Chapitre 3 Sous surveillance

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La cité s'endormait. Les bulles d'habitation allaient bientôt se verrouiller et les champs magnétiques qui sillonnaient chacun des seize secteurs passaient les uns après les autres en mode restreint. La nuit, personne n'était habilité à les franchir sans autorisation préalable. Le couvre-feu maintenu depuis une cinquantaine d'années dans la cité était devenu un principe, une tradition à laquelle tous se pliaient sans trop y réfléchir. Tous ou presque, car comme toute mesure restrictive de libertés, elle avait des insoumis pour l'enfreindre.

Le supra Brix Taglione se tourna vers les écrans de contrôle qui occupaient l'un des murs de son bureau au 6ème étage de la Doshbat. Responsable de la sécurité intérieure, il coordonnait le travail de deux autres supras : Ryu Nokokata, en charge du ravitaillement, et Safran Barandoué, en charge de la communication et de la coordination avec les secteurs. Compétents et efficaces, les deux hommes étaient plus des collaborateurs que des subordonnés. Taglione pouvait compter sur eux, ce qui lui permettait de se consacrer aux autres responsabilités qui lui incombaient : superviser les sentinelles de la muraille et de l'arche, gérer les mines et le secteur 11, ou préparer la cérémonie du tribut, dont la date approchait à grands pas. Sans compter les enquêtes de police.

Taglione et ses hommes, les bersikers, parvenaient à faire régner un semblant de paix même dans les secteurs les plus difficiles. Néanmoins, le supra commençait à s'inquiéter. Depuis quelques temps les actes de vandalismes, les vols, les agressions et les déprédations augmentaient dans toute la cité, et ne se cantonnaient plus seulement dans les zones sensibles. Il sentait monter une colère, une réprobation dans toutes les strates de la population. Il avait l'intuition que certains faits étaient connectés, mais il ne parvenait pas à trouver le lien.

L'installation de caméras et de champs magnétiques sécurisés à travers toute la cité permettait d'avoir une bonne visibilité des mouvements de la population. Cependant, il aurait été illusoire de penser que Capolkan était totalement sous contrôle grâce à cela. La densité de la végétation, l'amoncellement des habitations, des serres, ateliers et autres bâtiments, l'enchevêtrement des ponts, des méandres du fleuve, des bois étaient propices aux trafics en tout genre et aux déplacements clandestins. Sans compter l'ingéniosité humaine toujours en quête de performance dans le crime comme dans les autres domaines.

Capolkan respirait sous son dôme, et le tumulte de la vie qui l'habitait ne pouvait uniquement être contenu par un réseau, même étroit, de procédés de surveillance. D'autant plus que, depuis quelques années, se propageaient de petits appareils facilement dissimulables qui permettaient de circuler librement en déjouant la lecture ADN des champs magnétiques. La nuit se peuplait ainsi d'ombres mouvantes, et de temps à autre, l'aube dévoilait des corps inanimés, dont les secrets n'étaient parfois jamais révélés.

Au cours de sa vie, Taglione avait remarqué que rien ne valait l'humain pour traquer l'humain. La perfidie, l'hypocrisie, l'envie, étaient autant de moteur à la délation. Et quand cela ne suffisait pas, il avait toujours l'infiltration. Les agents sous couverture permettaient une approche sans égale de l'ennemi. Ils lui avaient apporté de nombreux succès.

Le document qu'il tenait concernait la mission de l'un d'entre eux. L'agent Everhart avait semble-t-il détecté des activités illicites dans le secteur 1. Celui des tisseurs. Des informations complémentaires émettaient l'hypothèse que l'agent puisse être sur la piste d'un homme recherché activement depuis de nombreuses années. Des décennies même. À croire qu'il était immortel. Son dossier était pourtant si fin que lorsque Taglione avait obtenu ce poste, il lui avait été difficile de croire à l'existence de cette ombre insaisissable. Car il était bien différent d'entendre parler de quelqu'un et de le pourchasser.

Le Conteur, car c'est ainsi qu'il se faisait appeler, prétendait lutter contre les mensonges d’État. Il était réputé pour ses actions symboliques qu'il signait d'un grand « C » que personne ne pouvait ignorer. Ces dernières années le nombre de ses manifestations avait augmenté, faisant monter ostensiblement la pression de l'atmosphère politique déjà bien tendue dans la cité. Le Conteur était donc redevenu une priorité et le cauchemar de ses services, qui le traquaient sans relâche, mais en vain.

Taglione avait pourtant progressé, car il avait été le premier à découvrir le nom du réseau rebelle qui soutenait le dissident. Le réseau Eleftheria fournissait les infrastructures et les ressources nécessaires aux actions du Conteur. Ses membres se disséminaient dans toute la cité. Et jusqu'à présent aucun des agents de la Doshbat n'était parvenu à s'infiltrer.

Taglione devait informer l'équipe de nuit au sujet de la dépêche. L'agent avait besoin d'un appui pour obtenir des informations. Chaque fois qu'il suivait l'homme suspecté, il perdait sa trace dans le secteur 16. C'était une piste intéressante, mais tenant à peu de chose. Mieux valait être discret pour le moment. Il lui fallait donc des images.

Le supra s'apprêtait à quitter son bureau lorsque le communicateur crépita. Il hésita à prendre connaissance du message. Il avait fortement envie de rentrer, de retrouver sa compagne et de prendre du repos. Pourtant, il ne put s'empêcher d'activer la machine.

La dépêche provenait de l'arche. C'était un simple rapport qui lui était envoyé en copie. Taglione remarqua, non sans aigreur, le laps de temps de plus d'une heure qui séparait l'envoi de l'original au supra Van Stiers et l'envoi de la copie. Les services de l'exploration des terres extérieures s'étaient surpassés cette fois. Mais Taglione aurait dû s'en douter, les relations entre l'Ordre Interne et l'Ordre Externe n'avaient jamais été aussi tendues que ces derniers mois.

Les quelques lignes faisaient état de la perte d'un kansiker et de la contamination d'un autre pendant une mission d'exploration pourtant jugée banale. Taglione ne s'attarda pas sur l'étrangeté de certains éléments : un effectif aussi réduit, le manque de détails sur l'objectif de la mission et si elle avait abouti. Il ne voyait que deux choses : un kansiker mort et un autre en passe de l'être.

Jusqu'à il y a peu, ce genre d'information ne lui aurait rien fait. Il aurait déposé la dépêche et l'aurait classée sans plus y penser. Probablement. Mais en ce jour, tout était différent. En ce jour, il tremblait. Son fils. Son unique fils, Jonas, s'était engagé dans les kansikers. Le jeune homme rêvait d'explorer le monde, la grande prairie et au-delà. Et son père n'avait pu le lui refuser.

Depuis, Brix Taglione redoutait le pire. Il cherchait souvent à obtenir des nouvelles de la part des services de Van Stiers, mais c'était peine perdue. Non seulement parce que la moindre information de ce département était compartimentée, segmentée et tenue secrète, mais parce que, Taglione en était convaincu, Van Stiers prenait un malin plaisir à torturer l'un de ses collègues de travail en lui dissimulant l'affectation réelle de son fils. C'était sa manière à lui de prouver son importance.

Brix Taglione composa rapidement un numéro, puis un second. Après une attente qui lui parut interminable, une voix ensommeillée émergea :

— Mouiii

— Solius ! C'est Brix Taglione ! Dis-moi que Jonas va bien !

— Jonas ? Heu, oui ! Enfin, je crois ! Aux dernières nouvelles, il allait bien ! répondit la voix désormais tout à fait réveillée.

— Quand l'as-tu vu pour la dernière fois, Solius ?

— Hier ! Pourquoi ? s'exclama le jeune homme intrigué.

— Je n'arrive pas à le joindre et … une escouade est rentrée avec un homme en moins.

— Une escouade ? Ahhh ! Je comprends. Pas de panique, m'sieur ! Jonas n'a pas encore été admis pour les escouades... Oups ! Je ne devais rien vous dire... Désolé !

— Ça ne fait rien, Solius ! Je ne lui dirai rien... Je.. Merci, Solius ! Je te laisse dormir maintenant.

Taglione raccrocha, soulagé. Son fils avait raté les épreuves pour faire partie des escouades qui sillonnaient la grande prairie à la recherche d'ennemis, ou pour éteindre ces maudits feux qui ne cessaient de terroriser la population. Le connaissant, il devait être en train de cuver quelque part. Peu importait. Il était vivant.

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