Partie 1 Chapitre 1 La cérémonie

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Les longs fanions aux rayures grises et jaunes, couleurs de Capolkan, claquaient dans le vent du haut des mats encadrant l'esplanade ouest. La cérémonie était sur le point de s'achever. Le dernier couple se tenait encore immobile sur l'estrade décorée de fleurs et de fruits. Deux êtres dissemblables. Côte à côte. Lui, physiquement effacé, le cheveu terne, l'œil éteint et l'air gêné, se tenait légèrement voûté, comme désolé d'être aussi commun, éclipsé par sa beauté à elle. Elle, un corps en devenir, mais déjà rayonnant de vitalité, bien planté, une blondeur éblouissante, des yeux couleur de ciel d'orage, dans un visage fin aux traits délicats.

Pour l'occasion, elle avait été vêtue d'une tunique bordeaux richement ornée de fils dorés, qui supplantait avec aisance les vieilles tuniques râpées et rapiécées qu'elle portait en temps normal. Ses cheveux habituellement libres, avaient été relevés pour former un chignon auréolé de boucles. Ainsi accoutrée, Prya, 15 ans, en paraissait bien cinq de plus. Clare Dipens, faisait simplement ses 25 ans.

La jeune fille fixait d'un air absent un point au-dessus de la foule rassemblée devant l'estrade où elle et son compagnon avaient été présentés selon les rites de la cérémonie de la fécondation. Elle fixait un point sur l'horizon. Un point flou. Hors d'atteinte. Un point au-delà du miroitement du dôme magnétique qui abritait la vaste cité de Capolkan. C'était sa manière à elle de supporter toute cette mascarade. Elle le faisait pour sa mère. Pour éviter les représailles et les privations.

Il fallut un léger mouvement de l'homme à ses côtés pour qu'elle reprenne pied dans la réalité et descende pour rejoindre les cinq autres couples passés avant eux. Les jeunes filles lançaient des regards timides à leurs compagnons attitrés, osaient quelques questions. Prya trouvait inutile de minauder. Elle détestait Clare Dipens. Rien d'autre ne pouvait être envisagé. Pourtant, elle avait été unie à cet homme. Dans un an, elle serait contrainte de le suivre et de partager sa vie. Sa couche.

Un long frissonnement parcourut la jeune fille des pieds à la tête avant qu'elle ne croise le regard triomphant de son père, Bolder. Elle se figea instantanément. Il se délectait sans doute de l'humiliation évidente qu'elle venait de subir. Mais il se réjouissait trop vite. La cérémonie venait de mettre fin à son pouvoir sur elle.

Désormais, elle serait sous l'autorité de son compagnon. Et pendant l'année de préparation qu'elle passerait dans le Cercle des femmes de son secteur d'appartenance, elle serait libre. Ou presque. Pendant ce bref laps de temps, elle n'entendait pas rester les bras croisés. Bolder n'aurait pas le dernier mot. Si le pouvoir, par ses unions forcées et ses lois restrictives de liberté pour les femmes, avait brisé sa mère, il ne la briserait pas, elle. Elle se l'était promis le matin même en voyant Shaya Fitzpatrick, une fois de plus, une fois de trop, courbée sous la violence des coups de Bolder.

Abandonnant son compagnon sans un mot, le menton relevé et le regard plein de défi, Prya fendit la foule qui se pressait autour des couples pour les féliciter. Son comportement ne causa aucun émoi parmi les personnes présentes. Prya n'était pas la première jeune fille unie contre sa volonté. Elle ne serait pas la dernière non plus.

Les cérémonies de la fécondation étaient souvent sujettes à ce genre de manifestations, qui prenaient parfois des allures bien plus dramatiques. Les capolkaniens étaient presque aussi friands des larmes et des cris de certaines jeunes filles lors de ces événements, que des hurlements des condamnés lors des exécutions publiques. Prya pensa qu’au moins, après l'exécution, la mort dispensait au condamné de voir les sourires cruels et les airs satisfaits qui fleurissaient dans la foule. Pas les cérémonies de la fécondation. Les jeunes filles devaient affronter tout cela et bien plus lorsqu'elles rentraient parmi les leurs. Parfois certaines ne parvenaient pas à le supporter.

Prya quitta l'esplanade par l'un des six larges ponts qui s'élançaient au-dessus du fleuve en arrondissant leurs arches comme autant de dos de chats en colère. Elle s'arrêta un instant au plus haut du tablier pour contempler la cité qui déployait ses attraits jusqu'à la prairie, au centre de laquelle elle avait été édifiée 423 ans plus tôt.

Tout n'était qu'enchevêtrement de végétation luxuriante, de maisons, de tentes, d'ateliers, de serres, d'usines et de coupoles de verres posées comme des bulles légères entre les arbres. La vie était contenue entre les parois miroitantes du dôme. Rien ne rentrait ni ne sortait sans être filtré, analysé ou détruit par ce faisceau magnétique généré à partir de la corolle fleurissant au sommet de la tour qui dominait Capolkan.

La jeune fille se tourna vers l'édifice immense s'élançant vers le ciel avec éblouissement depuis le centre de la petite île posée sur le fleuve. La Doshbat, car c'était là son nom, était le centre névralgique de Capolkan. Elle contenait les principaux organes du pouvoir, les services les plus importants, les clans qui régissaient la cité dans l'ombre depuis toujours, et toute une population qui gravitait autour, comme des mouches attirées par un reste de sucre. Son esplanade ornée des statues des anciens Commandeurs de la cité, servait pour les cérémonies officielles comme celle à laquelle venait de participer Prya.

La Doshbat était le symbole prégnant du pouvoir. Prya cracha dans sa direction avant de reprendre sa route sans prêter un regard aux eaux impétueuses du fleuve qui, depuis le lac Victorius au nord, traversaient la cité de part en part pour rejoindre les rivages invisibles de l'océan plus au sud dans la prairie.

Certaines jeunes filles s'y jetaient parfois de désespoir. Mais le fait était devenu rare depuis que les navettes de surveillance sillonnaient inlassablement les eaux. Se noyer tenait du miracle. Prya n'avait de toute façon pas l'intention de mettre fin à ses jours. Le suicide n'était pas une solution. En tout cas, pas pour le moment.

La jeune fille avait emprunté le plus court chemin menant à une zone d'atterrissage de fertail. La petite navette était en approche et n'allait pas tarder à se poser pour laisser descendre et monter sa fournée de passagers. Ces engins parcouraient la cité selon des itinéraires précis tout au long de la journée jusqu'au couvre-feu. Ensuite, ils réintégraient leurs hangars souterrains dans le secteur 6. La population pouvait les emprunter sans autre contrainte que l'identification automatique par lecture ADN.

À Capolkan, il n'y avait pas de routes à proprement parler. La cité était sillonnée de chemins plus ou moins larges, plus ou moins entretenus, plus ou moins officiels, qui longeaient, contournaient et évitaient les enclos où la nature sauvage était préservée de l'homme. Aucune route en ligne droite dans cette cité. Si les engins terrestres avaient été utilisés autrefois, ils avaient été supplantés depuis bien longtemps par les engins aériens ou nautiques qui permettaient de gagner du temps. Toutefois, la majorité de la population n'avait ni les moyens de s'en payer un, ni la possibilité de l'entretenir convenablement. Le fertail demeurait donc la meilleure solution lorsque l'on voulait éviter de trop marcher.

La navette s'éleva dans les airs avec un léger vrombissement. Retourner dans le secteur 12 était ce que Prya avait de mieux à faire. Son esprit bouillonnant de colère, elle constatait qu'il ne lui restait pas beaucoup de possibilités pour se sortir de cette situation. On ne lui laissait pas le choix. Il lui faudrait fuir. Malheureusement, la cité de Capolkan n'était pas seulement abritée par un dôme magnétique, elle était également ceinte d'une haute muraille qu'aucune porte ne venait percer. Le seul moyen d'y entrer et d'en sortir demeurait donc le fleuve et son arche.

Fort heureusement, les cérémonies de la fécondation étaient toujours organisées la veille d'un Hichini, seul jour de repos accordé à la population chaque mois. Ce jour-là chacun pouvait vaquer à des occupations diverses selon son bon plaisir, même les femmes. Le moment idéal pour rendre visite à son nouveau compagnon et le découvrir un peu mieux selon la Doshbat. Pour Prya, ce serait le moment idéal pour orchestrer un plan d'évasion viable.

Elle s'éclipserait à l'aube et rejoindrait discrètement le vieux hangar à bateaux. Là-bas, elle trouverait le calme nécessaire pour mettre de l'ordre dans ses idées. Elle irait voguer sur le dattel jusqu'au fleuve. Elle irait peut-être s'aventurer au sud, près de l'arche, pour en admirer les courbes majestueuses et monumentales. Elle suivrait des yeux les deux bras de pierre qui s'élançaient depuis chaque rive pour se rejoindre à plusieurs mètres au dessus du fleuve dans un entrelacement de pierre symbolisant l'emblème de Capolkan : la spire jaune et grise.

En s'approchant d'assez près, elle vérifierait que le fonctionnement des capitaineries et des pontons de surveillance n'avaient pas été modifié. Elle épierait les sentinelles pour évaluer ses chances de fuite. Et puis, il lui faudrait prévoir l'après. La partie épineuse. Lorsqu'elle aurait franchi le dôme. Lorsqu'elle se retrouverait seule dans la prairie. La dangereuse prairie.

Coincée entre une grosse dame volubile et un grand gaillard, dont l'odeur était un vrai supplice, Prya se tourna vers la vitre arrière de l'engin. À cette hauteur, on pouvait apercevoir les feux dans la grande prairie. D'aussi loin qu'elle se souvienne, ces feux avaient toujours environné la cité. Parfois loin. Parfois près. Inquiétants. Mystérieux. Comme autant de menaces silencieuses et terrifiantes. Chacun savait sous le dôme que ces flammes étaient la confirmation de la présence des ytualanis aux portes de la cité. Chacun savait également que les kansikers étaient là pour les en chasser. Pourtant, chaque fois qu'un feu s'éteignait à un endroit, un autre s'allumait ailleurs. Provocation opiniâtre. Défi perpétuel.

Si elle parvenait à franchir l'arche de Capolkan, il lui faudrait encore affronter seule la grande prairie. La grande prairie, et peut-être les ytualanis. Raison de plus pour se préparer convenablement, et ne rien laisser au hasard. Pour cela, elle aurait besoin de Darius. Il serait sans doute réticent, mais elle réussirait à le convaincre. Prya jeta un dernier regard vers le spectacle de la cité sur laquelle les deux soleils de Tuclander descendaient lentement. Oui, elle y arriverait. Demain serait le premier jour d'une autre vie. Elle s'en faisait la promesse.

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