Chapitre 6 S'éveiller de nouveau

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 Son esprit n'était que brume. Sa mémoire un espace vierge où tournoyait sans relâche un prénom. Alma. Elle était Alma. De cela, elle pouvait être sûre. Le reste était dans le grand blanc qui l'avait submergée.

 À un autre moment, elle aurait peut-être pu apprécier la condition dans laquelle elle se trouvait. L'oubli avait parfois du bon. Il avait le pouvoir de vous aider à accepter la vie telle qu'elle se présentait. À en supporter les soubresauts qui, de manière récurrente, vous apportaient souffrance et douleur. Mais en cet instant précis, Alma trouvait que ne pas se souvenir était plutôt un handicap, car l'amnésie, au lieu de la soulager, la maintenait dans l'angoisse.

 Dans la pièce en demi-lune aux murs gris acier, le réveil de la jeune fille avait été progressif. Elle avait d'abord eu une sensation de brûlure qu'accompagnait la clarté qui soudain l'inondait. En apesanteur, elle tentait de s'y soustraire sans jamais y parvenir. Puis lentement, elle avait eu conscience d'exister. Elle avait senti l'air vibrer autour d'elle. Elle avait senti le contact froid de la surface lisse sur laquelle elle était allongée. Elle avait cherché à analyser l'odeur ténue qui l'environnait. Reprenant alors possession de chaque parcelle de ce corps lourd comme le plomb qu'elle n'identifiait pas encore tout à fait comme le sien, elle revenait à la vie. Et n'aurait su dire si elle le désirait.

 La soif inextinguible vint ensuite. La gorge sèche, la bouche pâteuse l'empêchèrent d'appeler à l'aide. La brume visuelle qui l'environnait ne parvenait qu'à renforcer l'inquiétude qui montait en vagues successives du plus profond d'elle-même. Cette sensation de ne pouvoir agir sur ce qui l'entourait, elle l'avait déjà eu. Elle avait déjà vécu cette insupportable impuissance. Sauf qu'en cet instant, elle savait qu'elle allait enfin prendre fin. Elle allait, cette fois, céder le pas.

 Sa vision se stabilisa et dissipa le flou pour lui permettre d'accéder au monde. Une image s'imposa alors à elle : sept corps immobiles couchés sur de grandes tables, vêtus de longues tuniques blanches descendant sur des pantalons de la même couleur, crânes rasés, pieds nues.

 Captée par l'alternance du noir et du blanc, Alma ne réalisa pas immédiatement que ce qu'elle distinguait était le reflet d'un immense miroir, positionné quelques mètres au-dessus du sol. Au-dessus d'elle. Elle en prit enfin conscience lorsqu'elle cligna des yeux. Le mouvement de ses paupières lui apparut comme incongru dans cette parfaite immobilité et la stupéfia.

 Elle se redressa alors pour découvrir la réalité de ce qu'elle avait pu apercevoir dans le miroir. Six jeunes filles endormies occupaient les autres tables. Bien qu'encore fébrile et chancelante, elle parvint à descendre de la table, et à s'approcher de l'une de ses voisines.

 La vision d'un tatouage derrière l'oreille droite de la jeune fille la fit frissonner. Un chiffre. En fait, elles en avaient toutes un. Et Alma ne fut pas longue à sentir le sien. Elle suivit du bout des doigts les rondeurs du chiffre 3 qui la marquait et l'identifiait comme un animal. Secouée de tremblements, Alma tentait d'apaiser le tumulte des sentiments qui tourbillonnaient en elle : peur, colère, surprise. Elle ne savait plus trop quoi penser.

 Où pouvait-elle se trouver ? Cela ne ressemblait pas à une prison, ni à un hôpital. Un laboratoire ? La dernière option lui semblait la plus convaincante, et c'est bien ce qui l'effrayait le plus. Si cette pièce aseptisée était bien une cellule d'observation, alors elle faisait partie des cobayes. Mais comment était-ce possible ? Et de quel droit l'avait-on enfermée ici ?

 Effrayée, Alma s'approcha de l'unique porte sans poignée qui était encastrée dans le mur courbe de la salle et la frappa. Elle avait mal partout. Elle avait peur. Elle voulait sortir. Elle voulait qu'on lui explique. Elle voulait qu'on la rassure.

 La jeune fille leva brusquement les yeux vers le miroir. Quelqu'un, là-haut, la regardait, elle en était convaincue. Qu'attendait-il pour se manifester ? Et que désirait-il observer exactement ?

*

 S’il avait fallu juger les capacités de commandement d'un homme en examinant ses caractéristiques physiques, Tork Johansen aurait sans doute été mal noté. Petit, chauve, le teint blême, l'air malingre, le supra responsable du département médical et scientifique de la cité de Capolkan ne payait pas de mine. Pourtant, il savait diriger ses services avec une main ferme et habile.

 Il était intelligent, brillant même. À l'origine de nombreuses découvertes scientifiques ces vingt dernières années, il avait surtout excellé dans la création de sérums et de remèdes à base de plantes, notamment locales.

 De manière moins officielle, il était également le pourvoyeur principal de certains psychotropes qui circulaient sous le manteau dans la tour. Pourtant, s’il trouvait un certain nombre d'avantages financiers à ce trafic, il n'en retirait aucun plaisir. C'était seulement une composante inhérente à son travail. Une sorte de zone d'ombre inséparable de son statut actuel.

 Debout devant la fenêtre d'observation, donnant sur la fosse d'étude juste en dessous, Johansen était fasciné par ce qui se passait dans la première cellule. Un demi-sourire aux lèvres, il constatait avec plaisir que le sujet numéro 3 était non seulement réveillé, mais semblait montrer un esprit vif et alerte. Ce qui apparaissait de bon augure pour la suite du programme. Il observa encore un instant les six autres sujets en se focalisant sur le septième. Aucune réaction pour le moment. Cela viendrait.

 Johansen était si concentré sur la cellule, qu'il ne percevait pas les mouvements des hommes et des femmes qui s'activaient autour de lui. L'immense laboratoire circulaire fourmillait pourtant de chercheurs travaillant avec diligence. Le Projet Katartia était de loin le plus prometteur depuis de nombreuses années, et les collaborateurs avaient afflué. Tork avait même dû faire un choix. Ce qui ne lui était jamais arrivé durant toutes ces années à la tête du département.

 Le clonage de femmes dont les cellules n'auraient pas été touchées par le Getheimklak n'avait jamais été retenté depuis l'échec du 1er essai près de 50 ans auparavant. Ce projet avait donc de quoi exciter tous les esprits scientifiques un peu curieux qui exerçaient sous ses ordres. D'où la multitude de collaborateurs motivés qui s'affairaient autour de lui. L'un d'eux, légèrement essoufflé, s'approcha du supra et annonça :

— Le Haut-Conseil et le supra Moor ont été prévenus, supra Johansen.

— Et le Commandeur ?

— Le Haut-Conseil a ajouté qu'il se chargeait de le mettre au courant.

— Bien. Merci, Octavius ! Vous pouvez retourner à vos travaux.

 Tork Johansen ne le regardait déjà plus. Son attention était revenue à la jeune fille qui se déplaçait dans la cellule d'étude. Elle dardait maintenant vers lui un regard plein de colère. Il se pencha vers la surface sans tain du miroir et murmura pour lui-même :

— Allez, jeune fille ! Il est temps pour toi de faire ton entrée dans le monde.

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