Chapitre 33 Kala

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 La récolte des indices demandés par Eupraxius Magne avait tourné court, et les bersikers s'étaient vite retrouvés livrés à eux-mêmes après la disparition du pisteur. Aucun d'entre eux n'ayant le grade suffisant pour prendre une initiative concernant les ordres reçus, ils avaient continué à fouiller les environs, se cantonnant au périmètre qui leurs avait été assigné, tout en sachant très bien qu'ils ne trouveraient plus rien cette nuit.

 L'arrivée inopinée de Marcus Ward accompagné d'une sentinelle de l'Arche fut accueillie avec soulagement par ces hommes épuisés par une journée de recherche plus ou moins fructueuse et jalonnée de forts moments de stress.

 L'infra était furieux que le stratagème utilisé par Magne ait fonctionné, mais il ne devait s'en prendre qu'à lui-même. Il aurait dû être sur ses gardes et remarquer que quelque chose clochait chez le kansiker. Il aurait dû s'attendre à un coup fourré de la part d'un homme envoyé par le supra Van Stiers.

 Toutefois, Magne avait fait une erreur. Il avait cru être plus malin que Ward. Or s'il avait pris de l'avance, la piste existait belle et bien et commençait ici. Il suffisait de la suivre. Et avec un peu de chance, ils arriveraient à temps pour court-circuiter le kansiker au moment où il s'y attendrait le moins.

 Après avoir renvoyé ses hommes au quartier général pour une période de repos bien méritée. Il s'approcha de Kreutzer qui se tenait accroupi au pied d'un monticule de déchets. Il allait pouvoir constater qu'il avait eu raison d'accéder à sa requête et de l'emmener avec lui.

— Il a tenté d'effacer les traces de manière assez grossière.

— Négligence ?

— Non. Il ne s'attend sûrement pas à ce que vous ayez un autre pisteur à votre disposition.

— Vous pensez pouvoir le suivre ?

— C'est possible, mais la nuit ne nous est pas favorable. La pluie n'est pas loin. Pas moyen de le localiser autrement ?

 Ward lui signifiait que non lorsque son communicateur se mit à biper furieusement. Intrigué par l'origine du message qui n'émanait pas de son supérieur comme il l'espérait, mais du supra Taglione, Ward s'éloigna légèrement du pisteur pour l'écouter.

— Nom d'un Prax ! s'écria brusquement l'infra en faisant signe à Kreutzer d'approcher.

— Laissez tomber la piste, Kreutzer ! Je sais où ils sont ! Le filtreur, ce Shankar Dasalik ! Il a une sœur ! Elle est esclave à la Pagode !

— Vous êtes sûr qu'ils sont là-bas ? demanda Peter en montant sur l'engin aux côtés de Marcus, ne vaudrait-il pas mieux que je suive la piste ?

— Non ! C'est sûr ! Quelqu'un vient de nous confirmer leur présence sur les lieux ! Je n'y avais pas songé auparavant parce que l'endroit est bien gardé. Mais avec quelqu'un dans la place, ça change tout ! Ils ne pouvaient trouver de meilleure cachette !

*

 Alma s'était réveillée en sursaut. Son sommeil s'était petit à petit peuplé de cauchemars où elle tentait d'échapper désespérément aux mailles d'un filet, et elle fut soulagée de voir que rien n'était réel. Près d'elle, Prya dormait toujours. Un peu à l'écart, Shankar s'agitait dans son sommeil. Elle croisa alors le regard de Cyrus qui la fixait en silence. Il était assis en tailleur, un livre sur les genoux. La lampe près de lui devait éclairer sa lecture quelques instants plus tôt. Alors qu'elle tendait la main, curieuse, pour connaître le titre de l'ouvrage, Cyrus ferma le volume prestement et tenta de l'éloigner d'elle.

— Pourquoi tant de mystère ? Ça n'est qu'un livre ! dit-elle en parvenant à s'emparer du livre avec délicatesse.

 Il était ancien et avait connu des jours meilleurs. Elle l'ouvrit avec soin au hasard et lu une phrase avec l'aisance de ceux qui, non content de savoir lire, aimaient cela.

— Hormis le sage, nul n'est content de ce qu'il est : toute déraison est travaillée du dégoût d'elle-même.

 Elle referma le volume et lut le titre de la couverture « Lettres à Lucillius ».

— C'est amusant que tu lises justement ça, ma grand-mère l'avait sur sa table de...

 Alma ne finit pas sa phrase, stupéfaite par le regard que Cyrus posait sur elle, empreint d'étonnement, de curiosité et aussi teinté de colère.

— Tu sais lire ce langage ? Tu le comprends aussi ? parvint-il à formuler lentement comme encore pris dans un songe particulièrement troublant.

— Oui. Mais ce doit être le cell-trad... Il a dû m'aider à assimiler ...

— Non, la coupa Cyrus.

— Non, quoi ?

— Non, le cell-trad ne peut pas faire ça... il permet juste d'accélérer le processus d'apprentissage oral d'une langue.

— Il a dû débloquer des connaissances que j'avais déjà. Lire et écrire, n'a rien d'extraordinaire en soi, tu sais. Tout le monde...

— Non ! Tout le monde ne sait pas lire et écrire à Capolkan. Les livres sont extrêmement rares... et peu de gens maîtrise ce langage, même parmi les érudits. C'est l'un des anciens langages. Une des langues des premiers colons. Tu...

 Alma haussa les épaules. Rien ne lui paraissait étonnant. Ce monde n'était pas le sien. Elle le savait. Elle caressa la couverture du livre avant de le tendre à Cyrus.

— Ce livre, je le connais. Comme je te le disais, ma grand-mère le conservait à portée de main. J'ai même osé l'ouvrir un jour. À l'intérieur les marges étaient couvertes de notes écrites si petit que je n'ai pas pu en saisir le sens. Je revois encore ma grand-mère furieuse que je me sois permise d'y toucher sans son autorisation...

 Alma se tut subitement. Sa mémoire s'ouvrait. Des images lui revenaient, mais pas de manière éparse ni désordonnées. Elles se suivaient avec discipline pour lui révéler enfin qui elle était vraiment, ce qu'elle avait vécu et comment elle s'était éteinte. Cyrus troublé par ce nouveau silence, lui effleura le bras.

— Quelque chose ne va pas ?

— Non ! Non, tout va bien ! Je me souviens ! Je me souviens que je suis née et que je suis morte une fois. J'avais 19 ans. Je me souviens que j'aimais quelqu'un, que mes parents m'adoraient, que j'avais des amis, que j'étudiais dans une grande ville fourmillant de distractions. Il n'y avait qu'un soleil qui illuminait mes journées et une lune pour veiller sur mes nuits … Et maintenant, je suis là dans ce corps si jeune, dans un monde inconnu où deux soleils irradient. Fugitive. Étrangère. Et je ne sais toujours pas comment je suis arrivée là !

 Cyrus ne prit pas la mesure de ce que la jeune fille venait de lui révéler, convaincu qu'elle affabulait. Il était gêné par l'exaltation qu'il entendait dans sa voix. Elle était si déstabilisante. Toujours à frôler les extrêmes. La colère. L'ardeur. L'obstination. Toute émotion en elle semblait exacerbée, excessive. Son comportement s'opposait tant à sa propre recherche de la sagesse qu'il éprouvait des difficultés à la supporter. Son comportement l'exaspérait.

 En fait, Cyrus passait son temps à maîtriser les sentiments qu'elle laissait éclater sans vergogne devant des personnes qu'elle connaissait à peine. Lui qui tentait d'égaler son maître et d'être à la hauteur de son futur rôle dans la cité. Il était pourtant loin d'être aussi tolérant. Bien qu'il lui parlât avec calme, il ne put dissimuler une pointe d'agacement.

— Tu trouveras bientôt les réponses qu'il te manque. L'âme de la cité saura te donner les éléments dont tu auras besoin pour trouver ta place dans cette vie-là. Nous ne sommes plus très loin du Conteur à présent. Il te soutiendra pour que tu comprennes l'importance de ton rôle et que tu l'acceptes... Tu te sentiras alors moins désorientée.

 La voix de Cyrus n'avait pas la sollicitude que sous-entendaient ses paroles. Alma le sentit immédiatement. Il ne cherchait à l'apaiser que pour la rendre plus docile, et gagner du temps. Feignant de clore la conversation en la détournant, Alma le questionna sur son rôle à lui.

— Je suis le disciple, celui qui sera amené à succéder au Conteur actuel lorsqu'il sera mort.

— Et tu feras ?

— La même chose que tous les Conteurs jusqu'ici, je transmettrai l'histoire de la cité à un disciple pour que la mémoire de Capolkan ne se perde pas, en attendant le jour où cette même histoire sera ouverte à tous les capolkaniens.

— Et c'est tout ?

 Alma ne put réprimer une petite pointe de mépris. Cyrus n'était en rien un sauveur, ni un aventurier. D'ailleurs jusqu'ici, il n'en avait pas montré l'étoffe. Comme l'avait si justement fait remarquer Prya, il avait plus été une charge qu'autre chose. Elle le sentait engoncé dans ses à-priori, prêt à juger tout un chacun sans jamais se remettre en question. Dédaigneux et péremptoire.

— C'est tout ! répéta Cyrus manquant de s'étrangler.

 Il ne put contenir son mécontentement quand il poursuivit

— Non, bien sûr ! Je collecte aussi des informations ! J'échafaude des plans pour renverser le pouvoir en sacrifiant un minimum de vie humaine. J'alimente de mes découvertes un groupe de rebelle qui se nomme Elefthéria, et je travaille chaque jour à la libération de la cité.

— Très original ! ironisa la jeune fille sans se départir de son calme.

 Cyrus ne releva pas sa remarque et continua sur sa lancée :

— Et je prépare son avenir. Enfin, c'est ce que je faisais ! Parce qu'à présent, avec ton arrivée fracassante dans ma vie, je suis grillé !

 Alma resta bouche bée une fraction de seconde.

— Non, mais, attends un peu ! Tu crois que j'ai choisi tout ce qu'il m'arrive peut-être ? Ce n'est pas moi qui aie décidé de te contacter ! C'est cette femme, Selma ! Si tu dois t'en prendre à quelqu'un, c'est à elle...

— Rien ne serait arrivé si tu avais accepté ton sort...

 C'était dit. Il n'avait pas pu s'en empêcher. Il le regretta aussitôt. Le ton sec qu'employa la jeune fille pour lui répondre en se levant ne pouvait signifier qu'une chose : elle regrettait elle aussi, mais pas les mêmes choses.

— J'aurais dû te laisser aux mains des serre-berges ou dans la jungle...

 Shankar et Prya avaient été réveillés par les éclats de la discussion entre le disciple et l'Élue. Prya réagit la première. Bien qu'elle ne connaisse Alma que depuis la veille, elle était consciente qu'il ne fallait pas qu'elle parte seule. Elle n'avait aucune chance de s'en tirer. Elle se leva précipitamment et étouffa un juron. Alma, la voyant vaciller, la soutint avant qu'elle ne tombe. Shankar, pris de cours, observait la scène, ébahi.

— Ne pars pas ! C'est un idiot ! Ça se voit, rien qu'à son air contrit maintenant, qu'il regrette ce qu'il a dit ! Tu as dérangé sa petite vie bien réglée de type exceptionnel ! Alors ne lui en veut pas ! Des idiots dans son genre, y'en a plein la cité. Mais pas que ! dit-elle en esquissant un maigre sourire.

 Alma lança un regard plein de reproches à Cyrus qui s'appliquait maintenant à ranger soigneusement son livre dans sa besace, se demandant s'il ne devrait pas rabattre son caquet à cette péronnelle.

— Tu n'iras pas loin sans nous... ajouta Shankar en se levant précipitamment. Il ne fallait surtout pas qu'elle s'en aille. Pas avant que les bersikers n'arrivent, sinon Kala ne serait pas sauvée, et il aurait fait tout cela pour rien.

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