Chapitre 37 Sous terre

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 Essoufflé et grimaçant de douleur, Cyrus se laissa choir contre la paroi de la galerie. Sa blessure à la jambe le lançait, et il sentait battre son épaule comme si elle avait été son propre cœur, mais il était vivant et libre.

 Il s'en était fallu de peu pour qu'ils ne soient tous pris. Malgré leur avance, semer les bersikers de la sécurité intérieure n'avait pas été chose facile, surtout avec cette Prya qui tenait à peine debout. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il l'aurait abandonnée dans les bois. Il n'avait que moyennement confiance en elle, voire pas du tout.

 Cette fille avait le don de le mettre hors de lui. Pas comme l'Élue qui refusait de comprendre la situation, mais comme quelqu'un qui la comprenait et s'en moquait. Elle l'avait traitée d'idiot quand même. Lui ! Le disciple ! Merde ! Et puis même battue comme elle l'avait été, elle demeurait plutôt jolie, et il trouvait cela suspect. Il devait l'avoir à l'œil.

 Il se redressa à moitié en s'appuyant contre les roches autour de lui. Cet univers lui était familier ici, sans pour autant lui être connu. Il n'avait jamais exploré seul cette partie du Sanctuaire. Le Conteur l'avait toujours accompagné. Il regretta brusquement la présence rassurante de son maître, et soupira.

 Cyrus n'avait plus aucun moyen de le contacter. Son communicateur s'était noyé, et celui de Shankar était resté dans sa boite à outils dans le secteur 9. Il allait donc devoir s'orienter seul et rejoindre le Conteur dans sa cachette du secteur 13. À l'opposé de leur position actuelle. Et tout cela dans un minimum de temps. Cyrus tâtonna jusqu'à la jambe de l'un de ses compagnons qui tressaillit à son contact.

— Bas les pattes, sale cloporte ! s'entendit-il invectiver par la voix reconnaissable de Prya.

 Évidemment, il fallait que ce soit elle. Il retira sa main avec vivacité et s'écarta. Il grommelait quelques injures bien senties à l'intention de la jeune fille en fouillant dans sa sacoche à la recherche d'un morceau de cospraw, quand une lumière tremblotante jaillit soudain, révélant les visages sur le qui-vive.

 Kala l'avait devancé en sortant une minuscule lampe de son sac. Sa bouche ourlée de sueur affichait un faible sourire. Elle tenait dans son autre main une outre de peau bien remplie. Le plaisir illumina alors le regard de ses compagnons. Cyrus tempéra leur ardeur. Il fallait économiser le peu de ressources en leur possession.

 Cyrus ignorait combien de temps ils allaient devoir passer dans le Sanctuaire. Il espérait s'en extraire la nuit suivante, mais il ne pouvait en être certain. Le chemin le plus court, à sa connaissance, traversait le secteur 11. Or, il savait que les vibrations causées par les engins miniers y engendraient parfois de graves modifications du sous-sol. Cela les obligerait peut-être à faire des détours hors des sentiers battus, ce qui n'enchantait guère le jeune homme.

— Qui c'était ? la voix d'Alma glissa dans l'air comme le murmure de l'eau et vint troubler ses pensées.

— De qui parles-tu ? demanda Cyrus.

— Du type qui t'a appelé dans les jardins.

— Je pourrais te poser la même question concernant celui qui a empêché son pote de te tirer dessus.

— Je ne sais pas vraiment. Il était dans la tour.

— Moi, je sais, répondit Shankar, il s'appelle Marcus Ward. C'est l'infra de l'ordre interne. Je l'ai rencontré une fois sur un champ de course.

Cyrus siffla entre ses dents provoquant un écho inquiétant dans les profondeurs du boyau.

— C'était pas n'importe qui... Pourquoi a-t-il empêché ta capture ?

 Alma revit le regard de Marcus posé sur elle. Instinctivement, elle porta sa main à son cœur alors qu'une chaleur inconnue lui envahissait la poitrine et la gorge. Elle ne voulait pas encore tenter de comprendre le trouble qui s'était emparé d'elle un bref instant en croisant le regard de l'infra. Ça n'était ni le moment, ni le lieu. Et puis, elle tremblait à l'idée de découvrir ce qu'elle avait décelé dans ce regard.

 Le frémissement de la jeune fille intrigua Cyrus qui la fixait avec un drôle d'air Interprétant cela comme de la peur, il haussa les épaules avant de détourner les yeux et de murmurer :

— L'autre type, c'était mon frère...

 Sans un mot de plus, le disciple attrapa la lampe de Kala et s'engouffra plus avant dans le conduit, ses compagnons sur ses talons en file indienne. Le premier objectif était de s'éloigner du secteur 10 où s'activaient frénétiquement les hommes de la Doshbat.

 Revoir Peter avait troublé Cyrus. Autrefois il l'avait considéré comme un héros. Enfant d'un premier lit, Peter avait veillé sur Cyrus et Aurélia durant leur jeunesse. Il les avait couverts lorsqu'ils faisaient des bêtises, et les aidaient dans leur tâche lorsqu'il le pouvait. Il n'avait commis qu'une faute. Fasciné par la grande prairie, il s'était engagé dans les kansikers.

 À cette époque-là, Cyrus était déjà le disciple, mais commençait à peine son apprentissage. Ce n'est que plus tard qu'il comprit le rôle de ce corps d'élite dans le maintien du mensonge d'État.

 La rupture avec Peter était apparue à ce moment-là et avait été consommée lorsque, pendant une discussion houleuse, Peter avait affirmé, bravache, qu'il était fier de ce qu'il faisait. Aurélia avait été attribuée quelques temps avant. Cyrus s'était alors complètement refermé sur lui-même pour mieux se consacrer à son rôle auprès du Conteur.

 Dans l'aube naissante au milieu du jardin de la Pagode, il avait trouvé son demi-frère vieilli, abattu. Il ne portait plus la tunique des kansikers, mais celles des sentinelles de l'Arche. Que s'était-il passé ? Avait-il abandonné de son plein gré son uniforme ? S'était-il rendu compte de l'absurdité de son rôle, et du mensonge sur lequel il se fondait ? Était-ce cela qu'il avait lu dans son regard ? Pourquoi sinon n'aurait-il rien fait pour l'arrêter ? Cyrus espérait sincèrement avoir raison. Le front soucieux, il se tourna pour s'assurer que tout le monde suivait. Y compris Prya.

 Prya croisa son regard et prit pour elle les interrogations qu'elle y devinait. Elle fulminait. Pendant la course poursuite, la jeune fille s'était sentie si inutile. Elle allait mieux que la veille, mais pas assez pour courir comme un lapin.

 Plusieurs fois, elle avait incité Alma et Shankar à l'abandonner durant la poursuite, mais ils avaient fait la sourde oreille. Ils ne l'avaient pas sauvé durant la nuit pour la lâcher à l'aube. Prya pensait qu'elle s'en serait peut-être sortie en se cachant. Les gardes auraient poursuivi les fugitifs et ne l'auraient pas remarquée. Ses chances auraient été minces, mais bien réelles.

 Maintenant, elle faisait irrémédiablement partie du groupe de fugitifs, et cet andouille de disciple la traitait comme un boulet. Elle faisait de son mieux pourtant. Elle le détestait. Toute cette arrogance ! Toute cette suffisance qui émanait de lui, alimentée à n'en pas douter, par une croyance inébranlable en ses innombrables qualités personnelles. Pfeu! Tu parles ! Elle était à peu près sûre qu'il ne savait même pas où il allait.

 Prya devait se concentrer sur un moyen de fausser compagnie au groupe. Elle ne pouvait en aucun cas rester avec eux. Elle avait d'autres priorités, et la première était de rejoindre Darius au plus vite. Cette nuit, en fuyant avec Alma, elle avait perdu toutes ses chances d'être cru concernant la vraie nature de Davrek.

 Son seul moyen de se venger était de retrouver Selma et de lui demander de lui céder de nouveau une petite quantité de son mélange de plantes contre les androïdes, car tout ce qu'elle lui avait donné était resté dans les effets qui avaient été déposés dans l'appartement de son tortionnaire. Ça n'était pas de chance. La seule chose qu'elle portait sur elle était son brouilleur. Et elle espérait qu'il fonctionne encore après la raclée qu'elle s'était prise la veille.

 Arrivés à une grotte si vaste que la lampe parvenait à peine à former un halo autour des fugitifs, Cyrus s'arrêta pour observer les signes au-dessus des quelques ouvertures qui en partaient. Inquiétantes bouches noires et silencieuses, offertes et trompeuses pour ceux qui n'en connaissaient pas les issues. Prya s'adossa à une paroi, grimaçante. Penser à Davrek l'avait énervée et son corps douloureux s'était rappelé à elle violemment. Alma, qui se tenait près d'elle, avait senti le corps de la jeune fille se raidir.

— Ça ne va pas ? lui demanda-t-elle en chuchotant.

— Si ! souffla la jeune fille les yeux baissés, les poings serrés sur ses cuisses.

— Il faut y aller. Nous devons poursuivre par-là, dit Cyrus en indiquant un boyau partant sur la droite, d'ici ce soir nous aurons traversé le secteur 11.

— D'ici ce soir ? Tant de temps pour cette distance ? lâcha Shankar étonné.

— Sans compter les blessés, répondit Cyrus posément en jetant un bref coup d'œil inquisiteur à Prya comme si lui ne comptait pas, le Sanctuaire n'est pas un assemblage de couloirs rectilignes. Loin de là. Une fois le secteur 12 atteint nous attendrons la nuit pour sortir et ...

 Prya releva un visage marqué par la fureur et bondit vers le disciple. Elle était presque aussi grande que lui, et le contraste entre eux deux était sidérant. Il était aussi brun qu'elle pouvait être blonde. Elle portait ses formes avec charme. Il était maigre, et sec comme une branche d'arbre.

— Espèce de Prax ! Je ne suis pas la seule à être blessée ! Ok ! Toi aussi tu tires la patte, il me semble ! Si jamais nous mettons autant de temps ce sera simplement parce que tu n'auras pas su trouver le chemin le plus court ! Abruti !

 À quelques centimètres l'un de l'autre, ils s'affrontaient du regard. Mâchoires crispées. Sourcils froncés. Cyrus n'avait pas reculé. Alma les observa un court instant et jugea qu'il était temps de mettre un terme à ce conflit idiot qui leur faisait perdre du temps.

— Cyrus ! Prya ! Ça n'est pas le moment ! lança-t-elle un peu énervée.

— J'ai des amis dans le secteur 12, lâcha Prya en tournant le dos délibérément à Cyrus.

— Es-tu sûr d'eux ? demanda Cyrus, glacial.

— Aussi sûre que je peux l'être de toi ! siffla-t-elle en le foudroyant de nouveau du regard.

— Écoutez ! C'est pas que je n'aimerais pas voir Cyrus se faire retourner comme une crêpe par Prya, mais là on a pas le temps ! s'exclama Alma avant de poursuivre sous le regard interloqué du jeune homme, manifestement vous êtes suffisamment fichés et surveillés pour que nos poursuivants vous retrouvent facilement. Ils vont sans doute mettre à profit la journée pour connaître vos identités et pister vos familles, amis et autres connaissances. Ce qu'ils ont déjà commencé cette nuit. Il vaudrait mieux aviser quand nous serons sur place, finit-elle en posant un regard amical sur Prya qui lui rendit.

 Cyrus n'ajouta rien. Il ne comprenait pas l'animosité qu'il suscitait chez les deux filles. Haussant les épaules. Il se contenta de se diriger vers le chemin qu'il avait indiqué quelques instants plus tôt. Au-dessus de l'ouverture dans laquelle ils s'engagèrent, Alma remarqua qu'un signe avait été tracé sur la paroi. Une flèche dont la pointe touchait un cercle contenant un chiffre romain.

 Cyrus révéla alors que ces itinéraires avaient été créés pour le Conteur. Il se garda bien de dire par qui. Il n'avait pas envie de faire un cours sur les ytualanis et le gardien. Il espérait retrouver l'air libre avant d'avoir à le faire. C'était évidemment, sans compter sur la curiosité bien légitime d'Alma.

 Le passage était assez large pour marcher à deux. La jeune fille en profita pour se rapprocher du disciple. Elle n'avait toujours pas digéré la réflexion qu'il lui avait lancé dans la Pagode, et son comportement vis à vis de Prya était vraiment à la limite du tolérable, mais elle avait trop de questions en suspens. Elle devrait mettre son orgueil de côté.

— Puisque tu es le disciple, tu pourrais nous raconter l'histoire de la cité. Cela m'éclairerait et nous occuperait l'esprit pendant notre marche, N'est-ce-pas ? dit-elle en se tournant vers les trois autres qui acquiescèrent, enthousiastes.

— C'est le rôle du Conteur, répondit sèchement Cyrus.

 Il n'avait pas l'intention de leur révéler quoique ce soit. Les avoir fait entrer dans le Sanctuaire était bien assez.

— Mais c'est aussi le tien, non ?

— Pas pour le moment.

— Et pourquoi ? insista Alma.

 Cyrus soupira bruyamment, et ce simple souffle fut amplifié par les grottes se muant en murmure inquiétant.

— Je te l'ai déjà dit. Je ne serai amené à tenir mon rôle qu'à la mort de mon maître.

— Tu ne crois pas que tu exagères un peu, là ! s'écria-t-elle incapable de se contenir plus longtemps, mais c'est pas grave, fais ta diva ! Je vais demander aux autres ! Je suis sûr qu'ils en savent autant que toi, de toute façon !

 Et Alma ralentit son allure pour se mettre au niveau de Prya. Cyrus piqué au vif, se retourna furieux

— Ils ne savent rien. Les centres d'éducation ne délivrent qu'une histoire remaniée pleine de mensonges !

— Ce sera toujours mieux que rien !

 Sur ces paroles, Alma haussa les épaules et se tourna délibérément vers Prya pour lui poser une question, tandis que Shankar, un peu ahuri, signait la discussion en cours à une Kala toute aussi étonnée. Cyrus serra les poings et reprit sa marche. Il n'avait pas vraiment le choix pourtant il prit son temps pour commencer son récit. Il ne voulait pas donner l'impression de céder trop facilement.

— Tout a commencé sur Terre, avant les Guerres Stellaires, en 2831, lorsque le premier contact extra-terrestre a été établi.

 Alma le rattrapa en deux bonds.

— Tu as bien dit : 2831... Mais... dit-elle d'une voix blanche en ralentissant.

— Je continue ou pas ? s'agaça Cyrus en lui lançant un regard noir.

— Attends ! Je suis née en 2067... Sur Terre... annonça Alma en s'arrêtant tout à fait.

 Shankar avait cessé de signer pour Kala. Tout le groupe s'observait en silence, incapable d'appréhender une telle situation, tant elle paraissait incroyable.

— C'est impossible ! souffla Cyrus en se reprenant, tu serais née sur Terre 700 ans avant les conflits ? C'est scientifiquement invraisemblable ! Tu dois te tromper ! Ton ADN vient forcément de l'un des cimetières de colons ! Comme celui des Élues précédentes ! Tu es peut-être née dans l'espace mais certainement pas sur Terre !

— Je sais ce que je dis ! s'emporta à son tour Alma, je suis née en 2067 ! Et j'ai eu un accident en 2092 ! Je me souviens même de la couleur de la voiture qui me transportait ! Verte !

 Les mots d'Alma se perdirent dans l'écho, laissant une vibration presque palpable autour des fugitifs. Cyrus scruta le visage de la jeune fille à la recherche d'indices prouvant sa mystification. Sans résultat. Il ne faisait aucun doute qu'elle croyait sincèrement à ce qu'elle venait de dire. Ce pouvait-il qu'il ait devant lui une authentique terrienne dont la mémoire recelait une foisonnante quantité d'informations sur leur planète d'origine, comme cet étrange véhicule qu'elle nommait « voiture » ? Comment la Doshbat avait-elle pu procéder pour accomplir ce miracle ?

 Kala le ramena à la réalité en signant un « continue l'histoire... ». C'était, en effet, ce qu'il avait encore de mieux à faire.

— Je vais tenter d'aller à l'essentiel, ok ? Inutile de s'encombrer de détails ! Nous réglerons ton histoire avec le Conteur !

 Alma hocha la tête en signe d'assentiment, même si elle était curieuse de tout savoir. Il lui importait surtout d'avoir une vue d'ensemble. Son cerveau tournait à plein régime, cherchant une explication à ce qui ne pouvait en avoir. Les fugitifs reprirent donc leur marche, désormais cadencée pas les paroles de Cyrus.

— La Terre fut d'abord approchée en paix. Toutefois l'humanité, pétrie de sa peur de l'autre, confortée par une culture où tout ce qui aurait pu venir de l'espace était forcément une menace, n'appréhenda pas la mesure de l’événement. Après de multiples incidents dont je vous épargnerai les détails, la Terre fut exposée à l'ire venue des confins. Les portes de l'espace déversèrent la mort et la destruction. Les hommes furent exterminés ou réduits en esclavage. Certains prirent la fuite à bord de vaisseaux plus rudimentaires que ceux qui s'acharnaient sur leur planète. Pour ceux qui parvinrent à franchir les lignes ennemies, ce fut le début d'un long exil spatial. Une première vague de vaisseaux se posa sur cette planète en 3106, année terrienne. Ainsi fut fondée la première colonie à l'origine de la cité de Capolkan.

 Alma n'en croyait pas ses oreilles. Si elle calculait bien, en comptant qu'ils étaient en 423, comme venait de le lui confirmer Prya, elle avait approximativement 1400 ans.

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