8. Un mal pour un bien ?

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En tant que patron de la Station 12, le Général Alvéradis a pris sur lui de griller la politesse au Puissant Anubis. Il estime, de toute façon, que ce n’est pas au Juge des Morts de porter à la connaissance des vivants la perte d’un des leurs. Il annonce donc à ses officiers que le Capitaine Santander est mort.

- Quand ça ? demande surprise le capitaine Emi Akimi, chargée de la défense de la Station.

- Dans l’après-midi, je ne sais pas l’heure exacte. Je puis vous assurer que cela a été fait dans les règles, supervisé par notre Juge Suprême, le Peseur. Il était là pour lui, pour l’aider et le préparer.

- Et Sébeknefer, comment encaisse-t-elle ?

- Colonel Hime, elle est entourée de Lee Chan et Pema, ses meilleures amies. Elles vont la soutenir. Je tenais à porter ce fait à votre connaissance, pour que vous informiez vos sections. Anubis prendra la parole pour la prière vespérale, elle sera spécialement retransmise à la télé interne. Faites savoir qu’un maximum de fidèles doit y assister, croyants ou non, adeptes de Dionysos ou non. C’est important pour tous.

- Oui, Général ! Ce sera fait. Comptez sur nous.

- Rompez ! Et bon appétit, malgré tout. Parlez-en à table si besoin.

Vous avez raison de penser : le repas est morne dans la Station et sur le Vaisseau. Sébeknefer ne paraît pas au mess. Elle s’est murée dans sa tour d’ivoire, en compagnie de son chagrin. Elle vient de se rendre compte qu’elle l’aimait bien ! Qu’elle avait abusé de ce sentiment trouble dont elle ne connaissait pas le nom. Il avait vu juste : elle recommençait à vivre et à se prendre à rêver à un nouvel amour, si fragile fut-il. Si le temps avait permis…

Avec des si, on reconstruirait le monde tel qu’on le souhaiterait. On le remodèlerait. Sébeknefer en cela, n’est pas différente de nous. Elle se remet à rêvasser. Elle aurait dû faire ceci, dire cela pour le sonder et connaître avant les émotions de son ami. Elle aurait tellement aimé entendre à nouveau ces mots si doux, murmurés au creux de l’oreille : « Je t’aime, Sébeknefer, pas pour ton origine, mais pour ta personnalité si attachante !» Alors elle pleure. Et comme à son habitude, depuis le Second du Potemkine, Chatthan, elle n’a pas besoin de spectateur pour la voir partir en vrille. Autrefois, en effet, lorsqu’elle était aux commandes du Potemkine, Chatthan était si proche d’elle qu’il n’avait pas peur de lui parler ouvertement quand elle dépassait les bornes… Elle doit pleurer un gros peu pour pouvoir affronter la prière vespérale conduite par son père.

Un fait si rare qu’il sera retransmis à la télé et conservé dans les archives de la Station, pour les religieux de toutes les chapelles. Un dieu des Morts qui conduit la prière, pour un pauvre Mortel l’ayant rejoint. C’est tellement inédit que les gens vont être sidérés. Elle l’a ressentie, cette sidération. Et elle n’était pas dissipée au moment du repas célébrant, habituellement, la tombée de la nuit.

L’immense salle de conférence du temple de la Station 12 est bondée. L’assistance est recueillie, plus que les autres soirs. La pièce est drapée du drapeau de la Fédération qui entoure un énorme cadre à l'effigie de Santander. Maintenant, c’est vraiment officiel. Le doute est levé pour tous. Pourtant qui aurait eu l’audace de colporter une rumeur aussi horrible ? Bien sûr, personne ne le connaissait parmi les habitants réguliers de la Station, à part peut-être le Général et son état-major. Mais tous savent que la mort d’un chef est toujours une perte pour la communauté et pour un équipage, c’est une terrible catastrophe.

Anubis fait son entrée, toujours pareil, dans sa tenue cérémonielle de Peseur, avec, événement exceptionnel son bâton « de mage » auquel est suspendue sa Blanche Balance. Les adeptes se touchent le front, de terreur. Les autres courbent l’échine. Sébeknefer arrive sur ses talons et leur adresse un pâle sourire que se veut réconfortant. Bof ! C’est plus une grimace. Mais l’effet est un peu réussi. Les présents se redressent.

Le Juge s’assoit sur une chaise en plastique, trône de pacotille. Il n’en a cure. Il pense qu’il doit d’abord rassurer les fidèles, dans leur globalité puisqu’il se fiche, au cas présent, de leur confession et de leur appartenance religieuse.

- Petits, je ne suis pas ici pour vous juger. Ce n’est pas l’heure du Jugement Final. Je suis ici pour vous aider à faire face à la perte cruelle d’un chef estimé de tous trop tôt disparu, sans avoir pu vous conduire à la victoire. (Il s’est levé pour que tous puissent le voir et bien l’entendre.) Je suis ici pour vous dire que le Cousin Arès a accepté l’offrande de son âme… Il nous assistera au moment opportun. Vous n’avez pas à douter. Autrefois, Ulysse sacrifia des animaux pour rentrer chez lui, après que Troie eût été rasée. Ce ne fut pas aussi efficace que prévu. Cette fois, un sacrifice humain est agréé. La vie humaine, ou Mortelle, pour être plus précis, est ce qui à nos yeux est de plus précieux. Le Conseil des Dieux a validé ce suicide, en garantie. Ce n’est pas très orthodoxe, mais il n’y aura pas plus de morts, dans ce conflit contre les pirates. Des blessés, oui. Mais plus de morts.

Il s’assoit sur son siège qui gémit sous son poids divin. Le premier rang a entendu. Anubis sourit à leurs réactions mais ne se laisse pas troubler. Il continue de sa voix profonde, pleine de gravité.

- Ce soir et toute la nuit, ici, aura lieu la veillée funèbre. Je souhaite qu’il ne reste pas seul, pour sa dernière sa nuit parmi les vivants. Demain, les festivités du nom commenceront pas l’hommage officiel de notre cité spatiale. Je vous ordonne de ne pas communiquer cette information à Mercator ni à vos familles. Il y va de notre victoire. Oui, je resterai à vos côtés. Arès, Mars et Sekhmet m’ont briefé sur la conduite à tenir pendant la euh… guerre. Je ne suis pas un guerrier. Mais je sais me battre. Je me suis entraîné pendant mon enfance, dans des simulacres de combats avec Horus mon demi-frère. Je ne vous ferai pas honte. Je saurai prendre ma part de carnage et je vous… aiderai à assumer la tuerie qui ne manquera pas de venir, s’ils ne se rendent pas.

« Je voudrais prier ce soir, mes propres services funéraires pour que son voyage soit facilité. Mais je puis vous garantir que tout ira bien pour lui. Il a demandé les Honneurs grecs… Il sera donc incinéré avec ses objets favoris demain, avant la fête du Nom. Il refusait les pleureuses. Il voulait les chants tirés du Livre des Morts pendant sa crémation. Je les psalmodierai. Mais vous pourrez participer, chacun à votre tour. Je présiderai aussi sous ma forme de Gardien des Tombeaux. Maintenant, à votre tour de vous exprimer. Stratège Sébeknefer, commencez !

Le Stratège est livide. Ses yeux sont rouges d’avoir pleuré. Elle se secoue et prend la parole d’une toute petite voix. L’auditoire doit tendre l’oreille malgré le micro.

- Santander était mon ami. Je le considérais comme un frère. Pas lui. Je ne l’ai compris que trop tard. Comment ai-je pu ne pas lire ses émotions, son rire vrai à mes plaisanteries souvent au ras des pâquerettes ? (Quelques rires détendent l’atmosphère ; pas de doute, elle sait remonter le moral des troupes, malgré son chagrin.) Il était toujours là pour moi ! Un vrai chevalier servant des temps modernes. Je lui demandais la lune ? Pas de problème ! Il se ruait aux cuisines pour me rapporter en un temps record un gros croissant tout frais ! À croire qu’il tarabustait le cuistot de garde ! J’étais nostalgique de Lewis ? Pas de problème ! Il jouait de la mandoline… même sur un champ de bataille… ce qui avait le don de mettre en rogne le Cousin Arès qui trouvait que, Zut, à l’exercice on ne transporte pas sa guitare ! Il ne connaît rien à la musique ! Santander, mon ami (elle se tourne vers le grand portrait) tu savais me conduire au rire quand tout me paraissait sombre et sinistre. Tu trouvais toujours la beauté dans ton environnement : un crapaud mauve de Ker Aporn, une rose des sables de Storann’skarr. Même une chaise branlante, menaçant de s’effondrer ! Et tu n’avais pas peur de te montrer puéril pour ramener la gaieté sur le vaisseau. Qui ne t’a pas entendu et vu te déguiser en fantôme pour nous faire une petite frayeur, au moment de la fête des Morts ? Tu me traitais de mauviette parce que je ne te rattrapais jamais à la course dans le vaisseau, pour ne pas perdre la forme.

- Santander, mon ami, intervient le Prof, je t’ai recousu un certain nombre de fois, après les exercices avec tes amis. Tu disais que ce n’était rien ! Mais tu pissais le sang ! Tu adorais le rugby et les deux équipes s’affrontaient régulièrement. Tu participais, une fois dans l’une, la suivante dans l’autre. Pas de jaloux et beaucoup de rires, surtout quand tu marquais, du coup, contre ton camp ! Je t’ai chambré à de nombreuses reprises à ce propos.

Deux servants apportent un énorme grimoire, un lutrin et de quoi écrire. Anubis les remercie de leur initiative.

- Ceci est prévu pour que tous, vous marquiez un souvenir. Il sera conservé par Hache-Kaa-Thée, le bibliothécaire du Vaisseau. Il est gros, il est ensorcelé pour que vous puissiez écrire aussi longtemps que vous le désirerez. Les pages s’ajouteront au fur et à mesure.

La foule applaudit. L’initiative plaît. Anubis commence ensuite à réciter le Livre des Morts, ce fabuleux texte qu’il a rédigé lui-même pour mieux accompagner les Voyageurs et réconforter ceux qui restent. Tous sont silencieux et l’écoutent, sans faiblir. Puis :

- Merci, à vous tous, d’être venu lui rendre hommage. La nuit sera longue. Vous pouvez rester ou partir et revenir plus tard… Sachez que je veillerai toute la nuit.

Les fidèles partent. Certains restent. Sébeknefer se lève et sort pour se rendre dans la chambre mortuaire. Un grand fauteuil avait été installé face au lit. Elle y prend place. Elle ferme les yeux et laisse son esprit vagabonder au pays des souvenirs, quand ils se promenaient au marché, ou sur les agoras des villes visitées.

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Je dédie cet épisode et les suivants à tous ceux et toutes celles qui ont perdu un être cher. Je crois que ma vision peut être apaisante. Se souvenir de nos disparus est important. À travers ce texte, j’essaie de me rassurer.

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