Chapitre 18 La guérisseuse

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 Le Cercle des femmes du secteur 16 avait été bâti comme ceux des autres secteurs. C'était une longue construction basse au toit plat d'où la végétation débordait sur des murs de pierres sèches blanchis à la chaux. La bâtisse s'organisait autour d'un patio, les salles de soins étaient toujours disposées à l'entrée. Ensuite un couloir menait aux chambres de repos et d'initiation qui s'ouvraient sur un jardin d'herbes aromatiques et médicinales pourvu de bancs en bois. Au sous-sol, salles d'opération et cellules d'internement jouxtaient les salles d'examens, et la zone de stockage des médicaments et remèdes.

 Selma s'activait à pendre des brassées d'acrisias dans le séchoir adossé au mur ouest du cercle. Cette plante originaire de Tuclander avait de nombreuses vertus, dont celle de soulager certaines douleurs en atténuant leur force. Elle demeurait également l'élément essentiel pour le mélange spécial qu'elle avait donné à cette Prya du secteur 10 la veille. L'intuition de la guérisseuse lui avait soufflé qu'elle aurait bientôt besoin de plus grande quantité de la poudre qu'elle obtenait en broyant les feuilles de la plante une fois qu'elle avait séché.

 Selma s'apprêtait à rentrer lorsqu'elle aperçut un couple s'approcher du portail du Cercle. Cette allure. Cette carrure. Selma sourit en son for intérieur. Ce ne pouvait qu'être Ris. Elle accrocha la dernière brassée, puis se dirigea vers la porte afin d'accueillir les visiteurs à l'abri des regards indiscrets. Une fois à l'intérieur, elle ferma la salle où reposait une jeune femme dont la jambe était cassée, et attendit que Ris pénètre enfin dans le bâtiment.

 Le serrocole semblait sur ses gardes, comme s’il s'attendait à un guet-apens. La jeune fille sur ses talons se tenait dans l'embrasure de la porte, prête à fuir si nécessaire.

— Il faudra pourtant fermer cette porte. Tu seras plus en sécurité à l'intérieur, lui dit Selma d'une voix qu'elle voulait rassurante.

 La jeune fille la regarda encore hésitante. Ris lui prit alors la main et l'incita à entrer, tandis que le sas se fermait seul. La jeune fille faisait donc confiance à Ris constata Selma.

 Pour éviter d'être interrompu, la guérisseuse les entraîna à l'écart, dans une petite pièce qui servait à l'élaboration de certains remèdes. Selma craignait l'irruption de soignantes ou de jeunes filles en cours d'initiation. Une fois à l'intérieur, elle leur proposa des tabourets, tandis qu'elle s'adossait à l'établi en bois qui servait à préparer les plantes avant les mélanges.

 Alma préféra rester debout. Ris, lui, prit appui sur un tabouret après avoir déposé le sac qu'elle lui avait remis à l'aube. Selma le prit distraitement avant de prendre la parole, le ton dur et le regard sévère :

— Que se passe-t-il Ris ? Si ce n'est pas ta compagne, c'est peut-être ta maîtresse ? C'est toi qui l'a mise dans cet état ?

— Moi aussi, je suis ravi de te revoir, Selma ! lâcha Ris ironiquement avant de poursuivre, toujours aussi prompte au jugement hâtif, à ce que je vois ! Elle n'est ni ma compagne, ni ma maîtresse. Ça n'est pas ma fille non plus ! Et non, ça n'est pas moi qui lui ai fait ça ! finit-il calmement en s'approchant d'Alma.

 Il lui ôta son foulard délicatement, laissant ainsi voir l'étendu des marques et des bleus qui recouvraient une partie de son cou et de son crâne rasé. Selma regarda attentivement la jeune fille pendant un moment. Puis ses yeux semblèrent s'agrandirent sous la surprise, et elle porta ses mains devant sa bouche. Elle était stupéfaite.

— Une Élue ! Une Élue, ici ! Et dans quel état ! s'écria-t-elle avant de se reprendre et de parler moins fort, mais bon sang ! Ris ! Dans quel pétrin t'es-tu encore fourré ?

 Ris fit une petite grimace avant de se défendre :

— Je n'y suis pour rien ! Je l'ai seulement trouvée !

— Trouvée ? Sans doute sous un plant de salade, dans ta serre ! Tu plaisantes, j'espère ? On ne « trouve » pas une Élue comme ça !

— Comment sais-tu que je suis serrocole ?

— C'est bien le moment de te demander comment je sais ce que tu fais ! Ah oui ! C'est bien le moment !

— Tu éludes la question ! lança Ris avec un sourire en coin.

 Bien que la guérisseuse le foudroyât du regard, Ris était ravi. Selma ne l'avait pas oublié. Au point qu'elle avait même suivi son parcours après la prison. Certes, elle ne l'avait jamais recontacté, mais tout de même, elle s'était informée sur lui.

— Elle était dans la serre hier, et dans cet état. Avec une tunique déchirée et affamée de surcroît. Je n'allais pas la laisser comme ça, tout de même ! continua-t-il.

— Non, effectivement ! Tu sais que c'est pour ce genre de situation que nous avons des primus, des secondus et j'en passe !

— Elle m'a empêché de les avertir ! Elle a peur d'eux ! Ils lui ont fait du mal ! La Doshbat lui a fait du mal ! s'écria Ris avec véhémence.

— Un homme a tenté de me violer, dit alors Alma d'une voix blanche.

 Selma se tourna résolument vers la jeune fille toujours furieuse du manque de sagacité de Ris, et répéta incrédule :

— De te violer ?

 Ris qui n'avait eu droit qu'à une version mimée de la situation qu'Alma avait vécue, l'incita à tout raconter. Alors la jeune fille s'exécuta. Son récit fut bref. Elle n'était éveillée que depuis 3 jours après tout.

— Qu'aurais-je dû faire ? demanda Ris tristement.

— Avertir tes responsables, répondit sèchement Selma en regardant durement Alma qui déconcertée se tourna vers Ris.

— Vous m'aviez dit qu'elle m'aiderait, et ce n'est visiblement pas son intention. Je ne compte pas retourner dans cette tour. Je me débrouillerai seule. Je trouverai les réponses que j'attends. Merci encore pour tout ce que vous avez fait pour moi. Pour tous les risques que vous avez pris.

 Alma se dirigeait vers la porte en parlant. Elle voulait courir. Fuir. Quitter cette pièce étouffante. Ne plus sentir le regard acéré de cette femme posé sur elle.

— Attend ! dit vivement Selma alors que la jeune fille posait sa main sur la plaque de déverrouillage de la porte, des réponses ? Quelles réponses ? poursuivit Selma.

— Vous ne m'avez pas écouté ? Je ne me souviens de rien avant ces 3 derniers jours ! Juste de mon prénom. Je veux comprendre la sensation qui me murmure que je ne suis pas d'ici. Je veux comprendre pourquoi on m'a séquestré, pourquoi on a tenté de me violer ? Pourquoi on me pourchasse comme une criminelle, alors que je n'ai fait que me défendre !

 Ris courba l'échine, désolé de ce qui allait être révélé à la jeune fille. Il savait déjà que cela ne lui plairait pas. Et à bien y réfléchir, à sa place, cela ne lui plairait sans doute pas non plus.

— Tu t'es mis dans de beaux draps ! lâcha Selma à Ris, puis elle se tourna vers Alma et s'adressa à elle. Son ton était moins sec, moins tranchant, mais restait autoritaire :

— Quant à toi, jeune fille, j'ai quelques réponses pour toi, mais je vais avoir besoin d'en savoir plus.

 Alma, lentement, abaissa sa main, abandonnant pour le moment son projet de fuite. Elle avait besoin de savoir, et cette femme, bien qu'ouvertement hostile, avait des informations. Des informations qui pourraient peut-être l'aider à comprendre.

— Je sais juste que je m'appelle Alma.

— Alma. C'est déjà bien d'avoir un prénom. Pour moi tu n'étais qu'une Élue parmi d'autres. Et pour la Doshbat tu n'es sans doute qu'un numéro.

 Selma lui désigna le tatouage derrière son oreille. Le 3 qui la marquait si cruellement, qui faisait d'elle un cobaye. Puis elle continua :

— Tu es née, il y a quatre jours avec un corps de 16 ans, si j'en crois ce que je vois. 16 ans, c'est l'âge légal pour être attribuée et concevoir des enfants dans Capolkan. Tu as eu une existence avant celle-ci, mais tu as dû la perdre, il y fort longtemps. Avant la colonisation ou au moins au début, probablement. Des scientifiques t'ont redonné la vie. Je ne saurais te dire comment. Je ne connais pas tous les processus. Je ne saurais pas non plus te dire d'où vient l'ADN qu'ils ont utilisé pour te recréer. Je sais que celui des Élues du premier programme provenait d'un cimetière. Le tien, je ne sais pas.

— Recréée, répéta Alma stupéfaite, avant de s'écrier, 16 ans ! Mais je n'ai pas 16 ans ! J' ai...

 Puis devant la fulgurance de son souvenir, elle s'assit lourdement sur le tabouret près d'elle.

— J'ai 19 ans ! Je me souviens d'avoir eu 19 ans ! Ça n'est pas possible ! Si j'avais été recréée à partir de cellules ADN, je n'aurais pas de tels souvenirs ! Je n'aurais aucun souvenir ! dit-elle en relevant le visage vers Selma.

— Je comprends ton désarroi, mais ce que je dis est vrai. Je ne peux rien expliquer en détail, mais j'ai vu un corps reprendre vie ainsi. Je sais que c'est possible. Pour ce qui est de tes souvenirs. Je n'ai pas de réponses... Mais je connais quelqu'un qui pourrait peut-être en avoir.

 Un bref silence s'installa dans la petite pièce. Ris s'approcha d'Alma qui demeurait immobile, absorbée par ses pensées. Elle tentait d'assimiler les informations que l'on venait de lui donner. Elle ne possédait pas assez d'élément. C'était insuffisant.

— Pourquoi ? murmura-t-elle.

— La raison se mêle à l'histoire de notre cité. Je n'ai pas toutes les réponses. Celui dont je parlais tout à l'heure les aura.

— Pourquoi ? répéta Alma d'une voix plus dure, convaincue que la guérisseuse en savait plus qu'elle ne voulait l'admettre.

 Selma baissa la tête. Elle ne voulait pas lui dire. Elle craignait qu'Alma ne s'échappe. Il ne fallait pas qu'elle s'échappe. Pas avant d'avoir vu le Conteur. Ris n'entendait pas les choses de cette façon. Il avait pitié de la jeune fille.

— Pour ce que j'en sais, tu représentes un espoir inégalé pour la cité de Capolkan. Pour le peuple qui se meurt. Nous souffrons d'un mal qui ronge nos cellules depuis notre naissance. Le Getheimklak nous fait vieillir prématurément, épuise nos corps, empêche les femmes d'enfanter et nous condamne. Nous survivons grâce aux machines, toujours plus nombreuses à nous assister, mais nous sommes incapables de trouver un remède. Personne n'en a été capable jusqu'à maintenant. La Doshbat a lancé une expérience. Un programme. Il s'agissait de reconstituer des êtres humains viables. Des êtres purs, exempts de Getheimklak, à partir de matrices tout aussi humaines et viables. Tu es l'une de ces matrices, Alma. Tu es l'une de nos Élues.

 Ris ôta sa main de l'épaule de la jeune fille et s'éloigna d'elle comme éreinté par ce qu'il venait de dire. Son corps était trop vieux et son esprit rouillé par des années de soumission et de survie, mais il ne regrettait pas d'avoir pris la décision d'aider Alma. Contrairement à Selma, il trouvait la situation de la jeune fille révoltante.

 Alma se redressa vivement et affronta du regard Ris et Selma avant de s'écrier, furieuse :

— Je ne connais rien de Tuclander ni de Capolkan. Je ne sais pas qui je suis exactement, mais ce que je sais en revanche, c'est qui je ne suis pas. Et je ne suis pas une « matrice » ! Je ne suis pas une Élue !

— Les sentiments qui t'animent sont légitimes, je suppose... commença Selma pour l'apaiser en s'approchant d'elle. Mais la jeune fille la repoussa brutalement.

— Légitimes ? Vous êtes peut-être formatée pour obéir à n'importe quoi, mais ça n'est pas mon cas ! Je ne suis pas un rat de laboratoire ! Je veux bien donner mon sang ! Des cellules ! Un rein ! Pourquoi pas ? Mais il n'est pas question que je sois la matrice de quoi que ce soit ! De quel droit ? Pourquoi ne m'a-t-on rien dit avant ? Pourquoi me traiter comme un objet ? Je suis un être humain ! Bordel ! Je ne suis pas une machine !

— C'est tout comme ! rétorqua Selma sèchement.

 La guérisseuse était partagée entre deux sentiments contradictoires. D'un côté, elle comprenait la révolte de la jeune fille qui avait été traitée comme un objet. D'un autre, comme toute personne malade à qui on refuserait la survie faute de donneur, elle ne comprenait pas ce manque de coopération. Elle voyait en Alma bien plus que la solution au Getheimklak. La jeune fille représentait potentiellement le changement pour la condition féminine, car le virus n'était pas simplement une maladie aux conséquences dramatiques. C'était aussi le catalyseur des persécutions envers les femmes.

— Il faut rencontrer le Conteur. Il saura quoi faire de toi. Il t'apportera des réponses. Des solutions, dit calmement la guérisseuse détournant le regard.

— Quoi faire de moi ?

— Bon sang ! Tu sors d'un service médical hyper protégé ! Nous ne savons absolument pas comment tu a été reconstituée ! Tu as probablement des produits à prendre pour te maintenir en vie. Des cachets ! Sans suivi médical, tu es peut-être condamnée ! Est-ce que tu te rends compte de ça ! Réfléchis ! Bon sang ! Tu n'es pas libre ! Personne ne l'est ! Tu n'es peut-être pas une machine, mais tu dépends quand même d'éléments qui nous sont inconnus ! Ce que j'espère, sincèrement c'est que tu n'aies pas été contaminée depuis ta fuite...

 Selma avait éclaté et Alma était abasourdie. Tout ce qui importait à cette femme, c'était qu'elle survive et qu'elle n'attrape pas leur fichu virus. La guérisseuse se fichait de l'injustice de sa situation, de son libre-arbitre bafoué, de sa vie emprisonnée.

— Je me fous complètement d'être contaminée ! Ok ! D'ailleurs ce serait peut-être la solution pour qu'on me fiche la paix ! En attendant, je vais sortir de cette ville de dingue ! Il doit bien y avoir un endroit où...

 Alma n'acheva pas sa phrase. Selma et Ris s'étaient tournés tous les deux en même temps vers elle. La stupéfaction avait figé les traits de leur visage.

— Tu ne peux pas vouloir ça ! murmura Ris consterné.

— Le dôme nous protège. Le Getheimklak règne à l'extérieur. Il est dans l'air et s'insinue dans les cellules dès la première inspiration. Une fois contaminée, tu ne seras plus jamais une humaine, ânonna la guérisseuse.

— Plus humaine ?

— Tu mourras ou pire. Tu deviendras une ytualani.

— Qu'est-ce qu'une ytualani ?

 C'est la voix grave de Ris qui lui apporta une réponse, tandis que Selma se passait la main devant les yeux, excédée.

— Les ytualanis vivent à l'extérieur du dôme. Des rumeurs affirment qu'ils sont issus de colons terriens comme nous, mais que le Getheimklak a fait muter leurs ancêtres et les a transformés à jamais.

 Alma allait ouvrir la bouche mais Selma l'arrêta d'un geste exaspéré.

— Trop de questions et pas assez de réponses. Il faut voir le Conteur ! Il est ta meilleure chance d'en savoir plus et de comprendre ! lâcha-t-elle en s'empara d'une lotion pour soigner la jeune fille.

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