Chapitre 7 Marcus Ward

8 minutes de lecture

 Tork Johansen accueillit le supra Taddeus Moor et son second, l'infra Marcus Ward, avec un brin d'excitation dans les yeux, ce qui lui donnait un petit air grotesque que les deux nouveaux arrivants ne manquèrent pas de remarquer. Sans se préoccuper des regards échangés, il les conduisit sans attendre à la fenêtre d'observation. Moor était physiquement à l'opposé du supra Johansen : Grand, mince, cheveux blancs coupés courts, le teint mat, des traits droits et nets. Toute sa personne dégageait une grande confiance, une assurance face aux nombreuses responsabilités qui lui incombaient en tant que supra à l'Ordre Interne. Homme jugé intègre, il avait la confiance du Commandeur de la cité et du Haut-Conseil ce qui était plutôt rare.

 Johansen et lui se connaissaient depuis leur adolescence. Même s'ils ne venaient pas du même clan et ne côtoyaient pas les mêmes cercles, ils savaient s'apprécier et se faire confiance. Du moins en apparence. Car si Moor avait l'oreille attentive des deux organes principaux du pouvoir de la Doshbat, Johansen, en relation directe avec le Commandeur suprême, ne se souciait pas du Haut-Conseil. Et cette absence de contrepoids politique gênait profondément Moor.

 Les deux supras commencèrent à discuter, tandis que Marcus Ward, légèrement en retrait, s'approchait du miroir avec une curiosité non dissimulée. Lors de la première expérience de ce type, 50 ans plus tôt, il n'était pas né et ses parents ne lui en avaient jamais parlé. C'est en progressant dans ses fonctions, et surtout récemment qu'il avait eu plus d'informations.

 Le dossier que lui avait transmis son supérieur contenait notamment des descriptions détaillées des sujets qui avaient participé au projet. Les femmes y étaient évoquées comme des êtres hiératiques et paisibles dont le comportement exemplaire n'avait pas pu, hélas, compenser l'échec des manipulations.

 Les jeunes femmes qui se trouvaient en bas dans la cellule d'observation ne correspondaient pas vraiment à l'image qu'il s'était fait des sujets de Katartia. Et surtout pas le sujet n°3.

 La jeune fille n'avait pas cette stature froide et altière des personnes promises à un grand destin. Elle n'avait pas non plus la conduite édifiante que l'on aurait pu attendre d'elle. En fait, elle n'était même pas particulièrement belle. Petite, menue, le visage anguleux, le teint pâle, le crâne rasé lui donnaient un air de condamné à mort. Une condamnée de 16 ans tout au plus.

 Et puis, elle leva les yeux vers lui.

 Il ne remarqua d'abord que l'expression du visage. La ligne noire des sourcils, le pli entre eux et les lèvres pincées. Le sujet n°3 irradiait de colère. C'était évident. Marcus Ward fut aussitôt déconcerté. Déçu aussi. Il se reprochait d'avoir pu croire que les sujets de Kartatia ressembleraient à ceux du premier projet. Cependant, il n'avait pas pu s'empêcher d'apprécier les qualités décrites dans le dossier. Elles étaient, d'après lui, nécessaires à l'accomplissement des projets de la grande Capolkan. Puis il se reprit et se focalisa sur l'expression de la jeune fille. Sur ses yeux.

 Si le premier regard l'avait déstabilisé, le second le perdit définitivement. Il ne parvenait plus à la quitter des yeux. C'était incongru et pourtant cela semblait une évidence. Bien qu'une partie de lui désapprouva la moindre parcelle de ce qu'il voyait et ressentait, l'autre ne parvenait pas à lutter contre l'attraction maladive qu'il éprouvait. La plus grande confusion régnait donc en lui et lui faisait ressentir ce cruel paradoxe comme une déchirure dans l'armure qu'il s'était construit tout au long de ces dernières années.

 Marcus Ward n'était pas beau à proprement parler. Il était tout au plus une somme d'imperfections qui aurait pu le rendre charmant aux yeux de la gent féminine s’il s'était donné la peine de leur accorder du temps et de l'attention. Or, ça n'était pas le cas.

 Il avait trop besoin de tout son potentiel pour parvenir à atteindre son but. Les femmes n'avaient jamais été qu'un passe-temps, tout au plus une distraction agréable, mais éphémère et sans importance. Il n'avait même jamais déposé de dossier au centre de compatibilité. Il ne cherchait pas à fonder une famille. À l'image de son supérieur qu'il admirait tant, il vouait sa vie à son travail.

 À présent, il savait que tout cela n'était qu'artifice. Une imposture dont il avait été autant la victime que l'artisan. Le sujet n°3 serait bientôt l'une des personnifications d'un espoir démesuré pour l'ensemble de la cité. Qu'elle le veuille ou non. Qu'elle en soit digne ou non, elle était vouée à un destin grandiose. Elle appartiendrait à tous sans jamais être à personne. Le sentiment qui venait de s'introduire en lui n'avait pas lieu d'être. Il était inconcevable. La colère monta brusquement. Irrépressible. Irraisonnée. Il aurait voulu briser le miroir. Faire disparaître ce visage. L'oublier.

 Un bruit de verre brisé vint perturber l'état de fascination dans lequel l'avait plongé le regard du sujet n°3. Mû par une volonté insoupçonnable, il recula soudain, se blâmant de sa faiblesse. Il n'espérait plus qu'une chose : que le projet aboutisse rapidement sans embûche, car au moindre problème, il serait amené à repasser cette porte et fatalement la reverrait. Il devait s'efforcer de ne pas penser à cette éventualité. Tout comme il devrait s’employer à ne pas suivre ce dossier.

 S'imposant le calme après un énorme effort, il tenta de se recentrer sur la conversation de son supérieur avec Johansen. Malheureusement ce dernier s'interrompit un bref instant pour se concentrer sur la fosse dans laquelle le sujet n°3 semblait hésiter sur la marche à suivre.

 Deux hommes arborant une étoile bleue tatouée sur le front se tenaient parfaitement immobiles devant la jeune fille. Ne sachant dans quel pétrin elle pouvait bien être, elle opta pour l'obéissance, afin de sortir de cette salle qui commençait à la rendre claustrophobe.

— Vous voyez qu'elle à l'esprit alerte, mais reste docile.

— Pour le moment ! Mais lors des prochaines étapes ?

— Vivacité d'esprit ne veut pas dire autonomie consciente. Nous avons ce qu'il faut pour la faire obéir si elle se montre trop rétive.

— Sera-t-elle assez forte ? Le seront-elles toutes ?

— J'ai de bons espoirs. Nous pouvons raisonnablement penser que 50% achèveront le processus.

— 50% ! Ça laisse peu de place à l'erreur, Johansen !

— Je sais, mais nous avons beau avoir progressé techniquement, ce que nous faisons là, n'est pas le résultat d'une simple insémination. Nous les avons recréées, Moor ! Ce n'est pas rien ! Sur 7, si 3 survivent, nous serons très chanceux. D'autant qu'une seule suffirait.

 Marcus s'interrogea sur les dernières paroles du supra Johansen. Il lui paraissait évident que la jeune fille en contrebas n'était en rien un légume décérébré comme il semblait le suggérer. Néanmoins, si le supra disait vrai, cela réglerait son problème à lui. Il ne pouvait raisonnablement pas s'énamourer d'une coquille vide. Même si la coquille en question était remarquable. Et son esprit, bien malgré lui, se remit à vagabonder de nouveau dans la direction dangereuse de la jeune fille. Il fit de nouveu un effort pour trouver une diversion. Cependant son malaise n'échappa pas aux deux supras qui en déduisirent tous deux des conclusions erronées.

 De retour dans le couloir menant aux transporteurs, Taddeus Moor et Marcus Ward marchaient en silence côte à côte, quand le supra s'adressa à son second de manière assez sèche :

— Est-ce vos libations d'hier qui affectent votre comportement aujourd'hui, Ward ?

— Mes libations, monsieur ? répéta légèrement surpris le jeune homme.

— Oui ! Vous me comprenez très bien, Ward ! Ne faites pas semblant de tomber des nues ! Vous pensiez que vous octroyer une fillette de 13 ans ne remonterait pas à mes oreilles ?

 Marcus s'arrêta net dans le couloir avant de s'exclamer, stupéfait :

— M'octroyer ! Mais de qui parlez-vous ? De Juliana Escartus ?

 Moor s'arrêta à son tour et acquiesça d'un regard courroucé. Il n'avait pas particulièrement apprécié qu'on lui fasse remarquer que son bras droit était un pervers lubrique sans vergogne, et sa réaction n'arrangeait rien.

— Je ne me suis rien octroyé du tout, monsieur ! Si j'ai embarqué cette gamine, c'était pour l'emmener aux courses. Elle voulait courir sur un redsherpal, et j'avais l'opportunité de satisfaire ce rêve. Je lui devais bien ça, après l'incident survenu durant ma dernière course. J'ai failli la tuer. Bien malgré moi, mais tout de même. Je ne pensais pas que ma requête serait aussi mal interprétée. J'aurais dû m'en douter, cependant. Excusez-moi.

 Marcus était furieux. Le sujet n°3 était désormais bien loin dans la liste de ses priorités. La remarque de son supérieur et le ton employé l'avaient touché dans son orgueil. Il ne pouvait cependant pas laisser exploser sa colère, même s’il était facile de deviner quels étaient ses sentiments. Il regrettait d'avoir pensé que son seul statut suffirait pour faire taire les mauvaises langues. Il savait pourtant que son poste était convoité. Il aurait dû prendre garde.

 Taddeus Moor se sentit soulagé. Il ne connaissait pas encore assez le jeune homme qu'il avait recruté quelques mois auparavant après une sélection très difficile. La veille, cependant, l'idée d'avoir fait le mauvais choix lui avait effleuré l'esprit.

— Pas de relations sexuelles avec elle ? demanda Moor d'un ton suspicieux.

— Mais non ! Voyons, ce n'est qu'une gamine... Elle doit avoir à peine 12 ans !

— 13 pour être exact. Bien. Un conseil. Vous êtes désormais un personnage public important du fait de votre poste. Votre comportement doit être irréprochable. Vous le savez déjà. Y compris lors de vos jours de repos. Ne frayez pas avec le bas peuple. Vous n'en tirerez que des ennuis.

 Marcus Ward manquait de mot pour marquer son indignation, mais il n'en fit rien voir. Il venait en droite ligne de ce bas-peuple. Toutefois, son cursus était assez rare parmi la haute hiérarchie de la Doshbat. Parvenir à ce poste, alors que l'on venait du secteur des recycleurs, était assez inhabituel. Il aurait pensé que son supérieur s'en souviendrait. À moins que ce dernier ne cherche volontairement à le blesser, ce qui ne lui ressemblait guère.

— Cela ne se reproduira pas, monsieur. Je veillerai à me tenir à distance de la population.

 Marcus avait parlé d'une voix sourde, tête baissée. Il s'était battu pour arriver jusqu'ici. Il n'abandonnerait pas si facilement sa place.

 Moor s'approcha et posa sa main sur son épaule, tel un protecteur qui absout une faute sans importance.

— Que vous est-il arrivé tout à l'heure devant la fenêtre d’observation ? Vous aviez l'air de vous sentir mal.

— J'ai eu une crampe... une simple crampe, répondit Marcus étonné qu'il se soit aperçu de son trouble alors qu'il était en pleine conversation avec Johansen.

 Moor n'était pas dupe, Ward ne lui disait pas tout. Cependant, l'essentiel était que son second n'ait pas agi d'une manière qu'il eut pu réprouver. Ils reprirent donc leur marche sans rien ajouter.

Annotations

Vous aimez lire CTrebert ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0