Chapitre 30 Les liens du sang

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 La nuit était tombée, et la rumeur lointaine de l'activité humaine s'atténuait peu à peu. Marcus Ward se tenait debout devant le canal. La piste s'arrêtait net sans reprendre de l'autre côté du pont. Bien qu'il trouve invraisemblable que les fugitifs aient pu emprunter la voie des eaux dans l'une ou l'autre direction sans que personne ne les remarque, Ward avait scindé son escouade pour explorer les rives du secteur 10. Aucun des deux groupes n'avait encore décelé le moindre signe de leur passage.

 Marcus leva les yeux vers le ciel étoilé à la recherche d'une idée. Les caméras de surveillance n'avaient rien repéré. Le canal intérieur, considéré depuis longtemps comme une simple rivière menant au lac, n'était pas l'endroit le plus surveillé de Capolkan. Seuls certains ponts disposaient d'un œil scrutateur que certains capolkaniens s'ingéniaient à détériorer régulièrement. Résultat : aucune image intéressante sur les quatre dernières heures. Une équipe serait dépêchée par Hirsch pour remettre de l'ordre dans tout cela, mais c'était trop tard pour la chasse de Ward.

— Vous croyez qu'ils auraient pu emprunter un air-puller ? demanda Eupraxius Magne, accroupi près de Ward.

— C'est peu probable. Le filtreur, ce Shankar Dasalik, il était à pieds et seul. Et personne d'autre ne manque à l'appel dans les équipes du secteur, répondit Marcus pensif, ils sont forcément dans le secteur 10. Quelque chose nous a échappé... et nous la perdons encore.

— Pas pour longtemps. Vous le savez.

— La nuit leur est favorable...

Marcus n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Son communicateur indiquait un message entrant.

— Infra Ward. Des recherches nous indiquent que le tisseur aurait l'un des membres de sa famille dans le secteur 10. Une certaine Aurélia Sélinos.

— Et pour Dasalik ? Aucune famille ?

— Si, mais difficile à localiser.

— Les affaires reprennent, Ward, s'exclama le pisteur en se relevant, lorsque l'infra eut coupé la communication.

*

 L'équipe de nuit s'était installée devant les écrans silencieux. Les communicateurs s'étaient tus, et la salle de surveillance s'enfonçait dans le calme nocturne. La cellule de recherche constituée à l'initiative de Moor s'était dispersée. Les anciens avaient rejoint leurs appartements en fin de soirée, et Taglione s'était éclipsé pour s'occuper d'un prisonnier particulièrement intrigant que lui avait envoyé Ward en fin d'après-midi. Moor était seul, plongé dans ses réflexions.

 Avant de quitter son bureau, Safran Barandoué lui avait expédié un message. L'alerte-contagion avait créé quelques émeutes à certains endroits de la cité, notamment au nord-ouest, à l'opposé de l'endroit où l'Élue avait été aperçue pour la dernière fois. Moor trouvait cela pour le moins étrange. À croire que ces réactions exacerbées avaient été organisées pour occuper une partie des bersikers loin des secteurs concernés par la poursuite. Ward avait beau soutenir que la fuite de l'Élue n'était pas planifiée, le doute subsistait.

 À moins que ce fameux réseau de résistance n'ait profité de l'occasion que lui offrait la fugitive. Mais dans ce cas, comment était-il au courant ? Ils étaient peu nombreux ceux qui avaient été mis dans la confidence dès le début. Les fuites pouvaient-elles venir de ses services ? De plus haut ? Comment savoir sans infiltrer ce fichu réseau ? Il regrettait encore l'erreur commise par l'agent de Taglione, Lysandra Everhart. Elle avait sous-estimé les fugitifs. Elle avait mal évalué la situation. Par sa faute, il avait perdu du temps, et la situation n'avait fait que se détériorer.

 Taglione entra brusquement dans la salle, essoufflé, excité aussi. Décidément la journée avait été épuisante pour le supra à la sécurité intérieure.

— Moor ! J'ai là quelque chose de stu-pé-fiant ! lança-t-il d'une voix claire qui trancha le silence aussi sûrement qu'un clairon.

 Le supra s'était déjà approché d'un communicateur et y introduisait un cône sans plus de cérémonie. Une salle d'interrogatoire apparut sur l'écran principal. Un homme était assis, les mains jointes sur la table, le regard dirigé vers son interlocuteur, il paraissait serein.

— C'est le prisonnier envoyé par Ward ?

— Oui ! Un certain Brutus Silgire. Enfin c'est ce que dit son identification. Cependant nous sommes à peu près certains que ce n'est pas sa véritable identité. Il possédait un brouilleur, et rien ne correspond sur la base. L'escouade a précisé qu'il était sans aucun doute un télépathe bien que son ADN n'ait pas été répertorié. Mais ça n'est pas pour ça que je vous montre ça ! Écoutez-le !

 La voix de Kreine s'éleva dans la pièce, un peu grave, avec un petit accent guttural sur certaines lettres.

— Je ne veux pas en discuter avec vous.

— Pourquoi ?

— Cela ne vous concerne pas.

— Dois-je vous rappeler que je suis le supra à la sécurité intérieure. De ce fait, votre statut de télépathe non répertorié me concerne particulièrement. Sans parler de votre fausse identité. Je répète donc mes questions : Qui êtes-vous et d'où venez-vous ?

— Je ne parlerai qu'à votre supérieur.

— Mon supérieur ?

— Le supra à l'ordre interne, Taddeus Moor.

— Quoi ? Et pour quelle raison accèderais-je à votre demande ?

— Parce que je vous le demande. Je ne vous l'impose pas.

 Stakhos s'était alors mis à fixer Taglione avec une telle intensité qu'il était facile de deviner ce qu'il était en train de faire.

— Nom d'un prax ! s'exclama Taglione en se levant brusquement de sa chaise, la faisant tomber dans un fracas de métal et de bois., Si vous recommencez ça, je vous grille direct ! Compris !

 Taglione reprit contenance, puis ajouta en se dirigeant vers la porte :

— En plus, si vous ne me donnez rien, je n'enverrai certainement pas déranger mon supérieur en pleine nuit. Ça devra attendre demain...

— Attendez ! lança Kreine qui marqua une pose avant d'ajouter, je viens de Miunuir.

 Taglione arrêta la vidéo et se tourna vers son supérieur, excité comme un puce.

— Que vous a-t-il dit dans votre esprit ? demanda posément Moor en gardant les yeux sur l'image fixe de l'écran.

— Il m'a clairement fait comprendre qu'il lui était facile de contrôler un esprit comme le mien.

— Je vais y aller.

— Vous n'y pensez pas ! Imaginez qu'il prenne votre contrôle ! cria Taglione qui avait des sueurs froides rien que d'y penser.

 Moor observa son collaborateur et sourit.

— Vous avez raison. Vous allez le gazer de manière à le neutraliser pendant un moment. Nous avons besoin de plus de renseignements avant de nous introduire de nouveau dans cette cellule. Lorsqu'il sera hors d'état de nuire, procéder à des analyses poussées de son ADN. Demandez à Johansen de mettre une équipe à votre disposition. Envoyez aussi quelques hommes fouiller l'endroit d'où il sortait. S’il y a un passage, je veux le connaître.

— Vous croyez qu'il vient vraiment de Miunuir ? demanda Taglione en reportant son attention sur l'image de l'homme assis dans la cellule.

— Je ne sais pas, mais j'ai comme l'impression que sa présence à cet endroit n'est pas un hasard.

— Vous pensez qu'il pourrait être un espion ?

— Peut-être... Je vais devoir en référer au Commandeur. Il me faut plus d'informations et je ne les obtiendrai pas sans Esposa.

 Taglione tourna les talons en lançant un « bon courage » plein de sous-entendus. Obtenir des renseignements du supra aux relations extérieures n'était jamais de tout repos. Esposa était un négociateur dans l'âme, et avec lui, personne n'obtenait jamais rien sans laisser de contrepartie avantageuse.

 Taddeus Moor reporta son attention sur le prisonnier. Il avait la désagréable impression de le connaître, mais il ne parvenait pas à mettre un nom sur ce visage, et ce n'était certainement pas Brutus Silgire. Quoiqu'il en soit, il sentait que quelque chose était en marche. Mais quoi ?

*

 Jabr Volk avait fait surveiller avec application la cellule de recherche. Plusieurs de ses frères y avaient fait des incursions pour une raison ou une autre. Personne n'avait fait attention à eux. Les androïdes étaient devenus invisibles à force d'accomplir des tâches subalternes en silence, ce qui se révélait très appréciable pour épier en toute discrétion.

 La fuite de l'Élue servait ses objectifs, sauf si on la retrouvait. Jusqu'à présent les efforts conjugués des différents services de l'ordre interne n'avaient rien donné. La multiplication des hommes armés dans les secteurs exacerbait un mécontentement jusqu'ici latent. Le bouillonnement de contestation engendré par l'ensemble de la situation, et généreusement entretenu par certains membres du « Réseau Fantôme », était propice à son projet.

 Que les hommes s’entre-tuent, le soulèvement des androïdes n'en serait que plus aisé. Par contre, que l'Élue soit retrouvée, et il devrait adapter son plan. La constitution de la cellule de recherche était une nouvelle étape dans le processus, et cela ne lui disait rien qui vaille. À ce stade, il était le seul à avoir les autorisations requises pour agir dans l'ombre, car il fallait s'introduire dans le système informatique le plus sécurisé de la cité…

 Volk se demandait quand Moor allait quitter les lieux lorsque ce dernier franchit enfin le sas, et se dirigea vers les ascenseurs. La voie était libre. Il n'avait pas besoin de s'introduire dans la salle de contrôle, juste dans l'entrée. Il y trouverait un communicateur directement relié au réseau sécurisé de la salle.

 Après avoir consulté les rapports établis par l'ordre interne et la sécurité intérieure durant les dernières 23 heures, il s'était arrangé pour disparaître discrètement. Il avait noté l'avancée de la chasse à l'homme engagée dans la cité, et pris connaissance des noms des prisonniers en cellule. Selma Johansen serait sans doute inaccessible, mais ce Ris Terkoff pouvait être intercepté. Il avait déjà été interrogé et était en attente de transfert dans les soubassements de la tour. Sans doute serait-il intéressant de l'avoir sous la main ? Le sujet en fuite semblait lui faire confiance. Il pourrait se révéler utile.

 Volk avait copié la carte établissant le parcours des fugitifs. Il allait mettre en alerte les « éveillés » sur les secteurs concernés pour tenter d'intercepter l'Élue. Elle ne se méfierait pas des androïdes si dociles et silencieux. Elle serait sans doute une proie facile à attraper. À attraper et à enfermer. Il l'éliminerait en dernier recours, s’il s'avérait qu'elle n'avait plus aucune valeur. Pour le moment, elle en avait encore, il la lui fallait donc vivante.

*

 Tork regardait sa sœur avec regret à travers le miroir d'observation de la cellule. Il ne l'avait pas revue depuis 20 ans. Autrefois, elle avait été d'une aide inestimable et l'avait orienté vers ce qui deviendrait son domaine d'excellence. Il ne pouvait l'oublier. C'était pour cette raison qu'il était là.

 Selma Park-Johansen refusait de parler. Elle se pensait peut-être protégée. Cependant, malgré tous les services qu'elle avait pu rendre à la communauté, malgré les supplications dont il avait fait preuve, lui son frère, auprès du Commandeur, elle ne pourrait échapper à la contrainte de l'interrogatoire. Elle en savait trop. C'était évident.

 Tork avait tenu à lui parler avant de lui administrer le sérum lui-même. Il voulait tenter de la convaincre de collaborer pour éviter la sentence fatidique réservée aux personnes qui, comme elle, servaient une cause jugée séditieuse par la Doshbat. Il voulait lui éviter la mort ou le bannissement.

 En entrant dans la cellule, il sut que rien ne se passerait comme prévu. Selma le dévisagea avec un étonnement non-dissimulé qui se mua très vite en mépris. C'est elle qui posa la première question.

— Comment as-tu fait, Tork ? demanda-t-elle d'un ton sec.

 Il ne comprit pas immédiatement le sens de sa question. Puis ses yeux s'étaient posés sur leur reflet à tous les deux dans le miroir sans tain de la cellule. Le frère et la sœur. Selma et Tork. Elle était plutôt belle pour son âge, mais tout son être accusait le passage du temps. Lui, pourtant de cinq ans son ainé, paraissait incontestablement plus jeune, malgré son physique disgracieux.

— Ma vie a été moins rude que la tienne, sans doute, avait-il répondu en posant sur la table une petite boite contenant une seringue.

— Balivernes ! avait-elle lâché avec acrimonie.

— Nous ne sommes pas là pour ça ! Tu le sais ! lança-t-il un peu trop brusquement.

 Puis se reprenant, il continua d'une voix plus suppliante :

— Donne leur ce qu'ils désirent ! Je t'en conjure ! Tu connais ce sérum ! Tu sais que tu parleras de toute façon ! Alors autant le faire de ton plein gré...

— Je sais exactement ce que fait le Prectis, en effet, Tork. Je m'y suis préparée... ne t'en fais pas pour moi ! Préoccupe-toi plutôt de l'effet que peut avoir un mauvais dosage ou une utilisation fallacieuse de ton calisterius !

 Tork n'avait pas été étonné de constater que Selma connaissait l'existence du sérum qui lui permettait de contrer et même de détourner les effets du Getheimklak sur le vieillissement des cellules. Après tout, le calisterius était le résultat final des travaux élaborés durant sa collaboration avec l'herboriste, qui avait été le compagnon de sa sœur avant qu'il n'intègre la Doshbat. Qu'elle en sache le nom exact, le surprit plus, et l'énerva même un peu. Il lui lança un regard courroucé. Il était évident qu'elle ne fléchirait pas. Elle semblait même amusée de sa sollicitude.

— Tu te targues de ne pas céder, hein ! Tu es fière ! Et bien, soit ! Moi aussi, Selma, je suis un homme d'honneur, et je ...

 Le rire furieux de sa sœur interrompit sa phrase aussi brutalement que s'il avait reçu une gifle.

— Un homme d'honneur ! Tork ! De quel honneur parles-tu ? Celui que te donne ce pouvoir de contraindre et d'opprimer ! Au nom de quoi, Tork ? Par quoi est-il justifié cet honneur de servir ?

 Elle avait hurlé ses paroles avec une telle virulence que Tork avait reculé. Il la fixait avec surprise.

— Ce pouvoir que tu sembles tellement haïr, t'a tout de même protégé pendant toutes ces années. Crois-tu que tu pourrais faire la moitié de ce que tu fais sans un minimum de protection ? Nous savons tout de tes petites manigances et de tes petits trafics...

— Vraiment ? Si vous savez tout, pourquoi m'interroger, alors ?

— Tu sais très bien ce qu'ils veulent ! L'Élue ! Pourquoi avoir mené la fille jusqu'à ce tisseur ? Pourquoi ? Selma !

— Mon rôle est d'aider la population et plus particulièrement les femmes. J'ai vu son visage, Tork ! J'ai vu ce que vous lui avez fait !

— C'était un accident ! Le fautif a été sanctionné ! Cela ne se reproduira plus ! Elle sera inséminée sans cérémonie ! Il faut qu'elle revienne ! Nous avons besoin d'elle ! Le programme a besoin d'elle ! Elle est si parfaite ! Tu ne peux pas imaginer à quel point elle l'est !

 Selma fixa avec intérêt son frère dont les yeux révélaient une saisissante ferveur. Il y vit une ouverture et continua sur sa lancée.

— J'ai découvert des choses, Selma ! Des choses extraordinaires ! Avec toi à mes côtés, plus aucune découverte ne se dérobera. Nous pourrions nous occuper d'elle ensemble. Tu surveillerais mes expériences ! Tu pourrais veiller à ce qu'elle soit bien traitée ! Tu verrais de tes propres yeux que j'agis pour le bien de tous !

— Le bien de tous, répéta lentement Selma, la tête baissée, le bien de tous n'existe pas, Tork ! Tu n'es qu'un valet aux ordres du Commandeur ! Un simple valet ! Regarde-toi ! Regardes-toi bon-sang ! Cela ne te choque pas ? Combien prends-tu de doses par semaine ? À qui en fournis-tu ? À tous ? J'en doute fort ? Et c'est encore heureux, remarque ! Regarde le résultat ! Tu n'es plus que l'ombre de toi-même ! Tu parais jeune, oui ! Mais tu es vide, Tork ! Vide et dépendant !

 Elle avait encore le dernier mot comme autrefois. Elle avait toujours été plus brillante que lui, et si elle n'avait pas été une femme, il est probable qu'elle aurait été à sa place en ce moment même. Enfin pas vraiment, parce qu'elle se targuait d'avoir une conscience et une morale. Foutaises ! Tork ouvrit la boite avec rage et s'empara de la seringue.

— Tu ne nous laisses pas le choix, dit-il la voix encore tremblante sous l'émotion.

 En silence, Tork fit ce pour quoi il était venu. Elle ne se débattit pas. Elle n'avait pas cessé de le fixer avec ce regard inquisiteur, réprobateur jusqu'à ce qu'il sorte enfin de cette cellule où l'air lui avait semblé de plus en plus rare.

 Adossé au mur près de la porte, il regardait maintenant la seringue dans ses mains. Il venait de signer son arrêt de mort. Il était furieux. Pourquoi l'avait-elle contraint à faire cela ! De quel droit se permettait-elle de juger son travail ! Ses découvertes ! Elle ne savait rien. Rien du tout.

*

 Aurélia Sélinos ressemblait à une brindille au regard profond. Petite, maigrichonne, la pupille sombre. Surprise de les voir à sa porte, elle avait d'abord failli la refermer aussitôt après l'avoir ouverte. Puis se reprenant, elle avait reculé avec crainte, leur ouvrant le passage avant de se réfugier dans les bras de son compagnon, Eugène. Ce dernier, sur la défensive, avait d'abord cru que leur incursion nocturne avait quelque chose à voir avec un incident survenu dans l'après-midi. Une fois le but de leur visite éclairci, l'atmosphère sembla moins pesante bien que peu amicale.

 Aurélia ne savait manifestement rien de l'alerte-contagion. L'écran de communication qui occupait la moitié d'un mur comme dans chaque appartement, maison, atelier et bureau de la cité était résolument éteint. Cela dénotait d'un certain esprit. Marcus Ward observa le couple avec plus d'acuité. Faisaient-ils partie des rebelles ? Mentaient-ils ?

 Aurélia parut réellement touchée lorsqu'elle apprit que son jeune frère était recherché. Même si elle n'avait pas eu de contact avec lui depuis de nombreuses années, elle semblait toujours attachée à lui. Sans avoir grand-chose à leur dire sur le personnage, elle leur avait révélé qu'elle avait un autre frère, plus âgé. Il faisait partie des kansikers, la dernière fois qu'elle l'avait vu, mais cela remontait à longtemps maintenant. Il était peut-être mort depuis.

 Le pisteur, qui était présent, ne sembla pas réagir à cette information. Cependant juste après avoir quitté le couple Sélinos, il demanda à retourner sur le terrain pour aider ceux qui cherchaient à retrouver la trace des fugitifs le long du canal. Marcus persuadé d'être sur la bonne piste et trop content de se débarrasser du gêneur, acquiesça sans chercher à en savoir plus. Une fois sorti, il mit le couple Sélinos sous surveillance. Cyrus n'avait pas encore pris contact avec eux. Cela ne voulait pas dire qu'il ne le ferait pas à un moment ou à un autre.

*

 Détaché à la surveillance de l'Arche, Peter Kreutzer, le frère d'Aurélia et de Cyrus, ne faisait pas de vague. La perte du jeune Hans avait signé la fin de son service actif au sein des kansikers. Il ne serait plus jamais pisteur. Il ne remettrait jamais les pieds dans la grande prairie. Il se contenterait de la contempler du haut de l'Arche. C'était la sanction dérisoire qu'on lui avait destinée. Une faveur pour services rendus en quelque sorte. Une faveur mal acceptée par certains pisteurs qui s'étaient vengés avant son départ. Moindre mal, cependant, lorsqu'il repensa à Adim. La Doshbat avait décidé de son bannissement après avoir eu les résultats catastrophiques de ses analyses. Peter l'avait vu errer dans la prairie autour du dôme, taraudé par l'idée de rentrer. Puis il avait abandonné et s'était éloigné vers l'ouest en suivant le fleuve.

 Peter frotta sa hanche douloureuse inconsciemment. Les rondes étaient un supplice, pourtant il ne se plaignait pas. Cela n'aurait servi à rien. Les sentinelles n'avaient pas encore confiance en lui, et son chef le soupçonnait d'être un couard et de feindre. Il lui fallait désormais conquérir ses nouveaux partenaires. Et cela ne serait pas simple.

 La relève des sentinelles venait de s'effectuer, et il s'apprêtait à rentrer dans son baraquement lorsqu'il fut intercepté par Marcus Ward. Il ne parut pas surpris. Il ne pouvait pas, comme sa sœur, éviter les messages provenant de la Doshbat. Et il avait parfaitement reconnu son jeune frère comme étant l'un des fugitifs. Il s'attendait donc à la visite d'un représentant des autorités.

 Quand Ward l'eut devant lui, il rajusta son opinion sur l'ancien kansiker. Il n'était pas une simple sentinelle sans histoire. Il était une simple sentinelle sans histoire qui en avait trop vu. Le regard de Peter Kreutzer lui donnait un air absent. Son corps, pourtant imposant du fait de sa grande taille et de sa carrure, s'affaissait légèrement. Marcus se demanda un instant comment cet homme pouvait être le frère de Cyrus et Aurélia. Il ne leur ressemblait absolument pas.

 Peter mena l'infra vers sa chambre pour y discuter tranquillement et aussi pour lui montrer qu'il n'y dissimulait personne. Marcus Ward remarqua alors qu'il boitait.

— Vous vous êtes blessé ?

— Il y a peu de temps.

— Il n'y a rien dans votre dossier.

— Venons-en aux faits, voulez-vous ? Je viens d'achever une garde, je suis épuisé. Et puisque vous en parlez, ma jambe me fait mal, dit-il en s'asseyant lourdement sur l'unique chaise de sa petite chambre, j'imagine que vous êtes là pour Cyrus.

— C'est exact ! L'avez-vous vu aujourd'hui ?

— Ni aujourd'hui, ni hier. Et ce, depuis 6 ans en fait.

— Depuis 6 ans … Il ne vous a pas appelé pour demander de l'aide. Il n'a pas tenté de vous contacter récemment ?

— Non... Et puis, je ne vois pas pourquoi il l'aurait fait. Nous ne nous sommes pas quittés en très bons termes la dernière fois que l'on s'est vu.

— Dans l'urgence, on met parfois certains sentiments de côté. Vous auriez pu l'aider.

— Pas lui. Vous ne le connaissez pas. Intransigeant. Orgueilleux. Péremptoire. Un vrai coq de combat. Et puis, je ne vois pas comment j'aurais pu l'aider de toute façon.

 Peter Kreutzer s'était relevé pour aller chercher une bouteille rangée dans un placard.

— J'imagine que vous n'en voulez pas ? demanda-t-il à l'infra en levant un verre.

— Non, merci, répondit poliment Marcus avant de reprendre sur un ton aussi neutre que possible, en le faisant sortir de la cité, par exemple.

 Les deux hommes se jaugèrent du regard. Peter pour la première fois paraissait interloqué.

— Le faire sortir.... Mais ce serait le vouer à une mort certaine... Jamais je ne ferais ça ! lança-t-il en se rasseyant bruyamment sur sa chaise.

 Il en avait oublié son verre rempli d'un liquide jaunâtre sur le bord de l'évier.

— Peut-être vous a-t-il supplié ? Ou menacé ?

— Non ! cria Peter, non, Cyrus, n'est pas venu ! Je ne l'ai pas revu depuis 6 ans !

 Marcus garda le silence un instant semblant juger si cet homme lui disait la vérité ou feignait les sentiments violents qui l'animaient.

— Bien. Si jamais il tente de prendre contact, je ne saurais trop vous conseiller de nous avertir au plus vite. Cyrus, et ceux qui l'accompagnent, risque leur vie en fuyant. Un pisteur est sur leur trace et la population est à cran.

— Un pisteur ? releva Peter, lequel ?

— Magne.

— Eupraxius Magne ! Vous avez lancé Magne sur les traces de mon frère !

Peter Kreutzer s'était redressé d'un bond en entendant ce nom. Blême. Inquiet.

— Alors il est déjà mort, laissa-t-il tomber, sinistre.

 Marcus fronça les sourcils, contrarié de cette brutale affirmation. Elle ne faisait que confirmer une hypothèse qui l'assaillait depuis le début de la chasse. À savoir que Magne était dangereux.

— Pourquoi ?

— Magne n'est pas seulement un pisteur ! C'est aussi l'un des meilleurs assassins aux ordres du supra Van Stiers. Si on vous l'a prêté, ça n'est certainement pas un hasard ! Et ça n'est certainement pas non plus pour ramener les fugitifs vivants !

 Marcus Ward furieux contre lui-même de n'avoir pas conservé Magne sous sa coupe en permanence, tenta en vain de le contacter. Puis il laissa un message à son supérieur sur ce qu'il venait d'apprendre, et s'apprêtait à partir lorsqu'une main lui attrapa le bras.

— Je viens avec vous ! J'ai été un bon pisteur, moi aussi. Je vous serai utile.

 Peter Kreutzer avait changé de tunique et portait une besace en bandoulière. Son regard n'avait plus rien de mort ou d'absent. Il était à présent animé d'une rage nouvelle. Ward ne prit pas longtemps pour réfléchir à cette situation inattendue. Il embarqua Peter Kreutzer sur son air-puller et se dirigea vers le secteur 10.

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