Chapitre 14 Mise au point

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 Taddeus Moor venait de frapper du poing sur son bureau, faisant trembler tous les objets qui y étaient posés.

— C'est inacceptable !

 Debout, il dominait de sa haute stature tous les hommes qui se trouvaient devant lui. Taglione et son second Karpov étaient accompagnés du responsable des équipes de sécurité des Bois Sacrés : Junius Bering. Marcus Ward, lui, se tenait légèrement en retrait sur le côté. Dans l'ombre près de la porte, Tork Johansen observait avec intérêt la démonstration de puissance de son collègue. Moor avait de quoi être furieux. Une cérémonie avortée ! Une Élue dans la nature ! Et pas l'ombre d'une piste pour comprendre ce qui s'était passé.

— Comment a-t-elle pu s'échapper ! Vos hommes étaient censés surveiller tous les accès et les caméras couvraient l'intégralité des sites de fécondation ! continua-t-il sur un ton accusateur.

 Bering s'avança d'un pas, et d'une voix posée, s'adressa au supra, sûr que ses hommes s'étaient acquittés de leur tâche le plus honorablement possible, comptes tenus de la situation inhabituelle qu'ils avaient eu à gérer, et ce, malgré les conditions déplorables, et le manque de préparation. Il repensa à ce qui lui avait été rapporté de la cérémonie, de sa violence. Personne ne lui avait dit que l’événement serait un viol en règle. Il était d'ailleurs lui-même assez mécontent de n'en avoir pas été prévenu. Cependant, Bering savait faire preuve d'une grande maîtrise de soi, même dans les moments de fort stress. Il s'adressa donc à son supérieur avec calme :

— Je réponds de mes hommes et de leur travail. Les Bois ont été ratissés et personne n'a laissé s'échapper l'Élue. Quant aux suspicions concernant une possible collaboration pour lui fournir un moyen de disparaitre, elles sont infondées. Aucun de mes hommes ne l'a aidée même lorsqu'elle en aurait eu besoin.

 Taddeus Moor le foudroya du regard avant de s'exclamer :

— Lorsqu'elle en aurait eu besoin ? Que sous-entendez-vous ? Qu'elle aurait eu besoin d'aide ? Et pour quelle raison, à part pour s'échapper ?

— Contrairement aux autres sujets, le n°3 s'est débattu, et le mâle fécondateur a usé de la force pour tenter d'accomplir sa tâche. Or, mes hommes n'avaient pas été préparés à une telle violence contre cette jeune fille. Même si elle était rétive, il n'était pas nécessaire de la frapper de la sorte. Par ailleurs, ils ont pensé à juste titre que porter secours au mâle blessé était plus urgent que la poursuivre, les Bois Sacrés étant parfaitement clos normalement. Mes hommes ont agi au mieux.

 Taddeus Moor semblait digérer les paroles de Bering. Le responsable des Bois Sacrés venait de confirmer ce qu'il savait déjà. Lui non plus n'avait pas trouvé acceptable le comportement du fécondateur. Mais il ne comprenait pas non plus, celui du sujet n°3. Il se tourna vers le supra Johansen, et reprit d'une voix plus calme mais toujours d'un ton sec :

— Johansen ? Pourquoi a-t-elle résisté ? Est-ce le sujet que nous avons vu dans le laboratoire ? Celle qui a parlé lors de son réveil ?

— C'est elle, confirma le supra, elle semble parfaitement maîtresse de son corps et de son esprit contrairement aux autres. Nous ne l'avions pas diagnostiquée aussi lucide. Il y a bien eu cet incident avant la présentation, mais rien qui aurait pu nous permettre d'anticiper sa fuite. Elle n'a pas dû comprendre ce que l'on attendait d'elle, et elle a pris peur. D'où sa réaction.

— Manifestement... et pourquoi n'a-t-elle pas de puce de localisation ?

— Elle n'était pas censée s'échapper, et rien ne présageait qu'elle le ferait. Elle avait été plutôt docile jusqu'à présent, rétorqua Tork sur la défensive.

 Tout n'était que concours de circonstance et insuffisances. Sans plus s'adresser à Johansen qui ne se formalisa pas de son accès de colère, Taddeus Moor lança :

— Il y a eu des erreurs de commises. Nous règlerons cela plus-tard. Quoi qu'il en soit, cela n'explique en rien la façon dont elle s'est volatilisée.

— Peut-être a-t-elle bénéficié d'une aide extérieure ? dit Karpov d'une voix lugubre en jetant un coup d'œil à son supérieur.

 Brix Taglione fronça les sourcils. Il n'était pas convaincu par la théorie de son second selon laquelle un groupe de rebelles aurait réussi à s'infiltrer dans les Bois Sacrés, et à enlever l'Élue. Il le lui avait dit. Mais Karpov avait décidé de passer outre.

— De l'aide extérieure ? répéta Moor songeur en interrogeant Taglione du regard.

— Je ne crois pas. Elle n'a eu que peu de contact, et elle n'a été présentée que ce matin. Comment un groupe de rebelles, même bien organisé, aurait pu élaborer une telle action aussi rapidement ? Par ailleurs, la cérémonie n'a été décidée que tardivement, et peu de gens en connaissait le déroulement.

— Vous avez raison. Cependant, elle est introuvable. Que comptez-vous faire ?

— Je pensais mettre Karpov devant les vidéos pour tenter de trouver une piste, répondit Taglione en lançant un regard noir à son second, puis continuer à fouiller les Bois, et étendre les recherches dans les secteurs au-delà. Si elle n'est plus dans les Bois, elle est ailleurs. Si elle n'a pas obtenu d'aide, elle devrait être facilement repérable. Barandoué va renforcer les escouades dans tous les secteurs. Je vais passer un message à tous les primus, afin de faire remonter la moindre information suspecte concernant des incidents dans les centres de guérison ou dans les Cercle des femmes. Aux vues de ce que lui a fait le fécondateur, elle a besoin de soins. Les gardes forestiers sont en alerte, et les Serre-berges également, quant aux ...

— Vous pensez qu'elle aurait pu fuir par le fleuve ? l'interrompit brièvement Moor.

— Le Gastel passe près de la limite nord des Bois Sacrés, on ne sait jamais.

— Elle s'est peut-être noyée... ce qui expliquerait qu'on ne la trouve nulle part.

— C'est envisageable... Nous ne devons négliger aucune piste.

 Taddeus Moor approuva chaque parole de son subordonné. Il savait que Brix Taglione était efficace. Il se méfiait par contre de son second, Aristolus Karpov. Il n'avait pas particulièrement apprécié le voir prendre la parole alors que Taglione n'était visiblement pas d'accord avec lui. Cela dénotait d'un manque de respect notable.

 Moor se tourna vers son second. Marcus Ward se tenait droit, l'air grave comme à son habitude. Le supra ne savait rien du curieux malaise qui l'envahissait depuis quelques heures. Le jeune homme était déchiré entre son besoin de retrouver la jeune fille au plus vite, et sa répugnance naissante à la remettre aux autorités qu'il représentait. Moor prit sa gravité pour ce qu'elle était en général : une extrême concentration et une intense réflexion.

— Ward, vous allez repasser les vidéos de surveillance avec Karpov. Vous en avez déjà visionné une partie, ça ira plus vite à deux, dit-il devant un Karpov mécontent.

 Taglione se demanda si Moor avait deviné que Karpov était faux et méprisant, qu'il ne désirait qu'une chose : sa place de supra de la sécurité intérieure. Taglione ne le supportait qu'avec difficulté, mais n'en avait jamais parlé, car son second lui avait été imposé par le Haut-Conseil. Le fait que Moor ne semble pas l'apprécier non plus, lui procurait une vive satisfaction.

— Vous me tiendrez tous au courant de votre progression.

Cette dernière phrase marquait la fin de l'entretien. Tous sortirent du bureau, sauf Ward qui avait quelque chose à montrer à son supérieur.

— Et bien, qu'y a-t-il, Ward ? demanda Moor.

— C'est au sujet de la mission que vous m'avez confié. La filature dans le secteur 16.

— Oui ? Vous avez trouvé par où passait notre tisseur ?

— Non, pas encore, mais j'ai trouvé quelque chose de troublant. J'ai préféré vous amener la copie du fichier, finit-il en introduisant le cône vidéo dans le lecteur de Moor, sur le bureau.

 Des images en noir et blanc apparurent sur le grand écran de communication qui se trouvait sur le mur de gauche. Marcus avança la lecture jusqu'au moment intéressant.

 Au premier plan, un embranchement de voies menant au secteur 16. Une ombre se faufilait parmi les replis du paysage. Moor n'aurait rien remarqué si on ne lui avait pas demandé de regarder précisément à cet endroit. Le plan suivant montrait le verger. L'ombre s'y déplaçait avec aisance, habituée des lieux. Soudain, elle disparaissait derrière un bouquet d'arbres et ne réapparaissait pas de l'autre côté. Une autre silhouette apparaissait alors. Moins furtive, mais sur ses gardes. Sans doute l'agent de Taglione. Elle cherchait quelque chose, puis rebroussait chemin, visiblement mécontente.

 Marcus augmenta alors la résolution de l'image pour qu'elle soit plus nette. Peu de temps après la disparition de l'agent, deux silhouettes traversaient le plan. L'une d'elle se retournait une fraction de seconde offrant son visage à la caméra. On y distinguait nettement le tatouage frontal. Marcus arrêta l'image à cet instant précis.

— Des androïdes.

— Oui, supra. Des androïdes. Que font-ils en pleine nuit si éloignés de leur zone de stockage ? Aucun d'entre eux ne peut accomplir de tâche s'il n'a pas été programmé pour ça. Qui a programmé ces deux-là, et pourquoi ?

— Il suffit de les retrouver pour le savoir, non ? lança Moor.

— Oui, mais il y a autre chose. Vous ne remarquez rien ? ajouta l'infra en relançant la vidéo.

— Ils discutent et ...

— Ils se dissimulent, finit Marcus, un androïde ne discute pas. Ne se dissimule pas. Ne part pas en vadrouille seul ou avec des amis. Comment une machine pourrait-elle avoir ce genre de comportement ? Ils agissent comme des humains...

 Taddeus Moor, songeur repassa la bande.

— Retrouvez-les !

— Mais ? Et Karpov ? L'Élue ?

 Moor le dévisagea un instant. Avait-il décelé une certaine détresse dans ces questions ? Décidément son second avait parfois des réactions étranges.

— Vous avec raison, l'Élue d'abord. Vous n'avez qu'à charger quelques hommes de trouver les androïdes, mais je veux que ce soit vous qui vous en occupiez ensuite. Est-ce clair ?

 Marcus acquiesça en silence et sortit. Dans le couloir, Johansen patientait en marchant d'un mur à l'autre, l'œil rivé au sol comme s’il y cherchait quelque chose de précis.

— Supra Johansen. Le supra Moor est disponible, lança en passant l'infra.

— Ça n'est pas lui que je voulais voir, mais vous Ward, répliqua Johansen provoquant le regard surpris de Marcus, où alliez-vous ? continua le supra.

— Dans mon bureau, je dois donner quelques ordres avant de rejoindre Karpov.

— Je vous suis, répondit Johansen en emboîtant le pas de l'infra.

 Une fois dans la pièce, Marcus prit place devant son communicateur et attendit que le supra veuille bien parler.

— Il faudrait que vous fassiez quelque chose pour moi, Ward.

 Johansen éveilla l'intérêt de Marcus. Ce genre de demande directe était plutôt inhabituelle, sauf quand il s'agissait de remettre de l'ordre dans une situation embarrassante. Marcus ne savait pas que Johansen pouvait avoir ce genre de soucis. La suite lui révéla qu'il ne s'agissait pas d'étouffer une histoire de mœurs, mais plutôt d'éclairer la situation concernant l'Élue en fuite.

 Tork Johansen souhaitait que Marcus fasse des copies des pistes de lecture des champs magnétiques érigés sur les clôtures des Bois Sacrés. Il voulait aussi celles des secteurs alentours. Cela représentait un énorme travail de sauvegarde qui prendrait bien la nuit. Johansen n'expliqua pas dans les détails la raison de sa demande. Juste que cela pourrait faire avancer la compréhension de la fuite de l'Élue.

— Pourquoi ne demandez-vous pas au supra Taglione ? Il affectera la tâche à une équipe de surveillance vidéo et...

— Je ne peux pas demander à Taglione, car il me demanderait la raison précise de cette requête. Tout comme Moor. Et je ne veux pas la leur donner pour le moment. Vous, c'est différent.

 Marcus n'appréciait pas particulièrement cette dernière phrase. Sous-entendait-il qu'il était plus facile à contrôler, à suborner ?

— En quoi est-ce différent ? Je vais devoir en référer à mon supérieur.

— Non, vous ne le ferez pas.

— Et pourquoi ?

— Parce que je vous le demande.

 Le silence s'installa entre les deux hommes pendant qu'ils se jaugeaient du regard. Marcus Ward n'aimait pas devoir cacher quelque chose à Moor, même pour un supra aussi puissant que Johansen.

— Et si je n'accepte pas.

Johansen soupira profondément avant de répondre :

— Je ne vous demande pas d'assassiner quelqu'un. Je veux juste ces fichiers pour confirmer une théorie. Une fois que ce sera fait, j'en parlerai personnellement à Moor et Taglione. Si je m'adresse à vous, c'est que je sais de source sûre que vous êtes aussi muet qu'une tombe et que vous êtes intègre. Karpov, lui, se servirait de ma demande pour obtenir une contrepartie. Vous ne m'avez rien demandé. Ce qui m'incite à penser que j'ai raison en m'adressant à vous. Néanmoins, je ne vous oublierai pas.

 Surpris de nouveau, Marcus observait le supra. Tout ce qu'il venait de dire lui faisait plaisir, et il se demanda un bref instant, s’il n'essayait pas tout bonnement de l'entourlouper en le flattant. D'un autre côté, Johansen avait raison. Fournir des fichiers à un supra n'avait rien d'illégal.

— Ok. Je vais voir ce que je peux faire. Je ne dirai rien aux supras, mais sachez, que si on me pose des questions précises, je ne mentirai pas.

 En se levant, Johansen déclara satisfait :

— Je savais que je pouvais compter sur vous.

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