Chapitre 4 Le maldek

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L'humidité du petit matin avait rendu collante la terre du sentier. À chaque pas, Prya maculait ses bottines de cuir souple et le bas de son pantalon de toile fine. Les quelques brins d'herbe, qui avaient résisté au piétinement incessant des ouvriers agricoles, jaillissaient aux pieds des murets de pierres blanches bordant la sente. La jeune fille veillait à ne pas trop s'approcher des enclos pour éviter de ressentir la vibration ténue, mais bien réelle, provoquée par les champs magnétiques qui les couronnaient pour en interdire l'accès.

Prya atteignit bientôt un croisement où la sente rejoignait deux chemins officiels. Serpents noirs constellés d'éclats lumineux. La roche de douma mêlée à des particules de cospraw constituait un revêtement quasi inusable sillonnant l'ensemble de la cité en un tortueux réseau de chemins, dont les circonvolutions obligeaient la population à créer des passages moins praticables, mais plus rapides à travers la végétation, les cultures, les bâtiments qui peuplaient Capolkan. Ces raccourcis étaient également moins surveillés. Parfois le gouvernement officialisait l'un d'entre eux en le recouvrant de ce bitume et en le bordant de lampadaires et de caméras. Il rejoignait ainsi le réseau officiel. Le réseau surveillé. Et son usage, brusquement, ne revêtait plus autant d'intérêt.

Prya releva le menton. Elle n'avait rien à cacher à l'œil vert de la caméra postée sous la corolle du lampadaire. Elle suivit la route un moment, longeant quelques champs de céréales, mais surtout des rangs de vignes. Le secteur 12 était celui des viticulteurs et des brasseurs. Le raisin y était roi. Le houblon, prince. On produisait ici la plupart des alcools distribués dans toute la cité lors de la cérémonie annuelle du tribut, et ceux qui, par le biais d'un marché parallèle, alimentaient certaines caves particulières. On ne buvait pas la même chose que l'on soit à une table du peuple ou à celle d'un clan influent.

Juste avant de parvenir au pont de bois qui enjambait le dattel, Prya aperçut la pointe de l'enclos, telle la proue d'un navire, fendre une mer de blé mur. Parfois, elle se demandait à quoi avait pensé les premiers colons lorsqu'ils avaient bâti Capolkan. Ils avaient donné aux enclos des formes improbables, les disséminant dans la cité puis s'adaptant à eux plutôt que le contraire. La jeune fille ne pouvait pas comprendre que ses ancêtres aient prioritairement pensé à préserver les symboles et vestiges de leur civilisation d'origine avant de réfléchir au développement agricole et économique de leur cité. Capolkan avait été un refuge avant de devenir une terre nourricière.

Alors qu'elle allait bifurquer suivant la ligne de l'enclos pour rejoindre la berge du Dattel, le regard de Prya fut attiré par un détail troublant. Un objet de forme indéterminée était posé dans l'herbe au bord de l'enclos. Elle s'en approcha sans appréhension avant de s'arrêter net sous le choc. Un bras humain, encore en partie enveloppé dans la manche d'une tunique caractéristique de Capolkan, gisait à ses pieds.

Instinctivement, la jeune fille recula, et c'est à cet instant qu'elle le vit. Juste après la courbe de l'enclos, couché dans l'herbe, les restes de sa victime entre les pattes avant, un maldek déchirait les chairs en la fixant. Apparenté au lion, l'animal était d'une taille impressionnante. Le passage du champ magnétique avait laissé de larges traces fumantes sur son pelage brun. Il devait souffrir. Pas assez cependant pour ne pas savourer le repas pour lequel il avait pris tant de risque.

Si les enclos préservaient la faune et la flore de l'influence des hommes. Ils tenaient aussi prisonniers les animaux qui y avaient été enfermés. Or le maldek, félin originaire de Tuclander, n'appréciait pas particulièrement la captivité. Parfois l'un d'entre eux tentait le tout pour le tout et passait les barrières invisibles de sa prison. Ceux qui n'en mourraient pas, fou de douleur et de rage, se lançaient dans une chasse effrénée, décimant tous ceux qui se trouvaient sur leur passage avant de succomber à leur tour de la main de l'homme.

Ce spécimen ne semblait pas particulièrement en colère. De là où il se trouvait, il aurait pu l'atteindre d'un bond, mais il continuait à mâcher sans bouger. Les bruits de mastication faisait frémir la jeune fille. Elle recula avec une lenteur calculée, se morigénant de n'avoir pas pris sa lame. Sans arme, elle n'avait aucune chance face à la bête. Un lampadaire et sa caméra entrèrent dans son champ de vision un bref instant.

En ce jour de repos, il était peu probable que l'équipe restreinte de surveillance de la Doshbat s'aperçoive de quoique ce soit la concernant. Les bersikers devaient être concentrés sur les champs de course et les lieux de réunion en tout genre qu'affectionnaient particulièrement les capolkaniens les jours de Hichini. Prya n'aurait jamais pensé espérer autant voir une escouade apparaître dans le secteur.

L'animal ne la quittait pas des yeux. Lorsque la jeune fille eut repassé la courbe de l'enclos à reculons, elle se tourna brusquement et se mit à courir aussi vite que possible sans se retourner. Les vignes demeuraient son unique chance. Si la bête la poursuivait et s'y engageait, elle serait désavantagée par l'étroitesse des rangs, tandis que Prya pourrait facilement passer d'un rang à l'autre. La jeune fille espérait cependant que le maldek, repu et blessé, dédaignerait une proie aussi peu coopérative. Elle s'engagea entre les ceps aux grappes lourdes et sucrées. Le raisin d'automne ne tarderait pas à être vendangé.

Jetant un bref coup d'œil par dessus son épaule, Prya vit le maldek qui l'observait depuis le chemin. Il semblait hésitant. Il devait se demander si les vignes étaient aussi derrière la protection d'une barrière magnétique. Prya changea de rang pour disparaître de son champ de vision. Alors un rugissement fendit l'air tranquille du matin. Et un frisson parcourut entièrement la jeune fille lorsqu'elle sentit que l'animal se lançait à sa poursuite.

Hors d'haleine, Prya ne s'arrêta que dans la cour près des caves où discutait un groupe d'hommes. Elle ne cria pas. Elle en était incapable. Ce fut sa jeune cousine Juliana, qui donna l'alerte en voyant l'animal qui l'avait fait courir si vite, rebrousser chemin aux portes de la distillerie. Tous les hommes présents se rassemblèrent aussitôt. Affronter un maldek n'était pas chose facile. Mais il était impossible d'attendre que les autorités organisent une chasse. La bête aurait tout le temps de faire d'autres victimes. Le secteur 12 était vaste, et en ce jour de Hichini, les communications malaisées. Il était impossible de mettre tous le monde en garde du danger, même en passant un message prioritaire sur tous les canaux de communication disponibles. La plupart des capolkaniens auraient éteint les écrans géants trônant dans chaque bâtiment de la cité pour profiter pleinement de ce jour où la Doshbat feignait de ne pas diriger leur vie.

Les femmes s'étaient approchées de Prya pour la soutenir, mais la jeune fille refusa leur aide. Elle n'était pas de ces filles qui s'effondrent à la moindre émotion forte. Si elle avait eu une arme lors de sa rencontre, sans doute aurait-elle tenté de se battre contre la bête. Prya se leva, résolue. Elle repoussa sans ménagement sa mère qui s'était approchée pour tenter de la retenir, et se dirigea vers le groupe des hommes, prête à les accompagner.

Une main ferme l'intercepta avant qu'elle ne parvienne près des armes. Darius Blackwell, grand gaillard de 19 ans, lui tenait fermement le bras.

— Qu'est-ce que tu fais ? murmura-t-il aussi discrètement que possible.

— D'après toi ?

— Tu sais très bien ce qui va arriver si tu tentes de venir, continua-t-il courroucé de constater qu'avec le temps, le caractère obstiné de la jeune fille ne s'arrangeait pas.

— Je ne vais pas rester les bras ballants à attendre ici ! s'exclama t-elle malgré le regard sévère de Darius.

Prya avait été la petite sauterelle qui traînait toujours avec la bande des garçons pour faire les 400 coups quand ils étaient plus jeunes. Mais ce temps était révolu. Ils avaient grandi. Darius, de quatre ans son aîné, avait intégré le monde des hommes sans se retourner, sans se poser de questions. Il s'imaginait qu'elle serait toujours à traîner dans ses pattes, toujours prête à rire de ses âneries, ou simplement là quand il avait besoin de parler. Il n'avait pas réalisé, jusqu'à il y a peu, que la chenille s'était muée en papillon. La sauvageonne crasseuse était devenue une beauté sauvage au nez mutin et à la silhouette appétissante, et cela avait complètement bouleversé Darius, introduisant la confusion dans ses sentiments.

Depuis, le jeune homme la surveillait du coin de l'œil et tentait de la protéger de tout, y compris d'elle-même, car elle intégrait le monde des femmes avec réticence. Comme un redsherpal, elle refusait de se conformer aux règles que l'on tentait de lui imposer. Elle s'était révélée courageuse, mais obstinée. Et ces traits de caractère ne pouvaient en aucun cas être un atout pour une femme à Capolkan. Encore moins quand on avait un père brutal et peu compréhensif qui ne se privait jamais d'une occasion pour vous humilier ou vous battre. Pourtant elle ne pliait pas. Même depuis qu'elle savait que tout espoir de liberté était vain. Même depuis qu'elle avait été attribuée à Clare Dipens.

En pensant à la cérémonie de la veille, et à l'homme qui était désormais officiellement le compagnon de la jeune fille, Darius se contracta. Il savait pourtant comment fonctionnait le système des attributions, mais il n'avait pas pensé que Prya, sa Prya, serait octroyée aussi rapidement. Il ne s'était même pas encore présenté lui-même au service des compatibilités du département médical pour y faire une demande. Il savait qu'à son âge un capolkanien moyen comme lui n'avait aucune chance d'obtenir une compagne. Il n'aurait jamais cru réprouver aussi fort les méthodes de gouvernement de la cité. Sentant le regard interrogateur de la jeune fille posé sur lui, Darius se recentra sur elle.

— Tu ne peux pas, Prya ! Ne fais pas ça !

— Et qu'est-ce que je risque ? Hein ? Dis-moi, Darius ! Tu sais ce qui m'attend ! Me faire tuer en combattant un maldek est encore l'une des plus honorables options qu'il me reste ! s'écria-t-elle en se dégageant avant de poursuivre son chemin.

Darius n'avait pas peur de voir mourir Prya sous les griffes du maldek. Il la savait capable d'en venir à bout, même seule. Non, ce qu'il redoutait, c'était la réaction du père de la jeune fille, le secondus Bolder. Et elle ne se fit pas attendre. Personne n'avait prêté attention à Prya jusqu'au moment où elle tendit la main pour attraper une machette. Un pied s'abattit alors sur son bras et l'immobilisa au sol.

— Disparais ! Tu n'as rien à faire ici, morveuse !

Son père était rouge de colère et de honte. Il la repoussa violemment avec le pied vers l'extérieur du groupe, prêt à la frapper encore. Un homme le retint pourtant.

— Garde ta colère pour la bête, Bolder ! Dois-je te rappeler la cérémonie d'hier ! Tu régleras tes histoires de famille plus tard. Et toi, jeune fille, inutile d'insister ! Ta place n'est pas parmi nous !

Le primus du secteur 12, un homme peu enclin aux démonstrations de violence gratuite avait parlé d'un ton détaché et sans malveillance. Il connaissait les penchants de son secondus et préférait ne pas en être témoin.

Prya se redressa et affronta le regard de son père sans ciller. Elle n'avait pas peur de lui. Même si il avait eu droit de vie et de mort sur elle, ce n'était plus le cas depuis la veille. Et il n'aurait pas le cran de l'affronter vraiment. En revanche, le primus, lui, n'hésiterait pas à lui faire payer toute insubordination. Or, il venait de lui signifier qu'elle n'était pas la bienvenue.

En rejoignant le groupe d'hommes qui s'ébranlait vers l'endroit où avait été vu le maldek, Darius jeta un dernier coup d'œil vers Prya. La jeune fille, seule, à l'écart des autres femmes, se frottait le bras avec vigueur. Elle était furieuse. Lorsqu'elle subissait, elle rendait toujours au centuple ce qu'elle recevait. Darius savait que Bolder, tout Secondus qu'il était, payerait d'une manière ou d'une autre, car céder n'avait jamais été une option pour la jeune fille. Et elle n'avait que faire des lois de Capolkan. Considérant qu'elle n'avait jamais eu rien à perdre sinon sa vie, elle se battrait jusqu'à la fin. Il vit la jeune fille frapper d'un violent coup de pieds une pierre près d'elle et l'envoyer heurter le muret de protection le long du chemin. Non, renoncer n'avait jamais été une option pour elle, et il en tremblait.

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