Chapitre 31 La Pagode fleurie

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 Depuis quelques temps, son silence avait tendance à se peupler de murmures. Elle n'en avait rien ne dit à personne. Ça n'était encore que du vent. Elle avait peur que cela ne disparaisse à trop y croire. Elle s'empêchait ainsi d'espérer. Tout changement aurait pu ébranler le fragile équilibre qu'elle avait réussi à bâtir pour supporter ses conditions de vie. C'était donc son secret, et elle entendait bien le garder.

 Kala observait l'étrange compagnie qui occupait le peu d'espace disponible de la pièce. Le silence bourdonnait. Les lèvres s'agitaient. Shankar était penché sur une jeune fille bien mal en point et lui appliquait certains des cataplasmes qu'elle avait pu rapporter discrètement entre deux passages dans la grande salle.

 Une jeune fille au crâne rasé soutenait la blessée, alors qu'elle même affichait des marques de coups sur le visage. La quatrième personne était un homme plus âgé. Il semblait dormir, allongé sur le sol, inerte. Elle s'était assurée plusieurs fois qu'il respirait encore.

 Ils étaient arrivés au début de la nuit, ce qui était loin d'être l'idéal pour les dissimuler. Les premiers clients de la Pagode commençaient à affluer à cette heure-là, et elle ne pouvait pas se permettre de disparaître sans rien dire.

 Elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi son frère leur faisait prendre de tels risques, alors qu'ils étaient si proches de réaliser leur évasion. Et maintenant, il lui demandait un communicateur. Kala était un peu en colère. Au lieu de la sauver des griffes de ses geôliers, il était venu lui demander de l'aide. À elle ! Elle, l'esclave ! L'ombre éphémère dans cet enfer aux lumières tamisées !

 Si Claudius avait été présent, elle n'aurait pas pris le risque de les faire entrer. Même pour son frère. Le maître des lieux était redoutable. Ami des puissants. Détenteur de secrets soutirés sur l'oreiller par des bakassies soumises. Sa perversité n'avait d'égal que sa cruauté.

 Il gâtait rarement la « marchandise », comme il aimait nommer les êtres qui avaient le malheur de tomber entre ses mains. Cependant, il n'hésitait pas à faire des exemples pour imposer le respect et l'obéissance s'il les jugeait nécessaires. Aucune loi ne protégeait ceux qui se trouvaient sous sa coupe, et Claudius aimait à le rappeler en asseyant son autorité dans le sang et la douleur. Il laissait rarement en vie une bakasse abîmée. Il préférait faire disparaître ses méfaits. En trois ans, Kala avait dû nettoyer le sang répandu, et ramasser les restes calcinés sur des bûchers improvisés.

 Elle avait subi aussi la colère du maître des lieux et de son second. La morsure du fouet. La brûlure du fer. Et puis d'autres choses, qu'elle tentait d'oublier. Elle savait que Claudius jouissait particulièrement de ses hurlements silencieux. Elle l'avait vu dans ses yeux couleur du fleuve.

 Un jour, elle lui ferait payer. Elle se l'était promis. Elle ne savait pas encore comment, mais elle parviendrait à l'atteindre et se vengerait. Elle échafaudait mille plans, et chacun d'entre eux se heurtait aux gardes du maître, deux androïdes qui l'accompagnaient en tout lieu. Deux colosses, témoins froids de tous ses agissements, et dont la seule mission était de le protéger en toute circonstance. Même si de par leur nature ils ne donnaient qu'une mort rapide et sans douleur, elle avait peur de finir entre leurs mains.

 Heureusement, seul Afzal était présent cette nuit. C'était un homme rigoureux, mais moins vigilant que son employeur. Il ne remarquait pas Kala. Elle n'était rien pour lui. Une ombre tout au plus. Un souffle. Un mouvement léger derrière un paravent. Une esclave. Il ne la verrait pas. Ce n'était pas de lui dont elle devait se méfier ce soir.

 La lumière verte scintillante du bracelet qu'elle portait au poignet vira au rouge éclatant. La nuit commençait à peine pour les bakassies de la Pagode. Les chambres s'étaient remplies avec les premiers clients. Certains d'entre eux étaient pressés, ils ne s'attarderaient pas. D'autres en revanche occuperaient les salons privés ou le fumoir avec leurs amis, avant de s'éclipser dans une des chambres du premier avec une bakasse, mâle ou femelle. Tout était disponible dans les bordels de Claudius. Toutes les perversités pouvaient y être assouvies ou presque. C'était ainsi chaque nuit.

 La lueur rouge de son bracelet indiquait qu'une chambre dont elle avait la charge s'était libérée. Elle se faufila hors de la pièce en silence. Le couloir était plongé dans l'obscurité. Elle rabattit sa manche sur son bracelet trop visible. Puis, à petits pas, elle se dirigea vers la porte au bout du couloir en suivant le mur du bout des doigts. Elle allait devoir faire attention toute la nuit à ne pas éveiller la curiosité autour d'elle.

 Les androïdes ne poseraient pas de problème. C'était des machines obéissantes sans volonté propre. La menace ne viendrait donc pas d'eux, mais des esclaves et des bakassies. À l’affût du moindre prétexte pour se défouler, ces dernières étaient même prêtes à affabuler pour avoir le plaisir de voir une esclave se faire punir. Quant aux esclaves, soumises et silencieuses, elles n'en étaient pas moins dangereuses. Leurs vengeances avaient moins d'éclat, mais rataient rarement leur cible.

 Avant de pousser la porte, Kala lissa avec application sa tunique turquoise au centre de laquelle un énorme cercle orange symbolisait sa condition d'esclave. Puis elle risqua un œil dans l'embrasure. La Pagode avait un avantage certain pour celui qui la connaissait bien. Elle recelait des portes habilement dissimulées, des passages secrets, des pièces qu'aucun plan n'aurait révélées. Durant ses premiers mois ici, Kala avait tenté de tout explorer. Elle n'avait pas réussi, loin s'en faut. Cependant, elle pouvait se targuer d'être la seule à connaître aussi bien sa prison.

 Ce passage était reculé par rapport aux salles principales de la Pagode. Il se situait derrière les cuisines et débouchait dans la buanderie la moins utilisée, celle des draps de soie et des coussins de brocart. Si cette situation n'éliminait pas les risques, elle les réduisait considérablement.

*

 Alma avait regardé partir la jeune esclave. Elle n'avait pu s'empêcher de remarquer ses traits crispés de désapprobation lorsqu'elle avait dû les faire entrer dans la Pagode. Shankar ne leur avait pas encore dit qui elle était.

— Elle n'a pas l'air commode. Tu es sûr d'elle ? chuchota-t-elle à l'intention du jeune homme, concentré sur l'application du dernier cataplasme sur le flanc de Prya qui le regardait avec reconnaissance.

— Autant qu'un frère peut l'être d'une sœur, je suppose, dit-il en fixant la porte désormais close.

— C'est ta sœur ? Mais, c'est un bordel ici !

— Et tu crois que je ne le sais pas ! siffla Shankar rageur en se levant pour s'approcher de Cyrus. Sans abandonner son rôle d'oreiller pour Prya, Alma se tourna vers le tisseur toujours étendu sur le sol à sa gauche.

— Il montre des signes de réveil, dit Shankar qui avait recouvré son calme, excuse-moi... Je ne voulais pas être... Enfin tu comprends. La situation est complexe.

— Raconte...

 Et pendant que Shankar lui dévoilait succinctement la situation de sa sœur, Alma se sentit encore plus en colère. Cette cité n'était qu'oppression et souffrance. Surtout pour les femmes. Ce qu'elle avait subi n'était rien comparé à ce que vivait quotidiennement certaines d'entre elles. Alma ne savait toujours pas d'où elle venait, mais elle était sûre d'une chose. Elle n'avait rien vécu de tel dans sa vie d'avant. Elle n'avait pas connu l'asservissement que subissait manifestement les capolkaniens. Elle avait été heureuse.

— Où sommes-nous ?

 Cyrus s'était redressé sur son séant encore un peu désorienté, il se frottait le front.

— Cyrus ! Enfin ! chuchota-t-elle avant de récapituler brièvement la situation.

— Nous sommes dans la Pagode ? répéta, étonné, Cyrus en regardant autour de lui.

 La pièce exiguë dans laquelle il se trouvait était totalement dénudée et sans fenêtre. Une faible lumière émanait d'une lampe couverte d'un bout de foulard, posée à même le sol près de Prya.

— Et elle, qui c'est ? demanda-t-il en désignant du menton la jeune fille qui le fixait avec intensité, malgré la douleur qui crispait ses traits. Shankar expliqua le sauvetage de Prya, sans pouvoir lui en dire plus puisqu'il ne savait strictement rien d'elle. Cyrus parut contrarié.

— Il ne vous est pas venu à l'esprit que cela pouvait être un piège ! Et puis, nous ne sommes pas une caravane de sauvetage ! gronda-t-il.

 Prya redressa légèrement sa tête avant de la laisser retomber lourdement sur les genoux d'Alma.

— Si j'étais vous, je la ramènerais moins, souffla-t-elle, manifestement vous avez été le pire boulet qui soit lors d'une fuite ! Moi, au moins, j'ai marché !

 Alma sourit devant la combativité de la jeune fille.

— Si je n'avais pas été drogué, j'aurais pu marcher et mener l'Élue en lieu sûr, rétorqua sèchement Cyrus.

— Tu as parlé d'un lieu sûr... reprit Shankar.

— Oui. Nous allons devoir poursuivre vers le secteur 11 puisque nous avons raté le passage du secteur 9.

— Le secteur 11 ? Mais... c'est le secteur le plus sécurisé de Capolkan avec la tour ! Comment comptes-tu nous faire traverser ?

— Qui a parlé de traverser. Nous passerons dessous.

 Un silence accompagna cette déclaration. En révélant l'existence du Sanctuaire, Cyrus prenait un risque. Il ne connaissait, ni Shankar, ni cette Prya. Et le fait que l'Élue leur ait fait confiance ne pouvait en aucun cas être un gage de sûreté. Il aurait préféré déguerpir avec l'Élue uniquement. Cependant, même s’il avait pu en parler avec Alma, il sentait qu'il ne parviendrait pas à lui imposer sa volonté. À aucun d'entre eux, probablement.

 Il prenait donc le risque. Il réaffirmait ainsi sa place de chef dans le groupe. Il était détenteur de la solution à cette fuite qui semblait sans issue.

— Maintenant, il faut que vous dormiez... La nuit sera sans doute courte pour nous. Je vais veiller, je me suis reposé pour les dix années à venir ! lança-t-il avec un air rassurant.

 Tous obtempérèrent avec un certain soulagement. Cyrus était le plus âgé. En prenant les rênes de leur expédition, il les délestait un peu du poids de leur responsabilité. Alma aurait voulu le questionner sur leur destination, mais le sommeil la submergea presque immédiatement après qu'elle ait posé sa tête sur le sol. Prya ne tarda pas à la suivre sur cette voie. Shankar, lui, attendait le retour de sa sœur.

 Cyrus soignait ses blessures qui, depuis son réveil, ne lui laissaient aucun répit, quand Kala revint. Shankar vint l'étreindre immédiatement avec force, puis il agita ses mains. Le disciple comprit alors que la jeune fille devait être sourde, mais il ne parvint pas à comprendre ce que son frère lui signait. Et il ne vit pas non plus l'objet qu'elle lui donnait discrètement.

 Shankar alla se coucher au fond de la pièce, dos à ses occupants, tandis que Kala s'approchait de Cyrus, et sans un mot, ni un regard, commençait à l'aider à remplacer le bandage de son épaule. Elle remarqua alors que le contenu de sa besace était étalé devant lui.

 Un livre, des petits sachets de tissus, des herbes séchées, quelques fioles dont deux s'étaient brisées, un respirateur, un outil d'écriture assez archaïque à ses yeux, car elle en avait vu des plus sophistiqués dans le bureau de Claudius. Tout était soigneusement enfermé dans des sachets hydrofuges. Il avait donc prévu l'éventualité d'une fuite par la rivière.

 Une fois, le bandage en place, il s'adossa contre le mur, et attrapa le sac qui contenait le livre. Kala l'observait sans bouger. Il l'invita à s'asseoir en tapotant la place près de lui, puis il commença à signer. Alors Kala sourit en le corrigeant.

*

 Ce qu'il venait de faire le perturbait énormément, mais il n'avait pas vraiment le choix. C'était le mieux pour lui et elle. Après tout, chacun devait faire comme il le pouvait pour s'en sortir au mieux. Lui, tout ce qu'il voulait, c'était libérer sa sœur. Et c'était le prix de l'information qu'il avait à vendre. Si cela fonctionnait, sa sœur et lui n'auraient pas besoin de fuir. Ils n'auraient pas besoin de prendre des risques. Ils seraient ensemble de nouveau, et vivraient heureux dans Capolkan. Il voulait croire que sa trahison n'aurait que des conséquences minimes. Shankar voulait y croire. Il devait y croire.

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