Chapitre 29 Brutal

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 Les deux soleils disparaissaient rapidement à l'horizon, en dévoilant dans un clair-obscur déprimant le paysage qui s'étendait devant ses yeux. Pas d'arbres majestueux, tout juste quelques arbrisseaux rachitiques et maladifs. Des fosses, des cuves, des monticules, des silos. Des tas d'immondices rassemblés, triés, abandonnés. Et cette odeur, persistante, insidieuse, qu'elle ne parvenait pas à chasser, qui lui soulevait le cœur. Devoir survivre ici serait une épreuve de chaque instant. Elle en aurait été malade si elle n'avait eu cet espoir même infime de pouvoir s'enfuir.

 Prya avait préféré rentrer des Rouvres à pieds, plutôt que de subir la promiscuité du fertail. Après avoir travaillé sans rien manger depuis l'aube dans l'air vicié de l'usine, elle n'aurait pu supporter de se trouver collée aux autres ouvrières. Le nez dans leur sueur acide, et les oreilles bourdonnantes de leurs conversations sans intérêt. Les filles n'avaient que Katartia et les Élues à la bouche. Prya, elle, s'en fichait. D'abord, parce qu'elle ne les avait pas vues ces fameuses Élues. Et puis, parce qu'elle avait autre chose en tête, et notamment sa survie. Elle avait besoin de temps pour réfléchir avant de rentrer à la bulle d'habitation. Elle allait devoir affronter son compagnon. Il lui fallait s'armer de courage, car dans l'exiguïté de leur cellule tout pouvait arriver. Et elle ne pariait pas sur le meilleur.

 Prya s'arrêta en haut d'une petite butte d'où elle pouvait voir au-delà des immondices qui l'environnaient. En contrebas, le canal qui marquait l'ancienne frontière de la cité. Au-delà, sur sa gauche, les frondaisons épaisses et ondoyantes des enclos du secteur 9. Plus loin encore, les bois et vergers du secteur 8 : les jardins de Capolkan.

 Elle ne les avait vus qu'une fois dans sa vie, lors d'un Hichini, l'année de ses 9 ans. Elle avait fait dériver sa barque au sud de la tour pour voir l'Arche. Darius, lui avait désigné les jardins depuis le milieu du fleuve, et elle avait été émerveillée. Là-bas, au-delà des berges verdoyantes, la végétation n'avait rien de celle qu'elle côtoyait chaque jour, utilitaire, domestiquée, sans joie. Elle était luxuriante, débordante de couleurs, et gorgée de lumière. Elle avait pu distinguer des silhouettes déambulant entre les bosquets et les arbres, dans les allées entretenues, sous les tonnelles fleuries. Cette vision l'avait enchantée. Darius s'était amusé de sa joie enfantine. Il l'avait taquinée. Ça avait été un bon moment pour elle. C'était un des rares souvenirs qui lui mettait du baume au cœur.

 Sa rêverie fut brutalement interrompue par une voix masculine impérieuse et inamicale qui l'interpella. Elle se tourna vers son interlocuteur, étonnée d'être prise à partie alors qu'elle ne contrevenait à rien.

— Je ne fais rien, ânonna-t-elle à l'intention de l'homme qui s'approchait.

— Ça fait un moment que je t'attends ! Tu crois que tu peux faire ce que tu veux, peut-être ? Tu dois rentrer directement après l'usine !

 Prya prit conscience que l'homme qui se dressait devant elle à présent, était son compagnon. Elle ne l'avait vu qu'une fois. Entraperçu aurait été plus juste. Elle se souvenait surtout de sa poigne.

— Je rentrais par le chemin le plus court, dit-elle sur un ton sec en haussant les épaules.

— Le plus court ? ! Tu te fous de moi en plus ? Le plus court, c'est le fertail, bakasse ! hurla-t-il en la toisant de toute sa hauteur.

 Prya fut choquée par l'insulte. Les bakassies étaient les putains des bordels de la cité. Elles n'étaient ni citoyennes, ni esclaves. Déchues, elles n'étaient plus rien aux yeux des hommes. Sans existence réelle, elles étaient à la merci de ceux qui les utilisaient.

 Faisant face à Davrek, les mains sur les hanches, Prya affronta du regard son compagnon. Elle n'avait pas encore peur. Elle ne voyait en lui qu'un androïde qui se cachait. Une machine dont le secret serait bientôt révélé, elle se le jurait.

— Je ne suis pas une bakasse ! Je suis encore une citoyenne, et j'ai des droits ! Je n'ai pas à t'obéir que je sache ! Tu n'es que mon compagnon ! Pas mon maître !

 La réaction de Davrek fut immédiate et brutale. Il la gifla si violemment qu'elle tomba sur le sol caillouteux. La main sur la joue enflammée, elle fixa d'un regard plein de haine celui qui avait osé la frapper.

— Tu n'es rien ! éructa-t-il furieux de voir qu'elle ne baissait pas les yeux, on m'avait prévenu que t'étais une dure à cuire ! Et bien, on va voir jusqu'où tu peux encaisser ! Bakasse !

 Et son bras s'abattit de nouveau sur la jeune fille toujours à terre. Il la frappa encore et encore. D'abord, avec ses poings, puis à coups de pieds. Prya savait qu'elle ne pouvait rien faire. Très jeune, elle avait appris que face à un adversaire plus fort, il valait mieux tenter de se protéger que de répliquer. Attendre le moment propice. C'est ce qu'elle fit, tant bien que mal. Mais le moment propice n'arriva pas. Son corps finit par rouler au bas de la butte, à quelques pas du canal. Elle rampa vers l'eau boueuse, tentant d'échapper à son tortionnaire. Mais un pied rageur l'immobilisa de nouveau.

— Tu la ramènes moins, maintenant ? Hein ? Tu voulais prendre ton temps pour rentrer ! Et bien, je t'en laisse ! Mais avant, je vais te montrer qui est le maître, lança-t-il un sourire sadique au coin des lèvres.

 Davrek se pencha sur elle et lui troussa sa tunique. Comprenant avec effroi qu'il avait l'intention de la violer, là, sur le chemin, Prya rassembla ses dernières forces pour se soustraire aux mains qui fouillaient déjà sa chair. Son corps meurtri était parcouru de douleurs fulgurantes à chacun de ses mouvements. Elle hurla de rage devant l'impuissance de ses efforts. Elle faisait face à une machine froide et implacable, d'une force considérable. Il l'immobilisa et s'apprêtait à lui déchirer son pantalon, quand une sirène fit vibrer la lumière crépusculaire. L'androïde se figea brusquement.

— Tu perds rien pour attendre, bakasse ! dit-il en remettant correctement son pantalon, lève-toi ! Faut y aller !

 Prya s'était recroquevillée, incapable d'obéir, prête à subir encore la fureur de l'androïde. Il la bascula avec son pied. Voyant l'état dans lequel il l'avait mise, il se mit à rire. Pullman serait fier de lui ! Il avait bien maté « la pouliche ».

— Tu préfères rester là ? Pas de problème, dit-il d'un ton mielleux avant de s'accroupir près d'elle et de lui chuchoter :

— Pas de Cercle des femmes pour toi, ce soir, bakasse ! Les rats seulement ! Et demain, si t'es encore en vie ! J'm'occuperai de toi !

 Et il se releva en riant aux éclats. Il ne pensait sans doute pas prendre tant de plaisir à son rôle de compagnon. Prya aurait voulu fondre sur lui et lui arracher les yeux. Enfoncer son bras dans son thorax et atteindre sa source d'énergie. Ou mieux. Agripper sa nuque et éjecter sa puce de programmation. Elle aurait voulu tout ça, mais ne pouvait rien faire. Son corps n'était que souffrances et plaies. Comme Davrek le lui avait dit, elle n'était plus rien. De son œil valide, elle le regarda s'éloigner, les mains dans les poches. Détendu.

 Prya tendit la main vers un bâton qui traînait près de la berge, mais ne parvint pas à l'atteindre. Sa main se referma sur la terre du chemin. Alors épuisée, vaincue, elle sombra dans le silence et la nuit.

*

 Nager dans le canal s'était révélé plus compliqué que prévu. Le corps inanimé de Cyrus encombrait leurs mouvements, et les débris qui flottaient dans l'eau boueuse ne facilitaient pas leur progression. Jusqu'au crépuscule, ils avaient réussi à se dissimuler à chaque fois que filtreurs du secteur 9 et recycleurs du 10 surgissaient pour traverser un pont.

 Heureusement, trop occupés par leurs tâches respectives, ils ne prêtaient guère attention à ce qui se passait sous leurs pieds. Maintenant que la nuit approchait, l'eau et l'air se refroidissaient à une vitesse stupéfiante. Alma claquait des dents, et Shankar qui n'avait pas de tunique avait les lèvres bleues.

— Il faut sortir de l'eau, où on va attraper la mort, chuchota-t-il

— Tu crois qu'on peut ? demanda anxieusement Alma.

— La sirène de tout à l'heure avertissait de la fermeture prochaine des bulles d'habitation. C'est un couvre-feu que peu de capolkaniens osent transgresser, répondit-il en sortant de l'eau.

 Il commença à tirer Cyrus sur la berge, tandis qu'Alma s'asseyait à ses côtés.

— Tu crois qu'il se réveillera ? dit-elle en observant le visage impassible du blessé.

— Oui. La soupe que tu lui as fait boire dans la cabane des serre-berges devait contenir un puissant somnifère. Sa blessure est superficielle et pour le moment sa fièvre est bénigne. Il faut juste le laisser dormir, et si possible dans un endroit sec.

 Les monticules de déchets éclairés par de longs mats surmonté de globe lumineux, projetaient leurs ombres démesurées sur tous les chemins. La nuit était claire pourtant Alma se mit à observer les alentours avec inquiétude. Détournant les yeux, elle remarqua une forme allongée non loin du pont. Elle donna un coup de coude à Shankar en la lui désignant.

*

 L'air froid, trompeur, l'enveloppait, engourdissant ses membres, atténuant la douleur. Prya était tentée de s'abandonner. Après tout, la mort aurait été un autre moyen de s'évader. Un autre moyen de fuir la cité. Que regretterait-elle ? Sa barque ? Darius ? Darius, sans aucun doute. Juliana aussi. Mais qu'étaient-ils face à l'acharnement du destin ? Rien. Comme elle.

 Un souffle tiède effleura sa joue meurtrie. Une main tata sa gorge à la recherche d’un pou faible, mais bien réel. Des chuchotements autour d'elle. Puis la voix d'une femme.

— Vous m'entendez ? Si vous m'entendez faites-moi un signe, dit doucement la jeune fille qui avait posé avec douceur une main sur son épaule.

 Prya ne pouvait croire que quelqu'un se préoccupe d'elle. Ou peut-être était-ce une de ces créatures qui peuplaient les vieilles croyances aujourd'hui oubliées de tous, mais que Pia son ancienne voisine priait parfois en marmonnant dans le secret de sa cellule.

*

— Regarde ! Elle a bougé sa main ! s'écria Alma, on ne peut pas la laisser là ! Dans cet état !

 Non. On ne pouvait pas la laisser là. Pas plus que lui, songea Shankar en jetant un œil sur la silhouette immobile de Cyrus.

— Te sens-tu capable de la soutenir ? Voire de la porter ? dit-il résigné.

 Alma jaugea le corps de la blessée et acquiesça.

— Je suis sûre qu'elle va m'aider. Elle est consciente.

— Oui, mais elle a l'air vraiment mal en point. On ne voit pas bien, mais ça m'a pas l'air joli à voir.

 Alma se pencha de nouveau vers la jeune fille au sol et lui parla doucement.

— Écoute, je vais t'aider à te relever, mais il va falloir y mettre du tien, d'accord ! On n'est que deux, et on a déjà un blessé. Auras-tu la force de m'aider ?

 Prya bougea sa mâchoire douloureuse et déglutit avant de répondre un faible « oui » d'une voix pâteuse, un goût de sang imprégnant sa bouche. Alma et Shankar la soutinrent, tandis que gémissante, elle se redressait. Surprise par la tunique mouillée de l'Élue, elle dévisagea la jeune fille.

— Tu es tombée à l'eau ? demanda-t-elle lentement, avant de distinguer le sourire qui s'élargissait sur le visage de la jeune fille.

— Ça n'est pas tout à fait ça... Comment t'appelles-tu ?

— Prya.

— Alma. Et lui, c'est Shankar.

 Shankar avait attrapé Cyrus et l'avait hissé sur une épaule. Le corps long et maigre du disciple pesait un peu plus qu'à la fin de l'après-midi. Les efforts que le filtreur avait produits dans le canal, le froid aussi, commençaient à attaquer sa vigueur, et il se demandait si finalement son idée était si fabuleuse. Il lui aurait suffi d'avoir un communicateur. Mais il n'en avait pas. Il n'avait plus le choix, il fallait poursuivre. Il interpella les deux jeunes filles avant de se lancer sans hésitation à l'assaut de la butte.

 S'enfonçant dans l'ombre pesante du chemin, Alma frémit. Elle avait toujours détesté l'obscurité. Alors, pour conjurer sa peur, elle se mit à raconter son réveil et sa fuite. Elle lançait ses mots dans un souffle, comme lorsqu'enfant elle tentait de se rassurer sans éveiller les fantômes, et attirer les monstres, qui se dissimulaient dans la nuit de sa chambre. Elle se revoyait, frissonnante sous ses couvertures.

 Ce genre de souvenirs lui revenait de plus en plus souvent. Fulgurants, rassurants. Elle les accumulait comme des pièces d'un puzzle. Le puzzle de sa vie. Espérant trouver des réponses. Espérant comprendre enfin, car si elle savait maintenant quels enjeux elle représentait pour la Doshbat, rien ne venait expliquer d'où elle venait, et d'où lui venaient ses souvenirs si clairs.

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