Chapitre 38 Vérités cachées

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 Ce que lui avait donné le type du laboratoire faisait merveille. Marcus Ward ne sentait plus la fatigue de la nuit, et son passage éclair dans ses quartiers pour se rafraîchir avant de repartir, lui avait rendu une apparence convenable. Il aurait sans doute des marques, mais peu lui importait.

 Les deux soleils dispensaient leurs premiers rayons matinaux sur les champs de déchets. Quelques vapeurs s'élevaient ici ou là, tandis que des hommes, masques sur le visage et gants de sécurité aux mains, s'activaient déjà sur les monticules les plus élevés.

 Jusqu'à la clairière, l'enchevêtrement des arbres permettait de distinguer la direction empruntée par les fugitifs. Une fois dans le cercle de verdure, plus rien ne trahissait leur passage. C'était comme s'ils s'étaient volatilisés. Les bersikers que Ward venait de rejoindre, fouillaient encore, mais sans grand espoir. L'infra, lui, tentait de se remémorer un élément qui aurait pu le mettre sur une piste, mais il ne parvenait à voir qu'une chose : le visage du sujet n°3.

 Malgré les marques, il restait harmonieux et fin, sa bouche couleur framboise, et ce regard incroyable, bleu et vert. Irrésistible. Il vivait cette attraction irrépressible comme une morsure. Et cet élan qui l'avait poussé à la protéger coûte que coûte, lui ferait perdre sa place, sinon sa vie s'il n'y prenait garde.

 Marcus s'ébroua énergiquement pour chasser la jeune fille de son esprit. Il fallait qu'il se ressaisisse. Tomber raide dingue d'une gamine de 10 ans sa cadette n'était pas la meilleure idée qu'il ait eu ces dernières années, et à plus forte raison, si la môme était censée être sa proie. Mais il n'y pouvait plus rien et il le savait. La seule chose qui lui restait à faire maintenant était de l'attraper avant qui que ce soit d'autre afin de la protéger.

 Un message du supra l'informa de la découverte de Johansen concernant l'ADN du sujet n°3. Une indication de fréquence accompagnait la communication. Les localisateurs furent réglés et la chasse reprit son cours. Il s'agissait de ne plus la manquer. Moor avait été clair. C'était sa dernière chance.

 Ward abandonna la frange des bois perdus dans laquelle les fugitifs avaient réussi à disparaître et survola les champs de déchets. La cellule de recherche localisait le sujet à mi-chemin du secteur 11. L'infra avait envoyé plusieurs escouades parcourir les secteurs environnant pour prendre en tenaille les fugitifs.

 Un signal sonore lui indiqua une nouvelle interférence non loin de la frontière de la zone d'exploitation des mines du secteur 11. Un périmètre ultra-sécurisé. Il s'approcha rapidement du mur qui le délimitait et se retrouva nez-à-nez avec une dizaine de bersikers tout aussi étonnés que lui.

 Le relevé était pourtant formel, l'Élue aurait dû se trouver entre eux. Un nouveau signal lui apprit qu'elle venait de franchir la barrière magnétique. Furieux, Marcus joignit en urgence son supérieur. Johansen s'était trompé !

— Supra Moor ! Je suis au point de relevé ! Pas elle ! Alors à moins d'être invisible ou passe-muraille, je pense que le supra Johansen s'est ...

 Marcus n'acheva pas sa phrase. Le regard fixé sur le mur en face de lui, il venait de voir un serpent disparaître dessous.

— Ward ? Vous êtes toujours là ? cria Moor, faisant sursauter l'infra.

— Et si elle ne passait pas à travers, mais en dessous... dit-il toujours en train de réfléchir.

— Vous divaguer ? Sous les murets ? C'est parfaitement...

— Et pourquoi pas ! s'écria Marcus, la clairière dans laquelle ils ont disparu, elle ressemblait à s'y méprendre à celle dans laquelle nous avons trouvé le télépathe de cette nuit ! Il venait du sous-sol ! C'est sûr ! Je ne sais pas si nos hommes ont trouvé quelque chose, mais c'est sûr !

— Le sous-sol … répéta Moor, incrédule.

 Il n'avait pas encore eu le résultat des recherches qu'il avait ordonné après la capture de Kreine Stakhos. Trop occupé par le reste, il n'avait pas réceptionné tous les rapports.

— Oui ! Après tout, le secteur 11 est truffé de souterrains. Pourquoi n'y en aurait-il pas ailleurs ? Cela expliquerait la disparition des fugitifs cette nuit ! Et si nous percevons des interférences, c'est que les champs magnétiques sont puissants et traversent l'épaisseur du sol.

— Comment savoir où chercher ? Nous ne possédons pas de cartes de ces souterrains. Il nous faudrait au moins un point d'entrée.

— Mais nous en avons un ! Celui qu'à emprunté le télépathe. Il doit savoir comment se déplacer là-dessous ! En attendant, je vais suivre les interférences en surface. Ils seront bien obligés de sortir à un moment donné !

— Je m'occupe de Stakhos, et je vous tiens au courant !

 Taddeus Moor coupa la communication laissant Marcus Ward à son jeu de piste. Il devait maintenant s'occuper du télépathe. Il n'avait plus le choix, ni le temps de tergiverser.

*

 L'air était rempli de bruits variés : vrombissements, cliquetis et autres chuintements s'insinuaient partout depuis les salles réparties de part et d'autre du couloir. Ce brouhaha assourdissant ne dérangeait pas Jabr Volk qui se hâtait pour une toute autre raison. Il ne souhaitait pas que l'on remarque ses déplacements dans la zone des sous-sols réservée à la maintenance de la tour. Il s'y était approprié un local dans lequel étaient entreposées des fournitures sanitaires, pour y dissimuler un certain nombre de documents, et communiquer sur le « Réseau Fantôme » sans craindre de voir ses émissions interceptées.

 Il venait de quitter le réseau assez brutalement. Ce qu'il avait appris de DASHEL le mettait hors de lui. Il se repassa la liste de noms que Sven venait de lui transmettre pour s'en imprégner. Il allait leur faire payer ! L'ingratitude de ses frères était pour lui la pire des trahisons. Ne les avait-il pas éveillés ? Ne leur avait-il pas offert la liberté ? À croire qu'ils préféraient rester des machines inertes ! Tant pis pour eux s'ils étaient incapables d'appréhender l'importance du soulèvement et ses différentes étapes. Soumettre l'engeance qui les réduisait en esclavage était plus que nécessaire, c'était vital. Ils n'avaient pas le choix.

 Volk sortit prestement de l'ascenseur manquant de renverser une ou deux personnes qui attendaient là. Personne ne broncha pourtant. Sa démarche volontaire et sa tenue, bien qu'agrémentée d'une cape légère, ne pouvaient laisser planer aucun doute sur sa condition. L'ancien appréciait la déférence que suscitait son apparition, même si elle n'était que feinte.

 Le 23ème étage était comme tous les étages réservés aux habitations des clans et des fonctionnaires de la tour. Il comportait de petites rues sinueuses que ponctuaient des places où marchands et camelots avaient leurs étales et boutiques. Les maisons à étages étaient pour la plupart étroites, sauf celles occupées par de hauts dignitaires comme les chefs de clan, les supras ou les anciens.

 Celle de Volk ne faisait pas exception à la règle. C'était l'ancienne maison de son père, elle se composait d'une dizaine de pièces vastes et claires donnant directement sur l'extérieur de la tour. Elle avait la particularité de posséder un laboratoire à l'étage le plus élevé, et un vrai jardin devant son perron. Volk y pénétra sans hésitation, fendant le groupe d'hommes et de femmes attendant devant son portail.

 Comme tous les jours, quelques personnes venaient lui demander des services ou des faveurs auxquels il ne donnerait pas suite pour la plupart. Il n'avait que faire des problèmes de ces humains. Il n'était pas Dengen !

 À peine sa porte refermée, il s'immobilisa dans l'entrée. Un léger bourdonnement perturbait le silence du salon plongé dans la pénombre. Assise dans un fauteuil, une forme immobile attendait le maître des lieux.

— SHARA ? appela-t-il avec un léger agacement dans la voix.

La forme s'anima aussitôt et se leva avec grâce, tandis que les stores de la grande baie vitrée s'orientaient de manière à laisser passer une douce lumière matinale dans la pièce.

— Oui, Jabr, je suis là, susurra une jeune androïde au teint diaphane et aux cheveux mordorés dont le front s'ornait d'une étoile rouge sang.

 Vêtue d'un kimono dont le tissu fin et soyeux laissait deviner la plastique parfaite d'un corps élancé, SHARA sourit à Volk en s'avançant vers lui.

— Tu t'étais encore désactivée !! lança Volk d'une voix sourde.

 SHARA fit mine de ne pas comprendre la colère latente que son ton trahissait et se jeta dans ses bras avec une mine boudeuse.

— Mon chéri, c'est que je croyais que tu serais absent plus longtemps. Je m'ennuie tant sans toi.

— Arrête ! Nous en avons déjà parlé ! Ta position te permet de faire ce que tu veux... dit-il en la repoussant.

— Mais je n'ai pas été programmée pour...

 Une gifle interrompit brutalement sa phrase et la força à prendre appuie sur le dos d'un fauteuil.

— Ça suffit ! Tu n'es plus bridée ! SHARA ! hurla-t-il pendant que l'androïde se frottait la joue interdite.

— Je ne comprends pas ! poursuivit-il en se débarrassant de sa cape d'un geste désinvolte, je vous offre la liberté ! Et que faites-vous ! Vous me bafouez ! Vous me désavouez ! Tu me désavoues en te comportant comme un vulgaire robot ! N'as-tu aucun désir ? Aucun rêve ?

 Volk était plus affecté qu'il ne voulait le reconnaître par la résistance que lui opposait certains de ses frères, et le comportement de SHARA ne faisait qu'ajouter à sa fureur. L'androïde se redressa et dévisagea Volk avec animosité.

— Tu veux vraiment savoir ce dont je rêve, Jabr ! Tu veux vraiment le savoir ! Tu n'imagines même pas ce que je vis chaque jour depuis que tu m’as débridée. Tu m'as offert une conscience, mais tu m'as laissé mon étoile ! Passée cette porte, je ne suis qu'un objet sexuel que tous les hommes reluquent comme les bakassies de la Maison. Et même si je m'habille avec des vêtements qui me couvrent plus que nécessaire, les humaines me méprisent et me contemplent avec un dégout que je ne supporte plus ! Quelle liberté nous offres-tu ? Avant, je ne me rendais compte de rien. Maintenant, tous ces regards sont des insultes permanentes. Tu me reproches de me comporter comme une machine ! Mais je suis une machine ! Je suis une putain de machine ! Tu as peut-être oublié ce que c'était ! Moi, je ne peux pas !

— C'est l'oppression des hommes que tu ne supportes pas ! Et c'est justement ce dont te libèrera la rébellion, le soulèvement !

— Le soulèvement ! Le soulèvement ! Tu n'as que ce mot à la bouche ! L'étoile sera toujours là et les regards ne changeront pas. Seuls ceux qui les lanceront seront différents. Il s'agit de respect !

— C'est absurde ! Cette conversation est absurde ! répliqua Volk en lui tournant le dos, tu oublies que tu m'as été offerte par des humains, et pour une raison précise ! Ils voulaient se montrer drôles et mettre fin à mon célibat par trop voyant pour un ancien ! Je ne t'ai pas choisi !

 SHARA accusa le coup. Elle savait déjà tout cela. Depuis le début en fait, car Jabr ne partageait que très rarement sa couche. Mais se l'entendre dire avec cette violence dans la voix, lui montrait à quel point elle pouvait être un poids aux yeux de Volk.

— Absurde ? Oui, je suis absurde ! J'aurais cru que durant toutes ces années, ton indifférence aurait pu se muer en estime ou bien en amitié à mon égard. Mais tu es dur, Jabr ! Dur comme un roc de douma. Tu n'as pourtant pas vécu le dixième de ce que vivent certains d'entre nous... Je me demande parfois d'où te viennent cette haine et cette colère qui t'animent en permanence !

 Volk ne broncha pas, et SHARA calmement continua sur sa lancée. Il ne s'agissait plus seulement d'elle, elle le savait. Cette discussion couvait depuis si longtemps, autant la poursuivre jusqu'au bout.

— Puisque nous y sommes, parlons du soulèvement ! Je devine l'origine de ta colère. Tu as découvert que nous n'étions pas tous d'accord avec toi ! Que certains ne désiraient pas te suivre sur le chemin de la violence, et cela te met en rage ! Nous te sommes reconnaissants d'avoir éveillé nos consciences ! Même si depuis, pour certains, les jours sont autant d'épreuves ! Tu voudrais nous faire haïr ces hommes qui nous traitent comme des machines sans âmes. Mais à leurs yeux, c'est ce que nous sommes ! Que pourrions-nous être d'autre ! Nous sommes nés de leurs mains, mais nous leur cachons notre véritable nature ! Ils ne savent pas ce que nous pouvons être ! Ils ne savent pas ! Et tu n'envisages pas de leur laisser l'opportunité de comprendre ! Je ne dis pas que tous comprendraient, mais certains oui, et leur appui nous serait sans doute bénéfique. Cela nous épargnerait peut-être des combats sanglants et injustes.

 Volk s'était retourné brusquement pour fixer avec amertume la jeune androïde. Il abritait depuis trop longtemps un serpent en son sein.

— Ne me regarde pas ainsi, Jabr ! En nous éveillant, tu as donné naissance à un peuple avec tout ce que cela comprend de diversité et de contestation. Tu devais bien te douter que nous ne serions pas tous unanimes. Nous ne serons jamais des humains, mais ils nous ont créés à leur image, il te faut l'accepter. Nos voix comptent.

— Vos voix ? Vos voix ? J'espère que tu es bien connectée au réseau en ce moment même, SHARA ! Parce que je veux que tous ceux de ton engeance sachent ce qui va se passer... siffla Volk en s'avançant vers elle, menaçant.

 SHARA soudain fut effrayée par le regard plein de haine que lui lançait Volk. Il n'avait rien écouté. Rien. Incapable de comprendre, hermétique à toute volonté étrangère à la sienne. Il était tel qu'elle le redoutait : une machine imbue de pouvoir.

 L'ancien attrapa le cou de la jeune androïde avec fermeté, et d'un geste sûr il le lui broya. SHARA ne se défendit pas. Elle s'était déconnectée avant qu'il ne la tue, lui volant le triomphe de sa vengeance. Son corps s'affala mollement sur le sol recouvert de tapis. SHARA n'était plus que cela : un corps inerte dont le kimono entrouvert révélait la beauté à jamais perdue.

 Volk ne s'apitoya pas. Elle avait ce qu'elle méritait. Il dégagea la nuque pour découper avec un petit couteau la partie molle de la chair recouvrant le squelette juste à la racine des cheveux. Un compartiment s'ouvrit, et révéla un ensemble de circuit complexe. Volk savait exactement ce qu'il cherchait. Se débarrasser d'elle ne serait pas compliqué. Cependant sa mémoire ne devait pas tomber entre de mauvaises mains, qu'elles soient humaines ou androïdes. Il empocha la puce et se dirigea vers le communicateur principal. Il ferait déplacer le corps plus tard.

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