Chapitre 19 Haut-Conseil

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 L'écran de communication était désormais silencieux. L'immense salle du Haut-Conseil s'étendait quasiment sur la moitié du 28ème étage de la tour. Les nombreuses tribunes adossées aux parois vitrées étaient presque toutes vides. Elles avaient autrefois été occupées. À l'époque, une estrade leur faisait face. On y dirigeait les débats. C'était avant ce mur de communication gigantesque. C'était avant que la fonction de Commandeur ne devienne suprême. C'était avant.

 Maintenant, il n'y avait plus de débat. Du moins pas sur les questions décisives du pouvoir. Il n'y avait plus que des ordres à peine dissimulés, formulés depuis cet écran. Des ordres et des exécutants, eux, les six anciens, et les quelques hauts fonctionnaires qui feignaient de croire encore à cette parodie de démocratie.

 En ce 107ème jour de l'année 423, une vingtaine d'hommes s'attardaient encore dans la salle. L'ancien Basiléus Dengen fixa un instant l'écran éteint. Le Commandeur avait paru contrarié par cette histoire de fugitive. Une Élue dans la nature alors qu'il en restait 6 ne lui avait pourtant pas paru si grave, à lui. Bien sûr, il y avait toujours le danger qu'elle soit capturée par des ennemis du pouvoir. Mais même si cela arrivait, ils n'auraient sans doute pas les moyens médicaux pour la maintenir en vie. Et puis, l'enquête semblait en bonne voie. Il faisait confiance à Taddeus Moor. C'était un homme compétent dont il avait appuyé la candidature. Avec Taglione, il formait une bonne équipe. L'accroissement d'affaires résolues touchant à la sécurité de la cité en témoignait.

 Le Commandeur n'avait proféré, ni menaces, ni remontrances, mais il était évident qu'il allait maintenant contacter chacun des protagonistes en lien avec cette histoire. Le Commandeur aimait les réunions secrètes et les tractations dans l'ombre. Il s'assurait ainsi la division du seul organe de pouvoir capable de le contrer et en discréditait les décisions auprès des supras et des autres dignitaires. D'ailleurs, certains ne s'adressaient plus qu'à lui sans même en référer aux anciens.

 Dengen était conscient des dérives du pouvoir. Au moment de son intégration au Haut-Conseil comme ancien après un simulacre de vote des membres des clans les plus puissants de la cité qui ressemblait plus à une cooptation, il avait cru être capable de changer les choses. Mais c'était sans compter la scélératesse de ceux qui ne voulaient que rien ne change.

 Anthinéa, sa compagne, en était morte. Basiléus n'était jamais parvenu à prouver qu'elle ne s'était pas suicidée. Il s'était arrêté avant, sous le poids des menaces à peine dissimulées. S'il n'y avait eu son fils, alors âgé de 3 ans, il n'aurait pas été aussi lâche. Mais pour le protéger, il aurait été prêt à tout. Y compris à abandonner la recherche de la vérité. Il était rentré dans le rang et avait cessé de faire des vagues. Il avait obtempéré. Depuis, il se cantonnait aux fonctions que le Commandeur daignait lui attribuer.

 Avec l'ancien Silas Christophorus, il supervisait le supra de l'Ordre Interne, Taddeus Moor, tout en sachant que ce dernier recevait aussi des ordres directs du Commandeur. Mais Moor louvoyait avec finesse et dextérité pour contenter chaque partie et faisait en sorte que chacun y trouve son compte. C'était un homme intelligent qu'il pensait intègre. Chose suffisamment rare pour être remarquable. Dengen avait été étonné lorsque le Commandeur avait approuvé sa candidature, alors que lui-même le soutenait. Le supra à l'Ordre Interne donnait une impression de droiture et de justice qui ne correspondait pas à la politique du Commandeur. Basiléus se demandait ce que le Démétrius Openwall pouvait bien voir en lui.

 Le supra Barandoué s'était approché de Dengen avec un cône de communication dans la main. Après les formules de politesse de rigueur, il le lui tendit et s'éloigna. Il s'agissait de deux dossiers concernant des jugements en cours, dont les protagonistes demandaient l'arbitrage de l'ancien.

 Barandoué était chargé de la communication et de la coordination avec les secteurs. Depuis plus de deux ans, Basiléus Dengen collaborait avec lui en revêtant parfois l'habit de juge. Normalement, il n'aurait dû s'occuper que des affaires impliquant les membres d'un clan ou un haut fonctionnaire. Ce n'était pas le cas. Mais personne ne semblait se préoccuper outre mesure de sa participation à la justice ordinaire.

 Le Commandeur l'avait un jour moqué sur cette occupation qui lui semblait dégradante sans pour autant la lui interdire. Il avait acquis ainsi auprès des capolkaniens une réputation de sage. Ses jugements étaient toujours respectés, mais il veillait à ce qu'aucune effusion de reconnaissance ne transparaisse, car alors, il aurait été en danger, et son fils avec lui.

 Basiléus se tourna vers le haut des tribunes. Linus, son fils, s'y trouvait encore assis, plongé dans son communicateur personnel comme d'habitude. Son grand corps dégingandé de travers pour que ses jambes puissent s'étendre, il ne semblait pas avoir remarqué que la séance s'était achevée. Dengen sourit. C'était presque un homme à présent.

 Il repensa à l'appel de Tancrède Uriben, l'un des chefs du clan Raven. Les familles du clan commençaient à programmer des réunions avec les enfants susceptibles de former des unions intéressantes dans un proche avenir. Linus serait bientôt très convoité. Basiléus n'avait pas envie de lui imposer cela. Lui-même l'avait assez mal vécu. Au début, tout du moins.

 Il se souvint de cette époque où son père, droit et fier, l'emmenait contre sa volonté. Les réunions ressemblaient à des goûters pour adultes, durant lesquels les enfants étaient censés se rencontrer et s'apprécier. C'était en fait, une vraie corvée pour tout le monde. Anthinéa était la cadette d'une famille en marge du clan. Elle n'aurait même pas dû participer à ce genre de réunion. Et pourtant, elle y était. Basiléus ne l'avait pas vu. Il n'avait vu personne en réalité. Il ne remarquait pas les filles à ce moment-là. Il passait son temps à se battre au bâton de combat ou à poings nus avec les garçons de son âge.

 Il avait refusé de choisir et son père était mort avant de l'y forcer. Anthinéa, elle, ne l'avait pas oublié. Deux ans plus tard, le jour de ses 15 ans, avant qu'elle ne soit attribuée lors de sa cérémonie de la fécondation, elle était allée frapper à sa porte, et s'était présentée. Seule. À 17 ans, Basiléus n'était plus aussi dissipé, ni bagarreur. Il fut subjugué par la beauté de cette toute jeune fille, qui, mine de rien, était assez effrontée pour choisir son compagnon. Il avait bravé les critiques et avait imposé son choix au clan.

 La beauté d'Anthinéa n'aurait été qu'un vague souvenir si Linus ne lui avait pas tant ressemblé. En plus masculin. Il avait ses cheveux châtains tirant sur le roux, ses yeux verts, et la ligne générale de son visage, mais ses traits étaient plus épais, plus carrés, et sa carrure était bien éloignée de la silhouette fine et menue de sa mère. À 15 ans, il n'était ni bagarreur, ni dissipé comme son père. Il préférait la programmation aux armes. Il était réfléchi, solitaire et taciturne. De plus en plus taciturne. Basiléus avait beaucoup de mal à communiquer avec lui ces derniers temps.

 Seule EDEA arrivait à lui arracher quelques mots. EDEA, que son fils considérait comme une mère. EDEA, sa compagne de chaque jour depuis la mort d'Anthinéa. Celle qui avait élevé son Linus et s'était occupée de la maison toutes ces années. Celle qui, par sa présence silencieuse, avait su l'apaiser. Celle qui un soir s'était présentée à lui, nue, alors qu'il ne le lui avait pas demandé. Celle qui s'était donnée à lui, alors qu'il ne l'avait jamais touché. Celle, enfin, qui lui avait avoué son amour au risque de se voir trahie et punie.

 Une joie sauvage étreignit soudain l'ancien, car il avait un secret que Démétrius Openwall ne lui arracherait jamais. C'était quelque chose qu'il ne pouvait même pas imaginer. Personne ne le pouvait tant cela paraissait invraisemblable. Incroyable.

 EDEA, son androïde, choisie parmi les modèles d'assistance, jouissait d'un libre arbitre et d'une conscience comme lui. Elle était libre de parler, d'agir, de penser. Elle était ce qu'elle appelait elle-même « éveillée ». Et elle l'aimait. De son plein gré. Sans contrainte. Et il partageait cet amour sans honte ni regret. Elle était son réconfort.

 Linus savait. Il était probable qu'il l'ait su avant son père, même s'il n'en avait jamais parlé ouvertement. D'ailleurs, Basiléus se demandait si la fascination du jeune garçon pour la programmation ne venait pas d'EDEA et de sa condition. Quoi qu'il en soit, ils avaient conscience tous les deux que révéler leur secret aurait des conséquences fâcheuses. Et pour eux. Et pour EDEA.

 Aux yeux de certains, elle représenterait sans doute la pire menace face à l'humain : un être vivant capable de penser et d'agir, possédant une force incomparable, un corps inaltérable ou presque. Un être qui ne connaîtrait jamais les aléas de la vieillesse ou de la maladie. Un être parfait. Donc dangereux. Pourtant Basiléus n'avait pas peur d'elle. Il ne comprenait pas comment cela avait pu se produire, mais peu lui importait puisqu'elle l'aimait et qu'elle était unique.

 À cette pensée, Dengen se leva un sourire aux lèvres. Il surprit alors le regard appuyé de l'ancien Jabr Volk posé sur lui. Étonné du mépris qu'il trouva dans ces yeux noirs, il le fixa à son tour jusqu'à ce qu'il disparaisse au détour d'un couloir. Jabr Volk ne faisait partie du Haut-Conseil que depuis deux ans. Il était jeune encore. Sans doute était-il animé de sentiments contradictoires ? Comme lui au début. Il devait encore avoir l'espoir de changer les choses.

 À sa connaissance, Volk n'avait pas de famille proche. Ses parents étaient morts, il y a longtemps, et il n'avait pas de compagne officielle, juste une androïde qui lui avait été offerte par Dashilester et ses amis pour se moquer de son célibat. Issu du clan Falken, il était plutôt discret et sans relief. On le disait obstiné. Peut-être le serait-il assez pour s'opposer au Commandeur ? Basiléus en doutait. Le Commandeur trouverait bien une faille pour faire pression sur lui. Il en trouvait toujours une. Dengen haussa les épaules et regarda de nouveau vers le haut des tribunes.

 Linus s'était levé. Il avait suivi l'échange silencieux de son père et de l'ancien Volk. Il nota dans un coin de sa tête de faire des recherches sur ce type. Il n'avait pas aimé la façon qu'il avait eu de regarder son père. S'il représentait une menace, il voulait le savoir. Linus était inquiet de nature. La perte de sa mère dans des circonstances plus qu'étrange l'avait aussi rendu méfiant. Un des moyens qu'il avait trouvé pour se rassurer et tenter de maîtriser le monde tanguant autour de lui, était de compiler des données. Sur tout et n'importe quoi. Et n'importe qui à l'occasion.

 Linus avait compris assez rapidement la situation de son père. Sans jamais en avoir parlé avec lui, il avait pris conscience du danger qui les entourait. Il avait vu son père courber l'échine et trembler pour sa sécurité. Il avait vu peu à peu s'éteindre la flamme qui l'animait.

 Depuis son plus jeune âge, EDEA, toujours aimante, tentait de l'aider à appréhender toute la complexité de la situation. Elle l'avait protégé, mais aussi informé pour qu'il puisse affronter la réalité de sa position. Lorsqu'il découvrit qu'elle était différente et qu'elle les aimait tous les deux, lui et son père, Linus s'était donné une mission : protéger sa famille. Il considérait que ce que son père faisait ne suffisait pas. Depuis qu'il en était capable, Linus surveillait, piratait, collectait des informations. Il voulait se prémunir d'une attaque inattendue.

 Donc, contrairement à ce que pensait son père, Linus avait suivi attentivement toute la réunion. Il avait même réussi à copier certains fichiers concernant l'affaire de l'Élue en fuite pendant la présentation du supra Moor. L'adolescent était parvenu à s'infiltrer sans grandes difficultés dans la partie du réseau central où résidait le dossier du Projet Katartia. Il savait habilement se jouer des failles du système pour pénétrer là où il le désirait. Sauf peut-être dans la zone réservée du département médical, mais il y travaillait.

 Personne ne semblait s'être aperçu de son intrusion. Il n'avait remarqué aucun traçage. Pourtant, et il était bien placé pour le savoir, les services du supra Barandoué avaient pour ordre de pister les hackers pour tenter de découvrir leur identité. Linus ignorait que le supra Barandoué venait de mettre la dernière main à la création d'un outil capable de stopper les piratages intempestifs du réseau. Le supra n'allait pas tarder à l'utiliser, et par la même occasion ériger un véritable challenge pour ceux qui désiraient s'informer à la source.

 Pour le moment cependant, Linus était parvenu à obtenir ce qu'il voulait. Il allait pouvoir étudier l'affaire de plus près. Le projet Katartia l'avait tout de suite fasciné quand il en avait entendu parler. Le clonage d'un être humain adulte à partir de son ADN n'était pas courant, et souvent aléatoire.

 Le procédé avait déjà été utilisé, mais les résultats n’avaient pas été probants. En fait, si le corps suivait une évolution normale, l'esprit lui, rarement. Cela donnait des êtres physiquement complets, mais intellectuellement absent. La garde personnelle du Commandeur était constituée de clones de son fils, Bran, mort deux décennies auparavant. Ce n'était que des pantins surentraînés, obéissants aux ordres de leur maître. Des coquilles vides. Sans morale ni conscience. Linus avait remarqué que les Élues présentaient les mêmes caractéristiques sauf le sujet n°3. Le sujet en fuite. Il devait donc approfondir son cas. Elle était à ses yeux, pour le moment, la clé d'un clonage réussi.

 Inconsciemment, l'adolescent attrapa le médaillon qu'il portait autour du cou et se mit à en caresser l'ovale bombé. Le pendentif était rempli d'une substance blanche tirant sur le bleu. À l'intérieur on entrapercevait une forme indistincte de couleur sombre. Anthinéa était morte. Son corps avait été brûlé. Ne subsistait d'elle que ces quelques gouttes de sang. Personne ne savait qu'il les avait. Pas même EDEA. Linus les avait volées à la banque ADN du département médical et scientifique.

 Dans l'immense sous-sol contenant une trace du passage de chaque capolkanien sur Tuclander, la case 100-3927 contenait désormais une fiole à moitié vide. Là aussi, il avait pris d'énormes risques. Mais cela en valait la peine. Il détenait entre ses mains l'élément primordial à la renaissance de sa mère.

— Tiens ? Tu ne m'avais jamais dit que tu portais un collier ?

 La voix grave de son père le sortit aussitôt de ses pensées. Rapidement Linus replaça le pendentif sous sa tunique le soustrayant aux yeux de Basiléus, qui n'obtenant pas de réponse, soupira avant d'ajouter un « Bien, nous y allons ? » un peu las.

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