Épisode 1: L'ARRIVÉE

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Impossible pour lui de s’arrêter. C’était complètement dingue. Malgré l’intense fatigue qui l’accablait, Tolensky transposait fiévreusement sur du papier aquarelle les images qu’il avait en tête. L’illustrateur s’acharnait à la tâche depuis bientôt sept jours. Il ne s’accordait de pause que pour grignoter, se désaltérer, soulager sa vessie, se décanter l'esprit le moment d’une sieste ou bien remplir son pot d’encre noire.

Bien qu’épuisé, le travail sur ses planches maintenait une minutie exemplaire. Aucun phylactère, ni cartouche ou récitatif n’apparaissaient dans les bandes. Tout cela viendrait plus tard. Pour l’instant, Il ne se concentrait que sur la création visuelle du monde provenant de la trame narrative imaginée par Grayson.

De temps en temps, Tolensky jetait un regard furtif sur les notes méticuleuses de Grayson apparaissant à l'écran de son portable. Grayson et Tolensky faisaient équipe depuis douze ans. Ils s'étaient croisés sur un panel au Salon du Livre à Montréal. À ce moment, Grayson avait signé deux romans relativement bien reçus par le public. Tolensky, lui, avait collaboré à quelques reprises sur des albums jeunesse ainsi qu'illustré une dizaine de couvertures de romans de tout genre. Après l'événement promotionnel, ils avaient poursuivi leur conversation et de fil en aiguille une amitié serrée s'était forgée.

Une proposition d'un projet de romans graphiques aux Éditions du Râ avait scellé la relation professionnelle des deux amis. La série du tandem Grayson-Tolenksy qui s'ensuivit avait su titiller l'imaginaire d'un lectorat éclectique allant de l'adolescent à l'adulte d'âge mûr. Depuis, grâce aux versions adaptées pour le marché anglais, allemand, italien, espagnol et slave, Grayson-Tolensky jouissaient d'une notoriété internationale. Maintenant, leur nouvelle série était définitivement attendue.

L’odeur d’encre Herbin qui régnait dans la pièce l’enivrait et l’aidait à maintenir tant bien que mal sa cadence de travail démesurée. Tolensky consultait régulièrement ses esquisses au fusain des personnages qui tapissaient littéralement son espace de travail. Son personnage principal, représenté dans diverses positions et plans, semblait l’épier fixement. L’illustrateur balaya cette sensation ridicule. Jamais n’avait-il été aussi envahi par un projet. Les quelques planches moins bien réussies étaient identifiées d’un simple trait diagonal et empilées dans le coin droit de sa table de travail. Il ne jetait rien. Ces planches faisaient partie de son processus de création et serviraient ultérieurement. Tolensky s’étira et se massa légèrement la nuque. Le marathon d’exécution qu’il s’imposait tirait à sa fin. Somme toute, il était fier de la phase 1 de l’œuvre !

Un malaise du côté gauche le prit d’assaut. Il paniqua un instant mais le sentiment de constriction s’atténua tout aussi rapidement. Il mit cet élancement douleureux sur le dos d’une suraccumulation de fatigue. Il avait réellement pousser fort cette fois-ci. Devait-il arrêter ? Il en était incapable. Comment repousser l’inspiration ! Il se dégourdit le bras en le secouant vigoureusement et reprit son travail. Le malaise se manifesta à nouveau. Cette fois, beaucoup plus qu’une simple indisposition. Le mal se transforma en un pincement incroyablement serré au cœur. Il grimaça et émit un « Oh là ! » pour ensuite s’effondrer sur son œuvre. Cet écrasement soudain renversa le pot d’encre.

Le liquide noir s’échappa et ruissela le long de la table à travers les dessins pêle-mêle qui s’y trouvaient. À l’extrémité de la table de travail, le filet d’encre coula en hâte vers le sol et forma une flaque sur le parquet.

Quelques instants plus tard, l’écoulement vint à décélérer. Le filet d’encre céda sa place à une suite de gouttes. Chaque fois que l’une d’entre elles entrait en contact avec la flaque, l’impact résonnait dans les oreilles de Tolensky. KAAAA-BOUMMMM ! Tout passa au ralenti. Cette sensation bizarre l’apaisa. Une dernière goutte globuleuse se projeta dans le vide pour rejoindre les précédantes au même instant où Tolensky ferma les yeux. À l’impact, la goute s’enfonça profondément dans la flaque et sur son élan de rebondissement s’aggloméra au reste du liquide. Cette éclaboussure d’encre jaillit en une forme qui se déplia en un individu à carrure bien définie.

Une fois debout, ce jeune homme regarda à droite puis à gauche. Il absorbait tout ce qui se présentait à lui. Il avait une sensation d’être à la fois perdu et chez lui. Il contourna le corps inerte de l’homme âgé allongé sur la table, la bouche noircie par l’encre dans laquelle son visage baignait. Qui était cet étranger ? Et pourquoi se retrouvait-il dans cette pièce avec lui ? Il fouilla à travers les planches qui se trouvaient éparpillées partout sur la table. Il reconnu un visage : le sien. C’était comme se regarder dans un miroir. Ces planches racontaient vraisemblablement son histoire. Par contre, il avait beau faire défiler les images des planches dans sa tête, elles ne lui rappelaient absolument rien.

Les questions se bousculaient dans son esprit sans pour autant trouver de réponses. Un besoin de quitter à tout prix cette pièce l’accapara. Il s’apprêta à sortir mais se ravisa. Il revint sur ses pas et instinctivement vida un panier surdimensionné perdu dans un coin de la pièce. Il y déposa toutes les planches qui trainaient sur la table. Il décrocha toutes les esquisses au fusain autour de la pièce et les enfonça dans le panier. Il jeta un dernier coup d’œil à la pièce, hésita puis s’empara de l’ordinateur. Sans savoir où il allait et comment il y parviendrait, il sortit de l’appartement. Il carburait strictement à l’adrénaline.

Une fois à l’extérieur, il reconnut sans trop de mal la voiture noire stationnée dans la rue. Il déverrouilla la portière en apposant son pouce sur la serrure biométrique. Installé sur la banquette, il démarra l’engin une fois de plus avec son pouce. Où aller ? Instinctivement, il activa le GPS et dicta la destination « maison ».

Le GPS calcula l’itinéraire. Dans la pénombre, il prit la route et se dirigea prestement vers Ottawa.

— Pierson … C’est un départ ! s’entendit-il se dire.

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