Chapitre 2 La grande prairie

8 minutes de lecture

La grande prairie ondoyait sous le vent, formant une houle verte à perte de vue. Les herbes, hautes d'un bon mètre, laissaient parfois surgir quelques buissons chargés de fruits, quelques arbustes au feuillage clairsemé. Ici, le vent et l'eau avaient force de loi. Tout s'adaptait à leur impérieuse autorité. Tout. Y compris les hommes.

Dissimulée au ras du sol, derrière un îlot d'épais buissons, Yésénia se préparait à attaquer. Ce qu'elle comptait faire n'était pas sans risque, mais elle ne pouvait rentrer bredouille. Kapis l'avait défiée. Et elle avait à cœur de lui faire ravaler ses paroles. Il lui avait jeté au visage, et devant l'ensemble des jeunes de sa tribu, qu'elle était issue d'une famille de réprouvés, sous-entendant qu'elle aurait pu en être une également. Elle se devait de laver son honneur et celui de son père. Certes, le comportement de sa sœur aînée avait jeté la honte et l'opprobre sur eux, et ils en payaient le prix chaque jour. Mais habituellement les critiques étaient toutes voilées, jamais aussi manifestes. Cette fois, l'affront avait été direct et demandait à être vengé.

Elle avait donc décidé d'accomplir un acte d'héroïsme, malgré ses seize ans. Quelque chose d'assez fou qui dissiperait le voile de la suspicion et effacerait la faute de Mitti, sa soeur. Yésénia allait capturer un kansiker et l'offrir en sacrifice aux gardiens de la tribu. Plus personne ne douterait de sa loyauté, ni de son courage. Jamais.

**

Debout sur son air-puller, les yeux rivés sur le dôme, Peter Kreutzer évaluait la probabilité que quelqu'un, armé de jumelles et posté sur le haut de la muraille de la cité, les voit accomplir leur mission. La vasque que son escouade devait remplir était l'une des plus éloignées de Capolkan. Il n'avait donc pas pris la peine de prévoir le camouflage de ses hommes. Maintenant, il regrettait un peu sa décision, d'autant qu'il avait la responsabilité de deux jeunes recrues. Ça n'était pas le moment de leur donner de mauvaises habitudes. Même si la prairie était calme et que la mission était simple, mieux valait rester sur ses gardes.

Il reporta son attention sur ses deux compagnons. Hans avait tenu à verser le cospraw dans la vasque. Adim, lui, n'appréciait pas particulièrement cette sortie en petit effectif. Il craignait encore le combat. Cela lui passerait. Comme passerait l'exaltation que mettait Hans à accomplir sa tâche. Ils deviendraient tous les deux des tueurs impitoyables et sans merci. Des solitaires sans famille, ni compagne. Des hommes taiseux et taciturnes. Comme lui. Car ils n'étaient pas n'importe quel kansiker. Ils étaient des pisteurs.

L'énigmatique division recrutait ses membres parmi les meilleurs éléments du département à l'exploration des terres extérieures. Et parmi cette élite, seuls les plus ambitieux des kansikers, ou ceux dont les dépendances connues assuraient à la Doshbat une obéissance et une fidélité à toute épreuve, étaient choisis. L'ensemble de leurs missions était tenu secret. Et pour cause ! La plupart étaient totalement illégales ou servaient les intérêts particuliers des plus hautes instances du pouvoir. Craints, voire secrètement détestés par tous les autres kansikers, les pisteurs étaient des hommes de l'ombre auréolés de mystère.

Hans et Adim avaient sans doute considéré comme un honneur d'être recrutés. Peter Kreutzer, lui, avait perdu son enthousiasme depuis longtemps. Il savait que ses deux compagnons perdraient leur jeunesse à entretenir des mensonges d'état, comme la haine de Miunuir, la cité des montagnes du nord, ou la menace chimérique des ytualanis.

Si les contacts avec Miunuir avaient cessé, ça n'était pas la faute de l'étincelante cité du nord. Quant aux ytualanis, cela faisait bien longtemps qu'ils n'approchaient plus du dôme de la grande prairie. Ou alors furtivement, en observateurs. Les forces armées de la cité étaient mieux équipées, mieux organisées et plus puissantes qu'eux. Et ils le savaient. Les ytualanis n'étaient qu'un prétexte qui, combiné avec la peur de la contamination, assurait la docilité de la population. Le bannissement hors du dôme était encore l'une des condamnations les plus redoutés des capolkaniens.

**

Yésénia avait dû parcourir la prairie pendant deux jours pour atteindre les Terres Hostiles, loin du territoire des Giedres, son peuple. Elle avait guetté une opportunité et avait eu de la chance. Une escouade aussi réduite, aussi loin du dôme, était une aubaine.

Devant elle, à quelques mètres, un homme, le dos tourné, déversait des morceaux de cospraw dans une vasque de jaspe pour en raviver le foyer. À ses côtés, juchés sur de petits engins vibrant légèrement à moins d'un mètre du sol, deux autres hommes patientaient l'œil rivé sur la prairie. Aucun d'entre eux n'avait décelé sa présence. Aucun d'entre eux n'aurait pu l'imaginer. Les Giedres n'attaquaient jamais leur proie en solitaire. Les Giedres savaient ce qu'il en coûtait de s'en prendre à des hommes de Capolkan.

Les kansikers étaient parfaitement identifiables par leurs tenues noires, leurs hautes bottes de cuir, et leurs plastrons ornés de la spire grise et jaune de Capolkan. Et puis, ils portaient leur arme de prédilection, un pistolet laser qu'ils pouvaient régler à leur guise pour tuer ou paralyser. Yésénia ne possédait pas d'arme de ce type. Mais elle avait d'autres atouts, notamment physique. Sa capacité de réaction était très supérieure à celle de ces hommes, et au corps à corps en combat singulier, elle serait de loin la plus forte. Encore fallait-il qu'elle n'ait qu'un adversaire ! Or, pour le moment, elle en avait trois. Mais la jeune Giedre avait un plan. Les trois hommes portaient les inévitables respirateurs dont ils ne pouvaient se passer hors du dôme sans craindre une aggravation de la contamination initiale. Contamination qui, disait-on, avait autrefois divisé leurs ancêtres pour créer capolkaniens et ytualanis.

Pour ce que Yésénia en savait, un élément qui prospérait dans l'air et l'eau de la planète Tuclander avait agressé les organismes des premiers colons, provoquant des mutations irrémédiables pour certains. Elle ignorait pourquoi les hommes s'étaient séparés, mais finalement c'était arrivé. Ainsi étaient nés Capolkan et son dôme. Ainsi étaient apparus les ytualanis, dont faisait partie la tribu Giedre. La guerre était venue plus tard. Quand il avait été évident que ceux qui avaient muté, développaient des capacités hors norme, alors que ceux qui s'étaient réfugiés sous le dôme ne parvenaient plus à prospérer selon les lois naturelles.

Soudain, une flamme intense et bleuissante s'éleva avec force au dessus de la vasque, attirant le regard de la jeune giedre et captant celui des trois hommes. C'était le moment idéal. Yésénia arma sa sarbacane, et par un jet puissant, projeta la fine fléchette avec précision vers son objectif : un petit tuyau à la base du menton, qui reliait le filtre du respirateur au masque translucide épousant le bas du visage du kansiker.

**

Adim recula instinctivement, surpris, non par le projectile qu'il n'avait pas vu, mais par le dysfonctionnement de son respirateur. Il était encore trop inexpérimenté pour savoir réagir à ce genre de situation, même si il s'était entraîné dur. Paniqué, il s'éleva brusquement avec son engin et sans aucune explication à son supérieur, s'élança vers la cité. Kreutzer hésita une seconde à le suivre, puis voyant l'engin tanguer sérieusement, se précipita à sa suite, inquiet. Hans était désormais seul.

Le jeune pisteur tourna le dos à la vasque en dégainant son arme. En situation d'urgence, il fallait toujours être prêt à faire feu. Et être seul dans la grande prairie était une situation d'urgence. Il sentait la flamme chauffer dangereusement derrière lui, mais ne s'en souciait guère. Son engin se trouvait à quelques mètres de lui. Peu de distance en somme. Peu de distance, mais déjà trop. Car entre lui et la machine se dressait une ytualani vêtue d'une tenue verte parfaitement adaptée à ses formes.

Long corps svelte recouvert d'un duvet ocre tacheté de marron. Fin visage proche du museau du guépard. Courtes oreilles pointues pourvues d'aigrettes. Cheveux dorés tressés à l'arrière du crane. Queue battant l'air avec une pointe de métal acéré à son extrémité maintenue grâce à un fin laçage de cuir. Et enfin, griffes rétractables aux mains. Hans reconnut immédiatement la signalisation des membres de la tribu Giedre. Fasciné, le kansiker fixait l'ytualani sans pouvoir se résoudre à tirer.

Yésénia bondit sur lui en sortant son couteau. Elle n'avait pas le temps de se demander pourquoi l'homme ne réagissait pas à sa présence, car elle ne savait pas combien de temps mettraient ses deux compagnons à revenir.

**

Lorsque Peter atteignit enfin Adim, le jeune homme gisait à terre, les yeux révulsés, respirant avec difficulté. La panique l'avait paralysé. Kreutzer échangea prestement le masque défectueux avec l'un de secours qu'il ne manquait jamais d'emporter lorsqu'il sortait dans la grande prairie. Instantanément, Adim se calma et reprit contenance. Son air-puller était hors d'usage, il embarqua donc derrière son aîné, sachant très bien que de cette manière, ils iraient moins vite et pourraient représenter une cible facile pour leurs ennemis. Peter avait d'autres préoccupations. Un mauvais pressentiment le tenaillait. Hans, qu'il avait laissé près de la vasque alors qu'il avait fini son travail, aurait dû les rejoindre. Or, il n'en avait rien fait.

L'absence du jeune kansiker près du foyer qui brûlait maintenant avec vigueur ne fit que confirmer ses craintes. Le air-puller du jeune homme n'avait pas bougé. Mais aucune trace de son propriétaire. Pas de signes de lutte, ni de sang. Les deux hommes fouillèrent du regard les environs avant de se rendre à l'évidence : Hans avait bel et bien disparu.

Peter qui ne croyait pas aux coïncidences se pencha avec plus d'attention sur le respirateur défectueux et ne mit pas longtemps à détecter la fléchette de Yésénia. Il releva brusquement le visage, blême. Craignant une autre attaque et ne sachant pas quel était son ennemi, il jugea préférable de repartir au plus vite. La perte d'un homme suffisait. Sous le regard perplexe d'Adim, le pisteur prit un peu d'altitude pour tenter d'identifier la menace avant de fuir, mais ne parvint à rien distinguer d'autre que les herbes trop abondantes pour révéler ce qu'elles pouvaient bien dissimuler. Il intima alors à la jeune recrue de prendre l'engin de Hans et de le suivre. Kreutzer savait qu'il payerait pour ça, mais il était trop tard pour pouvoir y remédier.

**

Yésénia regarda s'éloigner les deux hommes avec soulagement en serrant le bandage de fortune qu'elle avait réussi à se faire avec un morceau de la tunique de sa victime. Sa témérité avait failli lui coûter cher, mais elle pouvait être fière. Malgré sa blessure, elle avait porté le corps sans vie de ce balourd de kansiker sur une petite distance avant le retour des deux autres, échappant ainsi à leurs piètres tentatives de recherche.

Maintenant, il s'agissait de le ramener à Oktéa. Ce qui ne serait pas une tâche facile. Et elle ne songeait ni au poids du kansiker, ni à sa blessure. Sans jamais s'éloigner de l'océan et de ses rivages dont elle tirait une partie de ses ressources, la cité Giedre était sans arrêt en mouvement pour échapper aux raids de Capolkan.

Ceinte d'une muraille de bois, transportée de site en site, Oktéa était constituée de huttes mobiles attelées à des redsherpal. Aussi vigoureux et dociles que leurs lointains ancêtres les chevaux, ces animaux à la robe rouge sang étaient pourtant difficiles à domestiquer. À cet instant, Yésénia regretta de n'avoir pas pu prendre celui de son père avant de partir. Il lui aurait permis de se déplacer plus rapidement, car le redsherpal savait aussi filer comme le vent. Mais sa robe était trop voyante pour les Terres Hostiles. Et puis son père n'en avait qu'un. Le lui emprunter l'aurait contraint à rester en arrière lors du départ d'Oktéa. Et ça, c'était inconcevable. Il avait assez souffert comme cela à cause de Mitti.

Yésénia se redressa un peu et fit glisser le corps de Hans sur le haut de son dos. La blessure à son bras lui arracha un gémissement sourd. Personne n'avait dit que ce serait facile. Mais un acte d'héroïsme, ça ne l'était jamais.

Annotations

Vous aimez lire CTrebert ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0