Chapitre 2 : STITTSVILLE

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Pierson approchait de la destination « maison ». La route 40 bordée d'arbres et de champs entre Rigaud et la capitale canadienne avait été fort peu stimulante.

Ce panorama chiaroscuro dans lequel il s'enfonçait était désolant. Il avait grandement hâte que le soleil se lève pour de bon. Il regarda à la dérobée le rétroviseur et remarqua les touches de vert qui coloraient de plus en plus le paysage derrière lui. Ce signe encourageant l'apaisa.

Une fois à la hauteur de Ottawa, il fut interpelé par la sortie Nicholas Street. Malgré les contre-indications fermement répétées du GPS, il se zigzagua un détour et s'engagea sur Nicholas. Il longea gaiement le Canal Rideau. À sa droite, le campus universitaire trônait et à sa gauche, le temps d'un clin d'œil, un doux souvenir d'hiver sur le canal gelé se dessina. L'apparition d'un Pierson de quelques années plus jeune partageant une gâterie sucrée en forme de queue de castor avec une inconnue le fit sourire. Il ramena dûment par contre son attention au volant et à la route.

En approchant de la rue Rideau, il entrevit au loin le Centre National des Arts. Un frisson inattendu et atterrant lui traversa le corps. Cette fois, il céda aux directives du GPS sans s'obstiner. Il donna un coup de volant à gauche et emprunta la rue Rideau. Il continua sur Wellington et reprit la 417 QUEENSWAY en direction de Stittsville, là où il habitait. Plus que quarante kilomètres à parcourir. Il avait hâte d'arriver. Il était claqué.

L'écriteau « Welcome to Stittsville » l'accueillit. Il roula encore une dizaine de minutes à travers le centre-ville et les quartiers résidentiels. Puis, il s'écarta un peu et ralentit sur Forestgrove Drive dans une section plus huppée de Stittsville. Le GPS annonça: Vous êtes arrivés. Il immobilisa la voiture devant le numéro 27. À la pénombre, la maison lui parut quelque peu familière. Il fouilla dans le panier déposé sur le banc passager avant. Il sortit une planche. Nul doute, c'était bel et bien la façade de la maison. Elle dominait majestueusement deux acres de terrain boisés et de jardins divers. Des souvenirs nébuleux s'esquissaient au fur et à mesure qu'il comparait l'illustration en noir et blanc et la bâtisse au bout de la longue entrée en pavé uni. Clairement, il y habitait. L'impression que cette maison était beaucoup plus que sa résidence était forte. Quoi au juste, il en avait aucune espèce d'idée. Cette amnésie le tenaillait foncièrement.

Il respira profondément et se convainquit à monter l'entrée. Il stationna devant le garage double, prit son panier et se dirigea vers la porte d'entrée. Devait-il sonner ou tout simplement entrer ? Par automatisme, il mit sa main dans la poche de son pantalon et en retira une clé. Au moment où l'inséra dans la serrure, il fut envahi d'une sensation de déjà vu. En poussant doucement la porte vers l'intérieur, un évènement de quelques dix ans auparavant lui revint en tête.

Pierson avait été convoqué à la lecture du testament de la septuagénaire Margaret Goldstein qu'il ne connaissait que de renom. Il s'était présenté au rendez-vous par devoir et curiosité.

Après le décès de son mari, Mme Goldstein avait reçu un diagnostique peu encourageant. Un an et demi plus tard, elle perdit son combat contre un cancer agressif du poumon.

Juste un peu avant sa mort, Margaret Goldstein s'était offert une dernière sortie. Toute menue et frêle, elle avait assisté à la représentation singulière et culte de STARSTRUCK dans laquelle Justin Pierson tenait la vedette. Elle s'était prévalue de sa position de mécène pour accéder à l'une des meilleures places du théâtre. Ce soir là, dès le levé du rideau, elle avait senti s'établir une connection privilégiée entre Justin et elle. Il était debout en plein centre de la scène, la tête baissée avec un air résigné. Un silence berceur avait gagné le public. Dans la bulle de Margaret Goldstein, Justin Pierson et elle ne faisait qu'un. Puis l'ouverture musicale s'était fait en crescendo sous un jeu de lumières à couper le souffle. À la dernière note, Justin avait fixé son regard droit devant. Ses yeux et ceux de Margaret s'étaient croisés tout comme ceux d'un grand nombre de spectateurs. Justin était envoutant.

Pendant près de deux heures, Margaret avait été transportée ailleurs. Justin l'avait tenue captive de son plein gré dans son histoire, dans ses émotions, dans ses mouvements, dans sa musique. Pendant deux glorieuses heures, son cancer avait été inexistant. Elle s'était complètement abandonnée à la vie. Pendant ces deux heures thérapeutiques, elle avait lâché prise. Pendant ces deux heures miraculeuses, Justin Pierson n'avait chanté que pour elle, joué que pour elle, dansé que pour elle, ne s'était battu que pour elle et n'avait triomphé que pour elle. Elle était inondée d'une sensation de bien-être qu'elle avait presque oubliée possible. Littéralement sur le bord de son siège, elle avait anticipé avec fébrilité la grande finale. Personne n'aurait pu s'imaginer le méchef qui avait suivi ! La fin du spectacle l'avait sauvagement arrachée de sa béatitude.

Le lendemain, on ne parlait que de Justin Pierson et de cette première maudite. Toujours sous l'effet d'un simoun d'émotion, Margaret Goldstein lui avait fait livrer un arrangement floral modeste et était passée prestement à l'étude notariale de Me Stratton. Elle n'avait plus de temps à perdre. Sa fin était proche. Pierson lui avait prodigué un répit et un retour momentané à la vie. Elle ne pourrait jamais l'en remercier suffisamment .

Le matin du rendez-vous, Justin Pierson se retrouva en tête-à-tête avec Me Stratton. Margaret Goldstein ne laissait personne en deuil. Le testament était très concis.

Je soussignée, Margaret Goldstein, saine de corps et d'esprit, déclare ce qui suit pour mes dernières volontés :

- la totalité de mes avoirs mobiliers, immobiliers, financiers et nobiliaires sont légués à Justin Pierson, vedette principale de StarStruck;

- par dérogation au précédent, je lègue à l'État pour le bien public.

Fait à Ottawa, le 23 juillet ...

Margaret Goldstein

Elle avait douté pouvoir rencontrer son héritier avant de trépasser. Elle lui laissa donc également une lettre écrite à la main lui décrivant la sérénité qu'elle éprouvait grâce à lui alors qu'elle se préparait à quitter ce bas monde. L'héritage lui revenait sans contraintes. Elle savait qu'il l'utiliserait à bon escient. Quatre jours plus tard, Margaret Goldstein s'était endormie paisiblement pour l'éternité.

Les Goldstein avaient toujours mené une vie frugale. Personne ne s'imaginait l'ampleur de la fortune Goldstein. Et dans la tumulte de ce qu'il traversait, un Justin Pierson abasourdi s'était retrouvé richissime.

Il retira la clé de la serrure et hésita quelques secondes dans l'embrasure de la porte. Il ne savait pas s'il partageait ou non cette immense maison avec d'autres. Par précaution, il appela dans le vide.

— Oh hé ? Il y a quelqu'un ?

Aucune réponse. Il ferma la porte derrière lui et fit un balayage oculaire de l'endroit. Encore cette impression de familier et d'étranger. Certains objets retenaient son regard mais sans plus.

Il fit le tour de la maison. À l'étage supérieur, il y avait quatre pièces et trois salles de bain. Les deux premières pièces servaient de lieux de ressourcement. La troisième chambre, beaucoup plus spacieuse, était manifestement occupée par un homme. Lui ou quelqu'un d'autre ? Il en avait aucune espèce d'idée. Il arriva à une conclusion semblable quant à la chambre des maîtres. Malgré tout, il s'effondra sur le lit et dormit sans se faire prier jusqu'à 19h 30.

À son réveil, il prit une longue douche chaude et recouvra ses esprits. Il s'enroula les hanches d'un pagne et alla fouiner dans l'imposant dressing attenant à la chambre. Sans trop savoir pourquoi ou comment, il s'y reconnaissait. Il se choisit un pantalon ainsi qu'un chandail ultra confortable et descendit à la cuisine. Une faim de loup s'empara de lui. Il jeta un coup d'œil dans le frigo et le garde-manger. Il se prépara machinalement une omelette pois chiche farcies aux légumes et au fromage végétal. Comment se faisait-il qu'il savait faire cela ? Décidément, les questions se multipliaient.

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