Chapitre 25 Sur la berge

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 La rive se dissimulait derrière un épais rideau de roseaux dont les quenouilles brunes se courbaient sous la brise. Cyrus avait progressé avec difficulté, écartant les tiges robustes pour s'effondrer une fois la berge glissante atteinte. Il gisait maintenant dans l'herbe, inconscient et pâle. Alma qui s'était approchée pour lui porter secours, remarqua que la blessure qu'elle lui avait faite à la jambe ne saignait plus. En revanche, la tunique indigo du tisseur arborait une brulure circulaire pleine de sang au niveau de l'épaule. Sans doute le résultat du tir dont elle n'avait fait que sentir la chaleur. Cette Lysandra ne l'avait pas loupé. Alma déchira le bas de sa tunique et entreprit de compresser la blessure.

— C'est pas com' ça qu'faut faire !

 Alma sursauta. À quelques mètres d'eux, debout dans les hautes herbes, un homme aux cheveux hirsutes les observait en prenant appui sur une longue perche. Il semblait étonné.

— Aidez-moi, je vous en prie, il a perdu beaucoup de sang...

— vo'voyez c'te perche, Mamzelle ? Bein, d'hab'tude, elle sert à r'mettre à l'eau tout c'qu'en sort...

 Alma sentit une peur froide l'envahir. Elle venait de remarquer que la perche s'achevait par un aiguillon acéré. Puis brusquement, avec une agilité insoupçonnée, l'homme se précipita sur eux, perche en avant. Durant une fraction de seconde, Alma songea qu'il était dommage d'avoir fait tant d'efforts pour finir ainsi, embrochée par un type qui devait avoir plus de chicots dans la bouche que de dents, et qui ne savait sans doute même pas qui elle était. Elle se pencha sur le corps de Cyrus avec la conviction qu'elle vivait là ses derniers instants.

— C'est bon, Mamzelle ! Vo po'vez vous r'dresser.

 Alma, constatant non sans étonnement son corps intact, dévisagea l'homme de la berge. Il se tenait maintenant à côté d'eux, sa perche fichée dans un crocodile gigantesque dont la gueule n'était qu'à quelques centimètres de sa jambe.

— Nom de nom ! cria-t-elle ne se redressant brusquement.

— Bah ! Y peut plus vous fa're d'mal, Mamzelle...

 Sur ces mots, il retira la perche de l'animal et siffla entre ses dents. Trois jeunes têtes, aussi hirsutes que celle de l'homme apparurent sur le chemin quelques mètres plus haut. Les gamins devaient être là depuis un moment. Ils se précipitèrent en courant sur le crocodile en agitant des crochets, puis entreprirent de le hisser sur la berge. En passant près de Cyrus, l'un des gamins avisa la sacoche que le tisseur portait encore en bandoulière. Il sortit un couteau et s'apprêtait à couper la lanière pour s'emparer de son butin lorsque la main de Cyrus interrompit son geste. Le jeune homme se redressa sur un coude et siffla.

— Pas touche, sale morveux !

— Hé ! Touche pas au môme ! lança l'homme en donnant un grand coup de pied à Cyrus qui se plia en deux de douleur.

 Alma s'interposa en criant. Le gamin, lui, n'insista pas et retourna au crocodile avec ses frères. Mais le coup d'œil qu'il jeta à son père disait clairement qu'il se payerait plus tard. L'homme, lui, continuait à observer les deux fugitifs semblant toujours se demander ce qu'il allait bien pouvoir faire d'eux.

— Tu peux te lever ?... heu.. je ne sais même pas ton nom... murmura-t-elle à Cyrus.

— Cyrus... Et je vais essayer, numéro 3 ! grimaça-t-il en tentant de se mettre debout.

— Je ne suis pas un numéro. Je m'appelle Alma, répondit-elle fermement en lui tendant un morceau de bois pas trop tordu qu'elle venait de récupérer au sol pour qu'il s'en serve comme d'une canne. Puis elle se plaça de l'autre côté pour qu'il s'appuie sur elle.

 Ils devaient fuir au plus vite. Elle entendait distinctement des engins s'agiter dans le ciel et sur l'eau. Ils étaient à leur recherche et ne tarderaient pas à les trouver s'ils restaient ici.

— Faut pas aller par-là, Mamzelle !

 L'homme qui venait de parler n'avait toujours pas bougé.

— Écoutez ! hurla-t-elle au risque de se faire entendre par-delà les roseaux, merci pour le croco, ok ! Mais là, j'ai besoin d'aide, pas d'un type qui reste planté là comme... comme...

— Faut pas lui en vouloir, Mam', la coupa une voix un peu rocailleuse.

 Une femme venait d’apparaître. Elle ressemblait à une petite barrique engoncée dans une tunique verte usée et rapiécée. Les trois gamins l'accompagnaient.

— Il a pas tout'sa tête mon pauv'gars, continua la femme en s'approchant.

 Alma ne se préoccupa pas d'elle, elle persista à avancer vers les murets qu'elle distinguait surplombant les berges. Ces gens lui donnaient la chair de poule. Elle se sentait démunie face à eux. Et ce Cyrus qui semblait reprendre la tangente et tenait à peine debout. Il était si lourd.

— Partez pas com'ça, Mam' ! Vot'gars va pas t'nir! On va vous l'soigner...

 Alma faisait toujours mine de ne pas écouter, mais elle sentit bientôt l'aiguillon de la perche lui chatouiller les omoplates.

— Madre, vo' dit d'vo arrêter, alors faut s'arrêter, Mamzelle ! Ce soir, c'est rôti de croco' ! Faut en prof'ter ! C'te bestiaux ! C'est pas facile d'les avoir ! C'qu'on a pas d'aussi beaux appâts to' les jo'r ! dit-il en riant de sa bouche noire de dents malades.

 Toute la famille fut bientôt parcourue d'une hilarité irrépressible. Et ce rire effraya encore plus Alma. C'est à ce moment-là que le bâton de Cyrus rompit, et que son corps s'affala dans l'herbe entraînant Alma dans sa chute.

 Les serre-berges étaient une communauté extrêmement pauvre qui vivait le long du fleuve et de ses affluents. Un peu pêcheurs, les jours tristes et affamés, un peu voleurs lorsqu'il s'agissait de récupérer ce que les eaux tumultueuses charriaient parfois. Ils étaient surtout à la solde du plus offrant. Et la capture d'une proie aussi convoitée qu'un crocodile, les mettait en compte avec les deux fugitifs.

 La famille avait transporté Cyrus dans sa cabane, une sorte de hutte de planches et de torchis à la frange d'un enclos. Alma avait suivi en silence l'étrange cortège, se demandant s'il n'aurait pas mieux valu abandonner Cyrus aux mains de ces gens et s'enfuir. Et puis elle se souvenait qu'il lui avait sans doute évité d'être capturée. Un peu bizarrement, certes, mais bon, elle était encore libre. Et vivante.

 Couché sur une sorte de paillasse à même le sol dans une alcôve près du foyer de la hutte, Cyrus, toujours inconscient, ne réagit pas lorsque la femme appliqua un cataplasme sur sa blessure à l'épaule. Alma s'inquiétait pour le jeune homme. Elle n'y connaissait rien, mais une perte de connaissance aussi longue ne lui semblait pas une bonne chose.

 L'un des gamins, le plus jeune, avait apporté deux bols de soupe à l'odeur étrange. Alma les lui prit en remarquant le petit signe presque imperceptible de la mère à l'enfant. La jeune fille entreprit de faire boire le blessé, tandis que la femme aidait son compagnon à dépecer la carcasse du crocodile.

 Elle allait et venait de la porte d'entrée où était assis l'homme à une petite pièce dont l'entrée était cachée par un rideau usé et sale. L'un des trois gamins, assis sur le sol de l'autre côté de la pièce, lorgnaient toujours vers la sacoche du tisseur qu'Alma avait prise.

 Cyrus avait cessé de frissonner juste après qu'elle lui ait fait boire un peu de soupe. Du liquide s'était répandu sur son menton et avait fini sa course sur la tunique, tandis que le jeune homme toussait et reprenait ses esprits. Dans sa position, il ne distinguait rien ou presque de l'endroit où il se trouvait. Il questionna donc immédiatement Alma qui entreprit de lui raconter son transport et l'étrange famille qui les gardait. Elle chuchotait pour ne pas se faire entendre des serre-berges.

— Il faut partir... Nom d'un prax... Que m'as-tu fait boire ? finit-il avec une petite grimace.

 Alma lui montra le bol qu'il s'empressa de sentir.

— Merde ! siffla-t-il en tâtonnant à la recherche de sa sacoche.

 Alma la lui donna, et il s'empressa de fouiller à l'intérieur. Il en sortit une petite fiole hermétiquement close dans laquelle une sorte de racine semblait se dessécher. Il en coupa un bout et rangea soigneusement le reste, avant de mâchonner ce qu'il avait prélevé.

— Il y a de grandes chances pour que ces gens aient déjà averti leur primus de secteur. Je les connais, ils sont affectés à la surveillance et à l'entretien des rives normalement. Ils vendent tout ce qu'ils trouvent... mort ou vivant. Et vu ce qu'ils nous avaient préparés... chuchota-t-il en montrant les bols.

— Deux des enfants ne sont plus là... dit calmement Alma.

 Cyrus changeant de position, jeta un œil en dehors de l'alcôve.

— Il n'y a que les gamins, tu veux dire ?

 Alma se retourna et vit les trois garçons à la tignasse hirsute, armés de bâton et postés à l'entrée de la hutte. Les deux fugitifs se levèrent doucement, et les trois gamins raffermirent leur prise. L'un d'eux, celui qui désirait la sacoche se précipita sur Alma en faisant tournoyer son arme.

 La jeune fille évita de justesse le premier coup et attrapa son couteau sous sa tunique. Cyrus, lui, s'était approché du foyer et en avait retiré un tison rougi par la chaleur qu'il brandit brusquement devant les enfants. Le plus jeune grimaça et recula. Il avait déjà dû tâter de ce fer-là. Mais les deux autres campaient sur leurs positions entre eux et la porte. Alma eut alors une idée.

— À droite ! cria-t-elle à Cyrus qui, comme les enfants, regarda dans la direction indiquée. Alma en profita pour éparpiller les buches enflammées et les braises aux quatre coins de la hutte avec le deuxième tison. Le feu se répandit à une vitesse effroyable et les gamins sortirent affolés de la hutte en flamme.

— Tu es folle ! hurla Cyrus.

 Sans répondre Alma l’entraîna vers la petite pièce voisine. Elle y avait aperçu une fenêtre lorsque la femme soulevait le rideau pour y entreposer les morceaux de crocodile. Ils enjambèrent le cadre et se retrouvèrent à l'arrière de la hutte d'où s'élevaient maintenant de hautes flammes.

— Pas très discrète comme sortie, je le concède ! Mais je ne me voyais pas frappant ces gamins, ok ! dit Alma en se mettant à courir. Cyrus ne répondit rien. Mâchoire serrée, il mettait toute son énergie à tenir debout et à suivre son rythme.

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