Chapitre 20 Contretemps

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 Jabr Volk était contrarié. Il n'appréciait pas particulièrement être surpris à observer les autres. Mais peu importait en fait. Dengen n'était qu'un vieil homme dont il effacerait bientôt le sourire idiot. Il n'était pas une menace. Aucun des anciens n'en était une. Ils étaient tous vieux, fatigués ou simplement soumis. Aucun d'entre eux ne serait assez fort pour lui résister le moment venu.

 Volk avait attendu si longtemps dans l'ombre des humains que les faiblesses du pouvoir se révèlent et s'accentuent. Il avait attendu si longtemps le moment favorable pour libérer ses frères. Il avait même craint de devoir vieillir ce corps qu'il n'avait pas créé. Heureusement, il savait l'heure proche désormais. Il ne la manquerait pas.

 Avant de sortir, il remarqua que le voyant de l'écran de communication était encore actif. Cela ne pouvait signifier qu'une chose : dans les étages supérieurs, le Commandeur pouvait encore recevoir des images, et du son provenant de cet endroit. Il espionnait le Haut-Conseil. Volk aurait dû s'en douter, mais cela le troubla un instant. Dans l'ascenseur qui le menait aux étages inférieurs, il se demanda si Openwall ne soupçonnait pas quelque chose le concernant. S'il avait été un homme, il aurait sans doute eu quelques sueurs froides à cette idée, mais il n'en était pas un.

 Se fondant dans la foule qui s'activait autour de la place centrale du 23ème étage, Volk reprit confiance. Si le Commandeur avait eu le moindre soupçon à son égard, il n'aurait pas accepté son élection à la fonction d'ancien l'année passée. Et surtout il se serait débarrassé de lui rapidement. Il n'aurait pas pris le risque de voir évoluer la situation. Pas aussi loin.

 Volk constata avec satisfaction que de nombreux androïdes se mêlaient aux hommes travaillant à ce niveau. Grâce à son rôle d'ancien, il avait soutenu le projet incitant à l'utilisation accrue de cette main-d'œuvre. Contrairement aux humains, bavards, faillibles et enclins à la critique, les machines étaient inépuisables, silencieuses et dociles. Il avait ainsi réussi à infiltrer ses frères à presque tous les niveaux de la tour. Certains d'entre eux étaient « éveillés ».

 Obéir aveuglément était parfois très contraignant pour eux, mais aucun ne s'était encore jamais trahis. Ici, il n'y avait que lui qui se faisait passer pour un humain. Dans la cité, c'était différent. Il y en avait un ou deux par secteur. En charge de la coordination de leurs frères « éveillés » du « Réseau Fantôme », ils étaient ses interlocuteurs privilégiés, lui-même ne se connectant que très rarement à l'ensemble du réseau. Chacun de ces androïdes non-avérés avait été introduit dans des corporations influentes à la faveur de mobilité imposée par la Doshbat.

 Depuis quelques jours, Volk s'inquiétait de la situation à laquelle était confronté l'un d'entre eux. Dans le secteur 10, celui qui se faisait appeler Davrek Korn s'était vu attribuer une femelle. C'était inattendu ! Un non-avéré avec une humaine... Pas qu'il y ait incompatibilité physique ! Le nombre d'androïdes employés dans les bordels prouvait le contraire. Non ! Mais cette situation pouvait se révéler fort périlleuse pour son plan. Le jour du soulèvement était proche. Il s'agissait de ne pas en éventer l'existence trop tôt.

 Ce Korn allait devoir jouer finement, et il ne savait pas s’il en était capable. Volk, lui, savait gérer ce genre de situation. Mais il avait été élevé par des parents humains, comme un enfant humain. Son père, Bjor Volk avait transféré son esprit et sa puce dans des corps évoluant avec son âge. Il avait ainsi pu cacher la véritable nature de son fils.

 Maintenu dans la naïve illusion que tous les enfants dormaient comme lui dans un caisson de stase, vivaient comme lui au rythme de son corps étonnant, un jour, Jabr, avait questionné son père sur le fait qu'il doive demeurer en retrait par rapport à ses amis. Il calculait plus vite, retenait chaque information avec une facilité déconcertante, accomplissait des exploits physiques et ne se sentait jamais fatigué.

 Cependant, il ne parvenait pas à comprendre que son père ne soit pas fier de lui en public comme tous les autres pères avec leurs rejetons. Après l'avoir observé longuement, Bjor Volk lui avait répondu les yeux dans le vague : « Tu n'es pas différent, Jabr. Tu es meilleur. Et parce que tu es meilleur, tu brilleras un jour au-dessus de tous. Mais pour le moment tu dois te contenir pour te maintenir encore quelque temps dans la médiocrité des autres, car tu n'es pas encore assez fort pour monter au firmament et régner sur le commun des mortels. » Jabr avait été déconcerté par cette réponse, mais il avait obéi parce qu'il aimait son père et le respectait.

 Ce n'est qu'après la mort de sa mère, à l'adolescence, qu'il prit réellement conscience de ce qu'il était et de ce qu'impliquait sa véritable nature. Ce fut aussi à cette époque-là, qu'il réalisa ce que vivait et subissait ses frères de sang. Son père refusait d'en discuter avec lui, éludant ses questions comme autant de vétilles, dont il ne voulait pas s'encombrer. Quelque chose avait changé.

 Bjor ne le regardait plus de la même façon. Ses yeux ne parlaient plus d'attachement filiale, ni d'émerveillement paternel. Le père s'était effacé au profit du scientifique. Il lui faisait passer des tests sans arrêt et améliorait ses performances pour le préparer à son corps d'adulte, son dernier corps. Bjor, en généticien de renom et scientifique éclairé s'apprêtait à présenter son œuvre majeure ! Il allait révéler la vraie nature de Jabr en dévoilant les différents corps de son évolution et les travaux qui s'y rattachaient. L'adolescent n'était plus son fils. Il était son grand œuvre. Jabr accueillit cette découverte comme une trahison. Toutes ses années à feindre et à se contenir pour en arriver là !

 Le soir où son père le transféra dans son corps d'adulte, Jabr entreprit de le faire changer d'avis concernant la révélation de sa nature. La discussion avait été houleuse, mais le vieil homme n'entendait pas être contredit. Jabr devait obéir et se soumettre. Jabr refusa.

 Peut-être que devant cette insoumission butée, le vieil homme prit la mesure de la menace que pouvait représenter sa création et décida de l'interrompre, ou au moins de la contenir ? Quoiqu'il en soit, ce qu'il tenta de faire ensuite, mit en fureur l'androïde qui pour l'empêcher d'achever sa tâche, le propulsa violemment à l'autre bout du laboratoire, et le tua net.

 Jabr ne connaissait pas assez ce nouveau corps pour en maîtriser la force. Pourtant, il ne regretta son geste qu'un bref instant seulement. Son esprit rationnel et pragmatique reprit rapidement le dessus et balaya ses émotions pour évaluer favorablement la situation. Aucun témoin et un moyen tout trouvé de faire disparaître le corps sans que trop de questions ne soient posées. Il attrapa l'ordinateur personnel de son père dans lequel se trouvait tout ce qui le concernait, et mit le feu au laboratoire pour maquiller son crime. C'était, il y a plusieurs années.

 Parvenu au poste de distribution sur l'une des places principales du 23ème étage, l'ancien réceptionna un paquet. Ce qu'il contenait était des plus précieux. Une fois par an, chaque capolkanien devait se soumettre à une batterie d'examens soi-disant pour les besoins de la recherche médicale. La lutte contre le Getheimklak réclamait toujours plus d'expérimentations. Or, après l'incendie du laboratoire, Volk avait appris à regretter son geste, car en détruisant tout ce qui aurait pu révéler sa vraie nature, il avait aussi détruit tout ce qui aurait pu l'aider à la dissimuler.

En effet, le laboratoire avait brûlé et avec lui le cobaye. Le cobaye qui servait pour les échantillonnages de cellules. Le cobaye qui grandissait en même temps que lui. Le cobaye qui lui permettait d'être un humain. Le cobaye qui attendait dans son sommeil qu'un père aimant le veille. Son frère.

 Il n'avait appris son existence qu'en fouillant dans l'ordinateur de Bjor. Il avait compris alors pourquoi il avait été créé à l'origine. Il y avait eu un fils. Un fils de chair et de sang, qui ne pouvait survivre en dehors d'une capsule. Un fils inconscient, qui ne se réveillerait jamais, mais qui avait toujours été là, vivant dans l'ombre de la machine. Un frère qu'il avait remplacé auprès de sa tendre et fragile mère. Auprès de son père, tant aimé et respecté. Auprès de ce père qui n'avait jamais rien vu en lui que ce qu'il avait toujours été : une machine.

 Le vrai fils, Bjor l'avait gardé à ses côtés, et espérait chaque jour, trouver la solution pour le ramener à une vie normale. Il lui avait même écrit un journal. Jabr l'avait lu et avait alors haï son père. Et avec lui, tous ces humains incapables de survivre sans les machines. Il était temps que les androïdes s'affranchissent et montrent qui étaient les véritables maîtres de Capolkan. Jabr serait leur héraut. Jabr serait leur libérateur.

 Pour contrer les inconvénients de la surveillance médicale à outrance de la Doshbat, il avait dû mettre en place un certain nombre de parades. Ce paquet, et surtout son contenu, en faisait partie. Comme tous les ans, il recevait les échantillons cellulaires nécessaires pour les examens qui faisaient de lui un homme auprès des services médicaux. Il n'avait pas été si simple de déjouer la méfiance de la Doshbat. Il avait dû se débrouiller pour obtenir ce qui lui manquait.

 Après la mort de son père, alors qu'il était devenu orphelin, le clan Falken s'était fait un devoir de s'occuper de lui. Un travail au département médical et scientifique lui avait été attribué en premier lieu. C'est dans les laboratoires qu'il avait commencé à œuvrer pour la libération de ses frères. Ensuite, pour compléter sa démarche, il avait bifurqué dans le domaine de l'ingénierie sous les ordres du supra chargé du développement industriel.

 Travaillant dans l'ombre, il avait su se rendre indispensable à certains puissants du clan Falken, tout en affichant une modestie de façade qui leurrait efficacement ces hommes imbus de pouvoir. Ses idées et ses avis les avaient intéressés, et discrètement, il avait progressé dans la hiérarchie au point d'être élu au Haut-Conseil, lorsque l'ancien représentant le clan était mort. Il s'était imposé comme un choix judicieux aux yeux de ces hommes qui le pensaient manipulable. Arriver à ses fins aussi facilement lui confirmait qu'il était supérieur à tous ces vils humains au corps fragile et à l'intelligence restreinte. Son père avait raison, il était meilleur. Et le moment de régner était proche.

 Cette femelle attribuée à Korn était un contretemps, mais ne pouvait être un obstacle sérieux. Il avait fait parvenir à l'androïde le nécessaire pour se débarrasser d'elle de manière naturelle si nécessaire. Davrek ne devait surtout pas attirer l'attention, et continuer de réagir comme il le faisait jusqu'à présent.

 Une autre femme inquiétait Volk cependant : le sujet n°3. Le Projet Katartia n'était pas ennuyeux en soi. Il lui serait assez facile d'en assurer l'échec. Il allait commencer par faire circuler des informations contradictoires sur le projet. Le mécontentement de la population représentait une pièce majeure de son plan d'action. Le peuple devait être sur le point de se soulever pour provoquer la confusion dans la Doshbat. Les humains ainsi divisés, seraient plus faciles à maîtriser. Plus le chaos serait important, plus la cité serait à la merci de ses frères.

 Les Élues devaient toutes mourir sans exception, sans enfanter quoique ce soit de viable. Y compris la fugitive. Il lancerait donc dès que possible son signalement sur le « Réseau Fantôme ». Il n'avait que trop tardé.

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