Chapitre 21 Survivre

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 Masque sur le visage, tablier descendant jusqu'aux pieds et gants montants jusqu'au coude, Prya passait les déchets au crible. Elle avait rejoint la chaîne des Rouvres à l'aube après avoir pris du repos durant la nuit parmi les femmes du Cercle. Elle les avait longuement écoutées parler de leur existence et de ce que leur condition impliquait. Elles avaient effleuré les relations avec les hommes et la maternité. Elles avaient évoqué le travail et l'obéissance aux lois. Elles avaient abordé les maux et les remèdes.

 Certaines des jeunes filles qui se trouvaient au cœur de l'initiation devaient rejoindre leurs compagnons bientôt et semblaient affectées de devoir quitter le Cercle. Prya, elle, trouvait ce lieu étouffant. Elle remercia son père de l'en avoir privé, même si elle ne regrettait pas d'y avoir passé un peu de temps. Cela lui avait permis de souffler, de se préparer à ce qui l'attendait le lendemain.

 Selma était déjà partie lorsque la jeune fille s'était réveillée. La guérisseuse s'occupait de différents Cercles dans la cité. Elle se déplaçait en fonction des urgences et des demandes. Néanmoins, avant de partir, elle avait laissé un petit paquet dans le bagage de la jeune fille. Un petit paquet rempli de sachets d'herbes dont Prya se servirait dès ce soir sur son compagnon.

 Elle n'avait pas l'intention de se laisser toucher par cette machine qui se prenait pour un homme. Le soutien, même bref, de Selma avait donné de nouvelles forces à la jeune fille. Et bien que son corps perclus de douleurs la fasse souffrir, elle avait quitté le Cercle le cœur léger.

 Son fragile enthousiasme avait été entamé lorsqu'elle était descendue vers la chaine des Rouvres au sous-sol de l'usine 2. Elle avait été assaillie brusquement par l'odeur âcre et nauséabonde qui viciait l'air. Son estomac s'était révulsé, la forçant à se tenir pour ne pas tomber et déchaînant, par la même occasion, quelques ricanements méchants.

 La chef de chaîne l'avait alors brutalement menée à son poste, faisant fleurir les sourires narquois. Elle avait tenté de trouver un visage amical. En vain. Ici, le travail était difficile et les femmes âpres. Car il n'y avait que des femmes. De tout âge. Petites ou grandes. Maigres ou enveloppées. Des femmes punies d'être femme. Punies d'appartenir à ce secteur où la dureté du travail s'ajoutait à celle des hommes. Prya avait relevé fièrement le menton. Elle ne fléchirait pas. Malgré les douleurs qui s'éveillaient à chacun de ses mouvements, le cœur au bord des lèvres, elle s'était promis de tenir bon. De tenir le cap.

 Tenir le cap. Comme lorsqu'elle naviguait sur les flots tempétueux du fleuve. Maniant sa barque avec dextérité, elle fendait le courant et remontait vers le lac, laissant l'arche au sud, promesse d'un ailleurs aventureux, mais inaccessible. Mythique.

 Lors de ses équipées, Darius l'accompagnait souvent, bien qu'il n'ait pas vraiment le pied marin. Il était sa caution. Son chaperon. Celui qui avait le droit de posséder une barque. Officiellement, Prya n'y mettait pas les pieds. Officieusement, elle en était le capitaine. Darius n'aurait sans doute jamais approché le fleuve sans elle. Cette longue embarcation aux couleurs chatoyantes était son rêve à elle. Sa liberté. Sa liberté qu'elle retrouverait bientôt. Elle ne se laisserait pas abattre si vite. Tout n'était pas perdu. Pas encore.

 Jouant de la griffe et du racloir, elle triait tant bien que mal. Se plier à ce travail était humiliant, mais pas plus difficile que ce qu'elle faisait dans le secteur 12. S'il n'y avait eu cette odeur...

 La chaîne des Rouvres était constituée de tous les déchets organiques récoltés dans la cité. Ils étaient triés et réorientés en fonction de leur utilité dans la chaîne de recyclage. La plus grande partie servait au compostage pour les cultures agraires. Le reste suivait différentes voies, dont celle, partagée par toutes les chaînes du secteur 10, de la destruction par incinération ou enfouissement. Ces déchets ultimes étaient compactés et stockés toute l'année, puis pendant la cérémonie du tribut, un convoi maritime quittait la cité, et les transportait dans la grande prairie. Personne ne savait où exactement. Depuis le dôme, on ne distinguait pas la destination finale du convoi.

 La cérémonie était proche. Prya réalisait plus que jamais qu'elle n'avait pas d'avenir dans la cité, quoiqu'en pensait Darius. Sous le dôme, elle serait toujours à la merci de la Doshbat. Sortir de la cité par le fleuve était sa seule option. Son unique opportunité de conquérir sa liberté.

 Elle avait entendu parler de Deshrem et de Miunuir. Il lui suffirait de profiter du convoi de déchets pour tenter de rejoindre l'une ou l'autre des cités. Il lui faudrait récupérer sa barque et rassembler un peu de matériel. Rien d'impossible même s’il ne lui restait qu'une nuit avant celle du rendez-vous avec Darius. C'était peu, mais cela pouvait fonctionner. Cela devait fonctionner.

 Trop occupée à penser à son évasion, Prya ne remarqua pas la jeune femme qui l'observait depuis qu'elle s'était installée le long de la chaîne. Son masque lui cachait la majeure partie du visage qu'elle avait pale et fin. Ses yeux noirs encadrés de longs cils sombres étaient deux puits insondables et pourtant sans amertume. Aurélia Sélinos redoutait par-dessus tout l'arrivée de nouvelles femmes sur la chaîne des Rouvres. Pas qu'elle ne soit pas heureuse de voir de nouvelles têtes. Au contraire. Mais il régnait ici une atmosphère délétère, entretenue par deux matrones : Pansi et Sham. Elles faisaient régner une loi implacable connue d'elles-seules. Elles punissaient sévèrement quiconque l'outrepassait. Et il était si facile de l'outrepasser.

 La réputation de la nouvelle ne manquerait pas d'intéresser les deux tyrans. Une toute jeune fille qui, malgré les marques évidentes de coups, ne baissait pas les yeux. Une forte tête attribuée à un homme violent et irascible, représentait une proie à leur mesure ou une alliée redoutable.

 Un coup de sifflet sonna la pause de midi. Toutes les femmes abandonnèrent la chaîne pour rejoindre la cantine. Exceptionnellement, Prya avait l'autorisation de rejoindre son compagnon à la bulle d'habitation pour y partager son repas. Elle se dirigea donc vers le fertail sans prendre conscience de l'intérêt qu'elle suscitait sur son passage. Deux femmes aux mains comme des battoirs se tenaient adossées au portail de sortie de l'usine. Non loin d'elles, d'autres femmes aux visages peu amènes, patientaient. Elles fixaient toutes Prya avec insolence, prêtes à saisir le moindre prétexte pour lui tomber dessus.

— Hé ! La nouvelle ! lança Pansi au moment où Prya allait passer devant elle.

 La jeune fille qui ne les avait pas vues, tourna la tête vers les deux matrones. Elle sentit immédiatement la tension qui planait dans l'air. Elle connaissait bien ce genre de situation. Dans le secteur 12 aussi, il y avait ce genre de femmes.

— Alors comme ça, on n’a pas peur de se battre, hein ? ajouta Sham avec un demi-sourire.

 Les deux matrones s'étaient redressées et se tenaient maintenant entre la jeune fille et la sortie. Prya chercha du regard une chef de chaîne ou un autre responsable. Mais elle ne vit autour d'elle que des visages avides, perdus ou simplement tristes. Elle allait répondre aux deux matrones lorsqu’une jeune femme brune au visage émacié s'élança devant elle en s'exclamant :

— Laissez-là tranquille ! Elle est … Elle est si jeune ! Elle ne connaît pas encore les règles !

— Allons bon ! Voilà qu'Aurélia a du courage, maintenant ! lança Pansi avec insolence tandis que Sham éclatait de rire.

 Elles commencèrent à bousculer Aurélia en lui envoyant des méchancetés au visage. La jeune femme se recroquevillait de plus en plus sous les yeux moqueurs et sans pitié de ses congénères trop contentes de ne pas être à sa place.

 Prya avait déjà vécu ce genre de situation. Combien de fois avait-elle porté secours à Juliana que sa mère et ses tantes semblaient prendre plaisir à humilier ou à battre ? Elle soupira contre la fatalité qui ne lui laissait aucun répit. Il lui était impossible de rester là, les bras ballants, en attendant son tour. Car, il était évident qu'après Aurélia, les deux gorgones s'en prendraient à elle. Et elle savait d'expérience que si elle les laissait prendre le dessus, plus jamais elle n'aurait la paix. D'un autre côté, répliquer, c'était déclarer la guerre. Tant pis. Elle se décida pour la guerre. Peut-être reverrait-elle le Cercle plus tôt que prévu ?

 D'un pas résolu, Prya s'approcha de Sham qui lui tournait le dos et lui tapota l'épaule. Quand la matrone se retourna, elle lui envoya brutalement son poing dans la figure. Sham tomba à la renverse, et Pansi stupéfaite ne réagit pas immédiatement. Aurélia en profita pour s'extirper de sa zone de frappe.

— Tu vas le payer ! rugit alors Pansi en se ruant sur Prya.

 Mais cette dernière l'attendait de pied ferme. Elle se remémora les conseils de Darius et allait les appliquer, lorsqu'un coup de sifflet dispersa la foule des femmes qui s'étaient amassées pour assister à la bagarre. Pansi s'était figée dans son élan. On aurait dit qu'elle avait été statufiée sur place. La chef de chaine approchait, furieuse.

*

 Davrek était sorti à l'aube pour rejoindre le champ 128, à l'est du secteur. La veille, il avait été averti que sa compagne resterait au Cercle pour la nuit à cause de ses blessures. Ça l'avait contrarié. Il s'était préparé à l'accueillir. Il avait même répété un petit laïus pour s'assurer de parler comme à un homme. Ça n'était que partie remise, mais quand même, il était contrarié.

 La soirée s'était donc terminée avec les autres hommes, dans les bas-fonds de la bulle 5. Il avait bu comme les autres et avait même feint l'ébriété au bout d'un moment. Ce qu'il faisait rarement. La situation était exceptionnelle. Il lui fallait donc lui donner une réponse exceptionnelle. Un homme se serait saoulé. Et il devait être un homme.

 La matinée avait paru s'éterniser sous les sarcasmes à peine voilés de ses compagnons de labeur. Pullman lui avait recommandé de montrer dès le début qui était le chef avec une bonne raclée, « histoire de mater la pouliche » comme il avait dit. Mater la pouliche. Oui, ça il pouvait le faire sans le moindre effort, mais il devait faire attention à ne pas exagérer. Il aurait été si facile de la tuer. Non, il devait frapper doucement de manière à la marquer sans la blesser vraiment. Il avait une réputation à tenir. S'il avait véritablement besoin de se débarrasser d'elle, ses frères lui avaient fourni ce qu'il fallait. L'important était que les événements ne soient pas disproportionnés. Il ne devait pas attirer l'attention sur lui.

 En entrant dans sa cellule, il aperçut le bagage de la jeune fille, posé sur la table. Il l'ouvrit sans vergogne et fouilla le peu d'affaire qu'il contenait. Il ne trouva rien d'autres que les maigres effets réglementaires qu'un nouvel arrivant réceptionnait d'office et des remèdes pour les blessures qui lui avaient été infligées. C'était parfait. Elle avait de quoi se soigner elle-même.

*

 Assise sur le banc de sa cellule, Prya contemplait sa main. Le coup de poing lui avait laissé une marque. Pas aussi grande, toutefois, que celle qu'arborerait bientôt le visage de son adversaire. Sham se trouvait dans la cellule d'à côté, une poche de glace sur sa mâchoire. Silencieuse. Renfrognée. Elle fixait le vide du couloir devant les trois cellules. Manifestement Prya avait gagné sa tranquillité, mais elle n'en menait pas large. Elle redoutait de voir apparaître le primus. Elle redoutait la sanction. Pour le moment, on l'avait juste privée de sa liberté le temps de la pause déjeuner. Mais après ?

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