se demandait s'ils étaient bien seuls dans ce royaume souterrain. Il pouvait y avoir tellement de choses dissimulées dans ces profondeurs. Puis il s'arrêta tout net.

 C'était comme un souffle froid qui aurait effleuré sa nuque. Il savait que ce n'était probablement pas réel, mais il ne put s'empêcher de se retourner complètement. Ses yeux croisèrent ceux d'Alma, mais ne s'y attardèrent pas, glissant vers l'obscurité derrière elle. Rien ne semblait troubler cette masse sombre et compacte. Et pourtant, il sentait qu'ils n'étaient pas seuls. Shankar percevait cette présence aussi sûrement que si elle avait été en pleine lumière. Alma l'avait rejoint et scrutait l'obscurité à ses côtés. La petite ride qui s'était formée entre ses deux sourcils marquait son inquiétude.

— Tu as vu quelque chose ? souffla-t-elle.

— Pas vraiment... Viens, il ne faut pas rester là, répondit-il en l’entraînant vers ses compagnons qui continuaient à progresser dans la grotte.

 Alma se laissa faire. Elle qui croyait pouvoir s'enfuir dès qu'elle en aurait l'occasion, ne savait quoi penser. Fallait-il vraiment s'inquiéter ? Y-avait-il réellement quelque chose de dissimulé dans l'ombre ? Elle avait toujours son couteau, mais cela suffirait-il ?

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