Chapitre 13 La fugitive

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 L'air s'était rafraîchi en début de soirée. Après la moiteur de l'après-midi, c'était plutôt agréable. Ris Terkoff regarda un instant les rayons des deux soleils de Tuclander se perdre entre les arbres. Il aurait dû quitter la serre plus tôt, mais il avait tenu à finir de remettre en état ce que les vandales avaient ravagé durant la nuit précédente. Ça n'était pas la première fois que des serres étaient pillées. Cependant, l'ampleur des saccages était cette fois inhabituelle. Non seulement une partie de la récolte avait été volée, mais on avait aussi saccagé les jeunes plants. Jusqu'à présent tout le monde avait cru que l'enrichissement était la cause de tout, notamment grâce au marché noir. Pour Ris, il y avait incontestablement un vrai désir de destruction. Ce qui ne révélait rien de bon.

 Il avait entendu des rumeurs. Des événements similaires s'étaient produits dans d'autres secteurs. Des hommes et des femmes avaient même été agressés. Pour protéger leurs productions, certains n'avaient pas hésité à former des sortes de milices. Illégalement, bien sûr, car la Doshbat n'autorisait pas ce genre de regroupement. Elle prétendait avoir les choses en main. Des enquêtes étaient en cours. Des enquêtes qui ne menaient manifestement à rien, puisque les vandales s'attaquaient maintenant aux secteurs les plus proches de la tour. Pourtant, c'était les mieux surveillés à cause de leur proximité avec l'île où se trouvait la Doshbat. Visiblement personne n'était à l'abri.

 Après avoir constaté les dégâts, le matin même, Ris avait bien vu le découragement de Damian Piers, primus responsable du secteur 3. Tous savaient que la cérémonie du tribut approchait. Ris, comme les autres, devrait y apporter sa contribution à la communauté. Même si le manque n'était pas de son fait, si sa part n'était pas assez abondante, il lui serait assigné des heures de travail collectif pour compenser. Et Ris avait horreur de ça. Personne n'aimait ça, en fait, à part quelques jeunes biens « dressés » sortant à peine des centres d'éducation. Il ne les blâmait pas, car il avait été pareil plus de 20 ans auparavant.

 Ris se souvenait avoir participé à l'édification de bâtiments agricoles dans les zones gagnées sur la grande prairie grâce au second dôme. Il avait entretenu des vergers, des zones d'atterrissage parcourant 6 ou 7 secteurs sur les 16 que comptait la cité. Il était jeune et portait un regard neuf sur tout, heureux d'avoir intégré le monde des adultes et de participer à l'effort pour la communauté. Le travail collectif semblait un moyen juste et équitable de rendre à Capolkan tous les bienfaits qu'elle lui offrait.

 Il avait été naïf en croyant que son travail servirait à tous. Bien souvent, il rendait surtout service au pouvoir qui était aux mains d'un puissant réseau d'hommes influents et parfois dangereux. Le Commandeur et son clan tenaient la cité d'une main de fer grâce à une grande habileté politique et un maillage de surveillance extrêmement serré. La sectorisation et le couvre-feu, conjugués à la présence quasi constante de bersikers permettaient de maintenir la population sous le joug de l'autorité de la Doshbat et de son chef suprême. Et il ne parlait pas de la garde personnelle de Démétrius Openwall constituée de clones de son fils, ni même des kansikers, dont le supra était l'un des favoris du Commandeur.

 Ris repensa avec amertume aux deux années qu'il avait passé sous les ordres d'Helmut Van Stiers. Doté d'une aptitude hors du commun pour pister l'ennemi, Ris était vite devenu un atout non négligeable des escouades kansikers. Ses supérieurs ne prirent pas conscience immédiatement du dégoût que le jeune homme avait développé pour les tâches de plus en plus sanglantes qu'on lui assignait. Incapable de continuer à obéir aveuglément sans s'effondrer psychologiquement, il avait appris à ses dépens que l'on ne quittait pas le corps des kansikers facilement. Il avait payé cher sa rébellion : plusieurs années d'emprisonnement. Pourtant, c'était une des décisions qu'il regrettait le moins dans sa vie.

 Le temps lui avait donc ouvert les yeux sur Capolkan. Confronté à la réalité, ses idéaux avaient perdu de leur substance, lambeaux par lambeaux, mais inexorablement. Il savait que nombre de capolkaniens avaient vécu les mêmes désillusions. Cependant, la population ne grondait pas ou peu. Elle sentait le joug sur ses épaules, mais ne luttait plus. D'autres avant eux avaient tenté de se libérer. En vain. L'histoire leur avait appris à courber l'échine en silence.

 Néanmoins, ces derniers temps, des événements montraient qu'un frémissement effleurait la surface si lisse de la vie à Capolkan. Une brise légère pour le moment. Vivrait-il assez longtemps pour voir la vague se lever et tout emporter ? Il en doutait. Comme il doutait de voir aboutir le projet Katartia, dont avait parlé Openwall le matin même. Ris avait atteint l'âge avancé de 48 ans. Il savait que ses jours étaient comptés. Le Getheimklak n'épargnait personne. Un matin, il ne se lèverait pas, faute d'avoir la force de le faire. En quelques jours toutes ses fonctions vitales cesseraient de fonctionner comme de vieilles piles usées. Pas de signes avant-coureurs, et une mort assez rapide finalement.

*

 L'homme s'était arrêté sur le chemin à quelques mètres de l'entrée de la gigantesque serre. Il semblait perdu dans ses pensées, absorbé par un monologue intérieur. Alma l'observait depuis un moment. Dissimulée entre les arbres derrière un muret longeant la route, elle attendait d'être seule pour tenter de voler de quoi manger. Après avoir fui les Bois Sacrés, escaladé des murets, et passé des ponts le plus discrètement possible, elle devait se nourrir. Boire avait été plus simple. De nombreuses fontaines avaient été disposées le long des chemins qui parcouraient la cité. Elles lui avaient paru vieilles et mal entretenues, mais la jeune fille avait aperçu plusieurs personnes s'y désaltérer. Elle avait donc fait pareil.

 La nourriture, quant à elle, était sous clef. Sa tenue déchirée et son visage tuméfié ne permettaient pas à Alma de se fondre parmi la population. Sans compter son crâne rasé et son incapacité à comprendre la langue qui était parlée autour d'elle. Elle devait donc ruser.

 L'homme s'éloigna enfin de la serre. Elle avait pu voir le code qu'il avait composé pour la fermer. Elle attendit qu'il passe la courbe du chemin et se précipita vers l'entrée. Qui savait combien de temps elle avait devant elle avant que quelqu'un ne vienne ?

*

 Ris s'arrêta net. Il avait distinctement perçu du mouvement dans son dos. Intrigué, il rebroussa chemin et eut juste le temps de voir quelqu'un s'introduire dans la serre. Et par la porte en plus ! Furieux, il se précipita vers l'entrée. Il ne se laisserait pas dépouiller une nouvelle fois ! Il ouvrit la porte à la volée et fit sursauter la silhouette occupée à engouffrer de jeunes tomates. Surprise, elle lâcha ce qu'elle tenait et tenta de se dissimuler derrière des établis jonchés de pots vides et de sacs de terre. Ris referma la porte et la bloqua avec un outil pour empêcher le voleur de s'échapper.

*

 Alma était terrifiée. Elle aurait dû attendre plus longtemps. Maintenant, elle se trouvait dans un lieu immense, mais clos, avec un homme menaçant sans aucun espoir de fuite pour le moment. Du plus loin qu'elle pouvait voir, elle ne distinguait pas de seconde porte à travers la végétation qui se développait le long de rangées bien ordonnées.

 Elle réfléchissait à toute vitesse. Elle voulait éviter de se faire encore taper dessus. Elle gardait un souvenir douloureux de l'épisode dans les bois. Elle ne savait pas comment était son visage, mais elle se doutait qu'il ne devait pas être beau à voir.

 Le type avait un gabarit de lutteur : pas très grand, mais massif et costaud. Des mains comme des battoirs. Des cheveux poivre et sel, coupés au cordeau. Un homme habitué au grand air, au travail de force. Elle avisa une pelle posée contre une bordure, et s'en empara avec pour objectif de fracasser l'un des panneaux de verre de la serre. Mais elle arrêta son geste brusquement. Contre toutes attentes, l'homme ne bronchait plus depuis qu'il était entré.

*

 Ris était stupéfait. Face à lui se tenait une jeune fille d'une saleté repoussante, dont l'aspect général montrait qu'elle avait été battue et violentée. Si elle n'avait pas eu le crâne rasé, il aurait pu la prendre pour un de ces pauvres gamins à la frange du dôme. Mais elle avait le crâne rasé. Et une tunique blanche. Ou ce qu'il en restait. Et des yeux. Des yeux comme il n'en avait jamais vu. Elle le fixait avec férocité, en brandissant une pelle.

 Terkoff avait du mal à enregistrer l'information incroyable que son esprit tentait de lui imposer. Il avait une Élue dans sa serre. Une Élue dans un état qui suggérait qu'on avait voulu lui faire du mal. Il posa l'outil dont il s'était emparé lors de son entrée et commença à s'avancer vers elle. La jeune fille eut un mouvement de recul et brandit sa pelle plus haut, prête à frapper, ce qui arrêta net Ris. Elle était terrifiée. Cela se voyait. Elle était terrifiée et furieuse. Mauvais mélange.

 Ris commença à lui parler pour la rassurer. Quelqu'un l'avait manifestement attaquée. Il devait lui faire comprendre qu'il ne lui ferait pas de mal. Qu'il voulait l'aider. Il songeait à retourner près de la porte pour envoyer un message au primus quand elle lui sourit. Un faible sourire, mais un sourire quand même.

*

 Alma comprit qu'elle gagnerait peut-être à faire confiance à cet homme. Avait-elle le choix ? Il ne semblait pas lui vouloir de mal. Il était même le premier depuis son réveil à lui témoigner un semblant de marque de sympathie. Il lui parlait. Et même si elle ne comprenait absolument rien, le ton de sa voix n'était pas menaçant. Peut-être pourrait-elle profiter de la situation à son avantage le moment venu ? Elle abaissa la pelle, sans la lâcher toutefois.

 L'homme se désigna en prononçant le son « RIS ». Ok, il s'appelait Ris. Elle fit de même en articulant bien. « Alma» répéta Ris plusieurs fois surpris qu'elle ait un prénom. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle comprenne vraiment. Il avait observé les Élues sur son écran de communication, et il avait remarqué qu'elles semblaient comme de tous petits enfants : fragiles et désorientées. Celle-ci paraissait plus éveillée. Satisfait d'avoir pu communiquer, même si peu, il se retourna pour lancer un message au primus Piers.

 Une Élue n'avait rien à faire ici, et encore moins dans cet état. Manifestement il s'était passé quelque chose. Qui avait bien pu attaquer la jeune fille ? Qui aurait été assez fou pour cela ? Avait-elle été agressée délibérément ? S'était-il produit un accident ? Comment avait-elle pu échapper à ses gardiens ? Toute cette situation était invraisemblable ! Piers aurait sans doute des réponses.

*

 Alma comprit immédiatement ce qu'allait faire Ris. Elle devait l'en empêcher. Brandissant sa pelle, elle se rua sur lui. Ris évita de justesse le coup qui était censé l'assommer. La jeune fille se tenait toujours à distance, et l'empêchait de s'approcher du communicateur. Alma ne voyait pas comment lui faire comprendre que ceux qu'il voulait avertir étaient responsables de son état ? Maudite langue ! Toujours menaçante, Alma parvint à se trouver dos à la porte et commença à s'activer pour la débloquer.

 Ris n'était pas idiot. Elle ne voulait pas qu'il prévienne quelqu'un. Mais pour qu'elle raison ? Il fallait absolument qu'il parvienne à communiquer avec elle. Il s'empara d'une caisse en bois et s'y assit en l'invitant à faire de même. Il lui tendit des légumes qui se trouvaient à proximité et un bout de pain qu'il sortit de sa besace. Elle hésita un instant. Puis voyant qu'il ne semblait plus vouloir demander des renforts, elle s'assit contre la porte.

 Il déposa ses maigres victuailles sur une petite planche à roulettes qui servait à déplacer les gros pots de plantes, puis la fit rouler vers elle. Elle se jeta sur la nourriture et mangea avidement tout en le surveillant du coin de l'œil. Lui, la regardait attentivement. Il cherchait à comprendre. Une fois le repas englouti, Alma tenta de s'exprimer clairement. Elle accompagnait ses mots de gestes et de signes tracés sur le sol avec une brindille. Elle mima sa faim et sa soif. Elle mima sa peur. Sa détresse. La souffrance.

 Ris l'observait avec soin. L'homme qui avait agressé la jeune fille n'y était pas allé de main morte. Il se demandait pourquoi elle ne parlait pas sa langue. Son charabia était inintelligible pour lui, mais il parvenait à interpréter ce qu'elle lui montrait. Elle avait été agressée par les hommes qui étaient censés veiller sur elle. La Doshbat était-elle au courant ? Était-ce délibéré ? Comment le pouvoir aurait-il pu perdre une Élue ? Il en conclut, que le gouvernement savait. Peut-être était-il même à l'origine de l'agression. Ce qui expliquait qu'aucun message d'alerte n'ait été diffusé pour tenter de trouver la jeune fille. Mais pourquoi une telle agression ? Trop de questions. Pas assez de réponses.

 Ris réussit à faire comprendre à Alma qu'il n'avertirait pas les autorités. Il savait pertinemment qu'il sautait à pieds joints dans les ennuis, mais il voulait en savoir plus. Et pour ce faire, il allait lui trouver un cell-trad. Il savait comment s'en procurer un. Cependant, il ne pourrait pas l'obtenir avant l'aube. Il lui faudrait la laisser seule une nuit entière dans la serre. Il pouvait se passer n'importe quoi en une nuit ! Il n'avait pourtant pas d'autre choix.

*

 Voyant Ris s'approcher de la porte, Alma se redressa vivement. Elle avait compris qu'il devait partir pour trouver un traducteur, mais elle ne resterait pas ici seule. Elle lui faisait encore moyennement confiance. Elle lui emboîta donc le pas. Quand il fut dehors, il lui demanda de rester dans la serre, mais haussant les épaules, elle se dirigea en courant vers l'ombre des arbres. Ris se précipita vers elle alors qu'elle franchissait le muret qui bordait la route. Une fois de l'autre côté, elle se retourna et découvrit le visage décomposé de l'homme.

*

 Ris la fixait stupéfait. Elle avait franchi la barrière magnétique sans s'en apercevoir. Aucun hurlement ne s'était élevé dans l'air du soir. Pas de chairs grillées. Pas de blessures irrémédiables. Mortelles. Elle était là, sans une éraflure de plus. Cette jeune fille était pour le moins surprenante. Il songea à un brouilleur, mais comment aurait-elle pu en avoir ? Non, il devait y avoir une autre explication. Encore des questions.

 Ris montra à la jeune fille qu'il ne pouvait la suivre en approchant son bras du champ magnétique. Immédiatement une vibration se fit entendre. Un grésillement censé avertir les hommes de la menace. Étonnée, Alma comprit qu'il y avait un danger réel pour lui de passer ces étranges barrières qu'elle n'avait cessé de franchir tout au long de l'après-midi pour se cacher. Elle haussa encore les épaules, et lui montra l'arbre dans lequel, elle allait l'attendre.

 Ris resta un moment à la regarder s'installer, puis il retourna sur la route et poursuivit son chemin. Piers aurait su quoi faire. Mieux que lui en tout cas. Mais pouvait-il prendre le risque de la faire fuir ? Il n'avait pas envie qu'elle fuit. Il avait juste envie de l'aider. Et il ne savait pas pourquoi. Peut-être que ses yeux plein de détresse lui rappelaient d'autres yeux, terrifiés et interrogateurs. Des yeux de chat dans un visage d'enfant. Des yeux qu'il n'était pas parvenu à sauver.

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