Chapitre 34 Doutes et certitudes

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 La piste l'avait mené sans difficulté jusqu'à la Pagode. Manifestement, les fugitifs avaient pensé brouiller leur trace en traversant les champs de déchets. Mais c'était sans compter le sang que perdait l'un d'entre eux.

 À présent, Magne était tapi dans les taillis, à la limite sud du jardin. Il avait une vue imprenable sur l'entrée principale et sur celle de service, plus importante à ses yeux, car c'est vers elle que les empreintes se dirigeaient.

 Magne était forcé d'admettre que la cachette était bonne. Sans le savoir, ils étaient dans l'un des rares lieux que le pisteur ne pouvait investir sans danger. Claudius était un homme puissant qu'il connaissait bien pour ses relations avec Van Stiers et Esposa. Magne ne pouvait se permettre d'entrer dans l'une de ses propriétés et la mettre sans dessus-dessous pour retrouver des fugitifs sans risquer une sanction exemplaire.

 Et puis, il voulait limiter les témoins, et minimiser les risques de fuite. Il allait donc devoir attendre qu'ils sortent. Ce qu'ils ne tarderaient pas à faire selon lui. La Pagode était un refuge temporaire, car très risqué. Ils avaient déjà dû s'en apercevoir. Ils sortiraient donc, et lui serait là pour les cueillir.

 Magne fronça soudain les sourcils. Deux hommes s'approchaient, et leur présence lui était très désagréable. Il pensait s'être débarrassé de Ward pour un bon moment. Comment avait-il réussi à le retrouver si vite ? C'est alors que pisteur reconnut le deuxième homme : Peter Kreutzer.

— Je ne savais pas que vous étiez autorisé à collaborer avec la famille ! lança-t-il à l'adresse de Ward avec un petit air satisfait. Il n'allait tout de même pas se laisser démonter.

 Sans avertissement ni sommation, l'infra, furieux, lui envoya son poing dans la figure. Pris par surprise, le kansiker, ne pouvant ni l'éviter ni l'amortir, se retrouva au sol.

— Bordel ! Qu'est-ce que vous foutiez ? J'ai essayé de vous contacter sans arrêt ! Vous ne savez pas vous servir d'un communicateur ?

 Toujours au sol, Magne se frottait le menton en fusillant Ward du regard sans répondre. Ce fut la voix de Kreutzer qui s'en chargea :

— Il sait très bien s'en servir, croyez-moi... Il suit juste des ordres bien précis, n'est-ce pas, Magne ? dit Kreutzer toisant le kansiker avec animosité.

— Des ordres ! Mon cul ! C'est moi qui les donne, les ordres ! Et j'avais dit de rester en contact permanent ! Vous nous avez fait perdre du temps, abruti !

— Je parlais des ordres de son vrai chef, continua calmement Peter, il n'obéit qu'à celui qui paye et ça n'est pas vous...

 Magne ne disait toujours rien. Il s'était relevé lentement. Marcus Ward se tenait prêt à rendre coup pour coup s'il le fallait, mais le pisteur se contenta de hausser les épaules en leur tournant le dos. Il se dirigea d'un pas lent vers la Pagode.

 À l'une des fenêtres du premier étage, une jeune fille observait les trois hommes en pleine discussion. Elle les distinguait parfaitement dans les premières lueurs de l'aube naissante. Elle pouvait aussi discerner avec netteté les mots qui mourraient sur leurs lèvres. Elle lâcha brusquement le linge qu'elle tenait et courut vers le rez-de-chaussée.

 Assise dans un coin, l'androïde dont elle était en train de refaire la chambre la suivit des yeux, puis s'approcha de la fenêtre. Elle observa la scène un bref instant et reconnut l'infra de L'ordre interne à sa tunique. Cela ne voulait dire qu'une chose : l'Élue était dans les parages. Elle se connecta au « Réseau Fantôme ». C'est alors que l'un des trois hommes tourna brusquement son visage vers elle et se figea.

*

 L'arrivée fracassante de Kala avait précipité le départ. Shankar n'avait pas pu empêcher sa sœur de dire ce qu'elle avait vu, car Cyrus maîtrisait aussi le langage des signes. Ils l'avaient donc tous suivis avec hâte. La jeune esclave avait juste attrapé la besace qu'elle avait caché dans la buanderie. Elle l'avait consciencieusement rempli durant toute la nuit de choses utiles pour leur évasion. C'était peu, mais mieux que rien.

 Profitant de l'absence de la plupart des esclaves dans les cuisines, elle ne prit pas la peine de dissimuler leur fuite. Aussi les fugitifs passèrent-ils par le chemin le plus rapide vers la sortie arrière de la Pagode, sous le regard effaré de quelques-unes de ses compagnes de labeur, épuisées par la nuit et incapables de réagir.

*

 Eupraxius s'était soudain mis à courir, Marcus et Peter à sa suite. Ils parvinrent à la limite du jardin arrière au moment où les fugitifs en sortaient par le côté opposé. Cyrus courait devant, Shankar et Kala sur ses talons. Alma fermait le groupe avec Prya, plus lente à cause de ses blessures.

— Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous ou nous tirons ! hurla Marcus Ward.

 Instinctivement, Prya tourna la tête vers celui qui venait de proférer les menaces, et trébucha immanquablement en entraînant Alma qui la soutenait vers le sol. L'Élue braqua alors son regard vers les trois hommes qui les tenaient en joue. Elle affrontait la menace pour gagner du temps et permettre à Prya de se relever. Elle fixa brièvement chaque visage pour s'arrêter finalement sur celui de Ward qui lui était vaguement familier.

 Et de nouveau, les yeux pers d'Alma pénétrèrent le cœur de Marcus, lui rappelant aussi vivement qu'il était humainement possible que la jeune fille et lui était irrémédiablement liés qu'il le veuille ou non. Qu'il le nie ou non.

 Magne n'hésita pas une seconde, l'occasion était trop belle. Le prétexte tout trouvé. Les fugitifs prenaient la fuite. Il ajusta son tir.

 Réalisant ce qu'Eupraxius Magne avait l'intention de faire, Ward sut qu'il n'avait d'autre choix que de l'arrêter s'il voulait revoir le sujet n°3 vivant. Sa mort était purement inconcevable pour lui. Marcus projeta brusquement son bras droit vers le pisteur et réussit de justesse à dévier son tir qui alla effleurer les boucles blondes d'une Prya effarée.

 Magne ne pouvait permettre que cet avorton continue de croire qu'il avait un quelconque pouvoir sur lui. Sous les yeux éberlués des fugitifs, les deux hommes s'empoignèrent avec force.

 Alma profita de cette scène surréaliste pour relever Prya. Cyrus qui était revenu sur ses pas pour les aider s'arrêta soudain, interpellé par une voix familière. Une voix qu'il n'avait pas entendue depuis bien longtemps. Peter se tenait à l'écart de Ward et Magne.

 Cyrus, le reconnaissant malgré l'uniforme de sentinelle, hésita un bref instant. Pourquoi était-il là si ce n'était pas pour l'arrêter ? Quelque chose sembla le rassurer. L'air accablé que ses traits vieillis affichaient peut-être ? Le jeune homme fit signe aux filles de rejoindre Shankar et sa sœur et attendit que Peter s'approche.

 Les deux frères ne s'étaient pas vus depuis si longtemps. Une seule et unique barrière les séparait maintenant. Et pourtant, elle était aussi infranchissable que le plus profond des précipices.

 Peter aurait aimé pouvoir la franchir. Dire qu'il ne le chassait pas. Qu'il pensait pouvoir le protéger. Mais cela aurait été mentir, car il n'avait pas ce pouvoir. Dire combien il regrettait toutes les anciennes disputes. Dire qu'il avait enfin compris ce que Cyrus avait tenté de lui expliquer quelques années auparavant. Demander pardon aussi. Mais il resta là, à le fixer. Immobile. Les deux hommes échangèrent un dernier regard avant que le disciple ne s'enfuit. Le bruit d'une flotte d'air-pullers remplissait déjà l'aube annonçant un danger bien plus grand.

 Deux escouades de bersikers avaient atterri en même temps. Les hommes que Taglione avaient envoyés en soutien à Ward, et ceux que Karpov avait réussis à réunir pensant faire cavalier seul. Déconfit d'avoir encore été coiffé sur le poteau, l'infra de Taglione eut tout de même le plaisir de séparer Magne et Ward, en assénant personnellement une droite bien sentie à son rival. Il s'était empressé ensuite de désarmer les deux pisteurs et de les mettre aux arrêts.

 Les bersikers s'étaient lancés à la suite des fugitifs. Leur capture n'était sans doute plus qu'une question de minute. Du moins Karpov l'espérait. Il ne pouvait rien de plus contre Ward pour le moment. Il pouvait justifier le coup porté précédemment, mais L'infra de Moor restait au-dessus de lui dans la hiérarchie. Quel que soit son comportement, il n'avait de compte à rendre qu'à son supérieur direct ou aux hautes instances de la cité : le Haut-Conseil et le Commandeur.

 Sur le pas de la porte de service de la Pagode, se tenait un homme de haute stature avec un air curieux sur le visage. Derrière lui, un petit groupe d'esclaves tentait d'apercevoir le spectacle offert par les bersikers en pleine action, tandis que dissimulée dans le jardin, une belle androïde contemplait la fuite réussie de l'Élue et calculait ses trajectoires probables.

 Alors que Marcus Ward s'apprêtait à entrer dans une petite navette qui devait le ramener dans la tour, Kreutzer qui attendait son tour pour lui aussi y entrer, lui murmura des excuses. Le regard que lui lança alors l'infra l'étonna. Il n'y avait ni colère, ni ressentiment. Juste une pointe de déception avec une satisfaction évidente. C'était paradoxal, et Peter Kreutzer n'aurait pu comprendre une telle contradiction qu'en entrant dans l'esprit de l'infra.

 Marcus Ward prenait enfin pleinement conscience que ni son instinct de soldat, ni sa volonté de satisfaire les ordres donnés ne pourraient l'empêcher de protéger le sujet n°3 envers et contre tous. Il était épris de la jeune fille, et malgré tous ses efforts pour échapper à ses sentiments, il constatait avec un certain dépit que la lutte était inégale.

 Il aurait souhaité lui en vouloir, la détester pour ce qu'elle le forçait à faire sans en avoir conscience, mais il n'y parvenait pas. La satisfaction de l'avoir sauvée, de l'avoir vue, d'avoir croisé son regard, de s'y être perdu, dépassaient tout. Le reste importait peu pour le moment. Il était fou de cette fille et n'en revenait pas de prendre de tels risques pour elle. Il allait désormais devoir redoubler d'efforts pour parvenir à surmonter le problème. Redoubler d'efforts ou trouver une solution. La seconde option semblait la plus réaliste aux vues de ce qu'il ressentait à cet instant précis. Mais en premier lieu, il allait devoir être sacrément convaincant pour ne pas être sanctionné après le fiasco de cette nuit ! Il ne devait pas être mis hors-jeu ! Pas question ! Pas maintenant !

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