Chapitre 5 La course

11 minutes de lecture

 La bête soufflait avec fureur. Son corps entier vibrait. L'attente la rendait folle. Toute la difficulté du cavalier était de contenir cette force le plus longtemps possible, puis de la libérer au bon moment lors de la course. Marcus Ward était un bon cavalier. Il connaissait bien ses montures. Redsherpal ou mo-shrunk, peu importait, il les maîtrisait avec autant d'habileté. Il sentait leur désir de course folle, leur besoin de s'affranchir de la poigne de fer qui leur intimait de rester calme. En cet instant, il comprenait la bête. Lui-même était tendu dans l'attente du signal de départ. Aligné avec les autres cavaliers, prêt à bondir lors du premier flash, Ward assura sa prise.

 Bien que les activités ne manquassent pas durant les Hichini, la plus prisée était sans nulle doute les courses. Sur l'eau, sur terre ou en l'air, que ce soit avec un air-puller, un air-clipper, un redsherpal ou un mo-shrunk, elles ralliaient un grand nombre de passionnés, de parieurs ou de simples curieux tout le long de leur parcours. Elles sillonnaient la cité, empruntaient pour certaines, les routes officielles, animaient jusqu'à certains étages de la tour et ne s'achevaient jamais sans l'effervescence due aux élans fiévreux de la foule hors d'haleine. Il était rare qu'il n'y ait pas d'accident, ni de bagarres à l'arrivée. Et pourtant, la Doshbat tolérait ce bouillonnement en apparence incontrôlé. Elle savait bien que cette trompeuse indulgence lui permettait de contenir la population sous son joug le reste du temps.

 Pour sa part, Juliana Escartus préférait les courses de mo-shrunk. Ce pachyderme dont la stature et la peau grisâtre rappelait son lointain cousin l'hippopotame, arborait une crête de cornes du bout de son museau légèrement écrasé au bout de sa queue qu'il avait longue et fine. Juliana s'étonnait toujours de sa capacité à se mouvoir avec autant d'agilité et de vitesse lors d'une course. Évidemment, le mo-shrunk n'était pas aussi rapide qu'un redsherpal ou qu'un engin fonctionnant par propulsion. Cependant, sa stature et sa force en faisaient une monture impressionnante de puissance une fois lancée dans la course.

 Monter cet animal n'était pas sans danger. Sans parler de la position inconfortable du cavalier, calé entre deux cornes dorsales, le mo-shrunk, plutôt placide en temps normal, pouvait se révéler particulièrement incontrôlable s’il était blessé ou effrayé. Ce qui arrivait facilement lorsqu'un autre concurrent trichait en l'aiguillonnant.

 Juliana avait réussi à escalader le muret d'une cabane agricole, et s'était installée sur le toit de planche. Après l'épisode trépidant du maldek ce matin, elle avait eu un mal fou à fausser compagnie aux femmes qui préparaient le banquet du soir. Toutes à leur inquiétude, elles veillaient sur leurs petits tels des dragons sur leur trésor. Même sa mère qui pourtant n'était pas des plus démonstratives en matière de sentiment. Pour une fois, Prya n'avait pu aider la fillette en la couvrant, puisqu'elle-même avait profité de la première occasion pour filer. Juliana se doutait de ce que sa cousine avait pu faire, et ne l'en admirait que plus. Chasser le maldek seule de son côté était courageux. Darius aurait sans doute dit téméraire, mais pas Juliana. Du haut de ses treize ans, la fillette ne doutait pas des capacités exceptionnelles de chasseuse de Prya. Elle était confiante. Naïve et confiante.

 Impatiente de voir les bêtes écumantes galoper devant elle et la dépasser dans un nuage de poussière, Juliana se félicitait d'avoir trouvé une si bonne place en hauteur. Il était vital pour ce genre de course de ne pas rester au sol quand on était de petite stature. Et Juliana n'était pas très grande pour ses treize ans. Elle avait déjà assisté à des accidents lors des courses antérieurs. Se faire piétiner par un pachyderme de 3 mètres, pesant au bas mot, une tonne, n'était pas une partie de plaisir, loin de là. Quand elles survivaient, les victimes étaient dans un sale état. Juliana n'avait pas envie d'en faire partie.

 Elle fixa son attention sur le chemin de terre qui traversait les cultures de tournesol. Assez large pour le croisement de deux transports de céréales à propulsion basse. Trop étroit pour deux mo-shrunk côte à côte. La piste ne laisserait passer que le plus fort jusqu'à la ligne d'arrivée au bout d'une longue ligne droite. De nombreuses personnes s'étaient juchées dans les arbres alentours. D'autres, plus audacieux s'étaient aménagés des estrades avec des engins de transports agricoles. Tous attendaient, tendus, que les concurrents passent la courbe du virage. Des vibrations remontant du sol indiquèrent à Juliana l'approche des cavaliers. Elle plissa les yeux pour mieux les apercevoir.

 Ward anticipa correctement le virage. Sa monture était en tête, mais il se savait talonné par le numéro 2, son ennemi juré : Branach de Kerloch. La rivalité entre les deux hommes ne datait pas d'hier. Ward et Kerloch s'était rencontrés au centre d'éducation alors qu'ils avaient 10 ans et s'étaient immédiatement détestés. L'un étant toujours prêt à prendre la défense des plus faibles, et l'autre enclin à les martyriser. Rivaux sur tous les plans et en toutes circonstances. Encore aujourd'hui, Près de 15 ans après, Ward, comme second du supra de l'Ordre Interne, Taddeus Moor, et Kerloch, comme bras droit d'Helmut Van Stiers, supra à l'exploration des terres extérieures, trouvaient toujours le moyen de se mesurer, notamment sur les terrains de course.

 Branach de Kerloch était un cavalier vicieux, changeant de monture à chaque course tant il les maltraitait. Aiguillonnant sans retenu, il était prêt à tout pour gagner, même à tricher en s'attaquant à un autre concurrent. Ward avait réussi à le tenir à l'écart jusqu'à présent, mais il le sentait dans son dos, prêt à fondre sur lui à la moindre faiblesse. Le parcours touchait à sa fin. C'était le moment ou jamais. Ward lâcha son mo-shrunk sur la dernière ligne droite. Il savait que c'était dangereux, mais il était confiant. Il connaissait sa monture. Et Kerloch semblait en bout de course. Il comprit trop tard que ça n'était qu'une ruse de son adversaire. Branach de Kerloch n'attendait que ce moment pour se hisser à sa hauteur. Les deux cavaliers se fixèrent un instant. Kerloch leva le bras, et Ward sut que s'en était fini de la course pour lui. L'aiguillon s'abattit sur sa monture avec rage, et Ward la sentit se cabrer de surprise sous la douleur, puis s'emballer.

 Juliana aperçut enfin les deux cavaliers de tête. Le 2 talonnait le 9 de près. De trop près. La fillette vit l'éclair de l'aiguillon s'abattre sur la monture du 9 et elle comprit qu'il allait sortir de la route. La monture du 2, écumante, rugissante, la dépassa. Le mo-shrunk du 9 s'était emballé et il se dirigeait droit sur elle. La cabane sur laquelle elle était perchée lui sembla bien fragile maintenant que les vibrations la faisaient trembler.

 Ward avait repéré la cabane et y avait dirigé sa monture. Moindre mal pensait-il. Mais à présent que la poussière soulevée par le numéro 2 se dissipait autour de lui, il distinguait nettement la silhouette juchée sur le toit. Peau mate, cheveux courts et noirs. À en juger par la taille, c'était un enfant, et il semblait pétrifié. Ward tenta en vain de dévier le mo-shrunk.

 Juliana voyait nettement le numéro 9 à présent. Un grand type aux cheveux couleur corbeau. Elle pouvait distinguer son visage figé devant l'horreur de l'accident à venir. Sa silhouette se désengager de la selle pour se redresser. Elle ne bougea pourtant pas. Tout son être hurlait de terreur, mais son corps refusait de fuir.

 La bête écumante s'engouffra dans le mur de planches de la cabane avec fracas, la faisant s'effondrer presque immédiatement. Ward s'était propulsé sur le toit au moment de la collision. Il avait saisi l'enfant, et s'était élancé sur le côté en espérant que la monture ne les piétinerait pas. Le mo-shrunk acheva finalement sa course dans le champ de tournesol, un peu sonné. Ward ouvrit les bras pour scruter l'enfant. Miraculeusement indemne, Juliana leva alors un visage radieux vers son nouveau héros.

 Secoué par l'incident, Marcus Ward décida de ramener lui-même l'enfant à sa famille dans le secteur 12. Ça n'était pas la première fois que Kerloch trichait d'une manière aussi éhontée. Ça n'était pas la première fois que Marcus perdait une course en quittant la piste, fendant la foule pour aller se perdre dans le décor. Ce genre d'accident était courant. Ils faisaient partie du jeu. Tout comme la mort de spectateurs malchanceux ou imprudents. Et cela ne l'avait jamais indisposé comme le regard terrifié de cet enfant avait pu le faire. Il se demanda s'il ne commençait pas à se ramollir. Le poste qu'il occupait ne le lui permettait pas, pourtant. Taddeus Moor n'admettait la faiblesse ni chez lui, ni chez ses collaborateurs, et Ward l'admirait trop pour le décevoir.

 En ce jour de Hichini, la cité paraissait animée d'une agitation plus débridée qu'à l'ordinaire. La proximité de la cérémonie du tribut faisait toujours cet effet à la population. À la jonction des secteurs 12, 13, 4 et 5, au carrefour où chaque accès était habituellement surveillé par des sentinelles de la Doshbat, un immense marché s'était installé. Des enfants s'amusaient à se pourchasser entre les étals, bousculant la foule venue s'approvisionner pour les banquets du soir. Céréales, fruits, légumes, menus objets, et bien sûr bouteilles, s'exposaient sur des tables improvisées avec des planches et protégées de grands dais de tissus multicolores.

 Tous les ans, au moment de la cérémonie du tribut, la Doshbat comptabilisait la participation de chaque secteur au bon fonctionnement de la cité et calculait les quotas à atteindre l'année suivante. Elle recueillait toute la production agricole et manufacturière de la cité selon ces quotas, afin de la redistribuer de manière équitable entre tous les capolkaniens. Il appartenait à chaque producteur de vendre ou de consommer les surplus d'objets et de denrées, périssables ou non. Et les capolkaniens ne s'en privaient pas. C'était un moyen d'améliorer l'ordinaire un peu maigre que leur octroyait la Doshbat.

 Marcus posa son air-puller sur l'air d'atterrissage près d'un vendeur de légumes grillés. L'odeur des épis de maïs blonds et joufflus fit saliver l'infra qui n'avait rien avalé depuis un moment. Il proposait d'en acheter à l'enfant, quand une femme, surgissant brusquement de l'arrière d’un étal, se précipita vers eux et empoigna Juliana sans ménagement.

— Bon sang ! Ma fille ! Où étais-tu ! Aux courses, je parie ! Je t'avais interdit d'y retourner ! Je te l'avais interdit !

 Marcus regarda l'enfant, étonné. C'était donc une fillette. Il ne s'en était même pas rendu compte. Elle lui avait donné « Jules » comme prénom. Sans doute un diminutif.

— Doucement, dit-il, elle a subi un choc !

— Oui ! Ça ! Pour sûr ! Et à qui la faute ! Vos courses ! Vos satanées courses ! Non seulement elles ravagent nos champs, mais elles nous prennent aussi des bras !

 Marcus Ward ne s'attendait pas à ça. Cette femme ne s'inquiétait pas de savoir si Juliana allait bien. Tout ce qui importait était sa valeur au travail. La fillette gardait le visage baissé, honteuse et contrite.

 Deux hommes s'approchèrent. L'un portait l'uniforme de primus responsable du secteur, tunique et pantalon bordeaux, bottes montantes et plastron gris ceinturé de noir. L'autre, celui de secondus, même tenue mais la ceinture était bleue cette fois.

— Ça suffit ! Femme ! Sais-tu seulement à qui tu t'adresses ! lança le primus d'un ton sans réplique. Puis se tournant franchement vers Marcus, il dit d'une voix affectée :

— Excusez-là ! Infra Ward ! Sans votre uniforme, il est difficile de... Enfin, vous comprenez.

— Je comprends, en effet ! dit Marcus en posant sa main sur la tête de Juliana, je voulais simplement m'assurer qu'elle arrive à bon port.

 La femme avait baissé son visage vers le sol et gardait le silence. Elle n'avait pas l'intention de s'excuser.

— Ramène Juliana avec les autres ! lui ordonna le primus Responsable.

 La femme attrapa le bras maigrichon de l'enfant et l’entraîna sans ménagement vers une bulle d'habitation que l'on distinguait vaguement entre les arbres derrières les étals. Le secondus, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, grommela alors :

— C'est l'influence de sa cousine. Je ne serai pas fâché quand elle sera partie celle-là !

— Sa cousine ? interrogea Marcus.

— Oui ! Vous avez peut-être entendu parler de l'incident avec le maldek ce matin. Cette petite idiote a décidé qu'elle pourrait le chasser avec les hommes. Non mais, où va-t-on ? Je vous le demande ? Elle s'est emparée d'une arme en cachette et a rejoint la traque. Si l'un des nôtres ne l'avait pas sauvée, elle se serait faite dévorer... Le gamin est au centre médical. Rien de grave, mais bon, il va garder des cicatrices, c'est sûr ! Elle, elle s'en va dans quelques jours ! Bon débarras ! Elle n'a cessé de se rebeller contre l'autorité, du jour où elle a su marcher et parler ! Et je sais de quoi je parle, je suis son père ! Et Juliana qui la suit partout commence à prendre le même chemin...

 Marcus Ward regarda une dernière fois Juliana. Au moment de disparaître dans la bulle d'habitation, la fillette se retourna vers Marcus et lui sourit en esquissant un petit signe de la main. Il lui rendit son sourire. Pendant le trajet, elle lui avait révélé ses rêves de courses. Des rêves de garçon dans la cité de Capolkan. Les filles n'avaient pas le droit d'y participer. Il se souvint alors que lui aussi avait eu des rêves qui dépassaient sa condition lorsqu'il était enfant. Il eut alors une idée.

— Peut-être pourrais-je vous aider à la remettre sur le droit chemin ? lança-t-il le regard pensif, tandis que primus et secondus le dévisageaient étonnés.

— Je pourrais m'en occuper le reste de la journée et vous la ramener ce soir. Je lui rappellerai le rôle des femmes dans notre belle cité … Enfin, si vous le voulez bien, continua Marcus sans se rendre compte de l'effet que produisaient ses remarques sur les deux capolkaniens.

 Le primus plissait les yeux, manifestement contrarié. Il n'avait pas imaginé que l'infra Ward puisse avoir ce genre de préférence. Sûr qu'il était jeune lui-même : 20- 25 ans à tout casser. Mais une gamine ! Tout de même ! Toutefois le contrarier aurait sans doute des conséquences fâcheuses pour le secteur. Ward était le second du supra de l'Ordre Interne, et avait donc une influence non négligeable. Le secondus Bolder avait le même genre d'idées, mais y voyait potentiellement un atout à long terme. Imaginant qu'avec un peu d'habilité, Juliana pourrait être un bon moyen de soutirer quelques avantages à cet infra.

— C'est que voyez-vous, elle est un peu jeune... Mais si vous la voulez... susurra le primus avec un air gêné.

 Marcus fut brusquement ramené à la réalité en comprenant l'interprétation que les deux hommes donnaient à sa proposition. Il en fut offensé et leur lança d'un ton méprisant en les toisant de toute sa hauteur :

— Vous vous méprenez ! Je comptais l'amener dans le secteur 11 afin de lui montrer où se retrouvait la majorité des réfractaires aux lois de la cité, et peut être aussi dans une communauté de femmes comme celle du secteur 3 ! Nous n'avons pas tous de viles intentions ! Puisque c'est ainsi, je vous la laisse ! Et il se retourna sans un regard de plus. Les deux hommes embarrassés, le rattrapèrent rapidement en s'écriant :

— Non ! Non ! Nous acceptons votre aide. Je la fais revenir de suite ! Excusez-nous... Excusez-nous...

 Marcus sourit intérieurement. Il allait emmener la fillette sur le départ de la prochaine course et il la ferait grimper sur sa monture. Elle serait ravie. Ward ne serait pas celui qui briserait ses rêves. Après tout n'était-on pas un jour de Hichini ? Un jour où tout était permis ? Pas un instant, il ne songea que cette décision anodine pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour lui.

Annotations

Vous aimez lire CTrebert ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0