9. Veillée funèbre

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Sébeknefer est seule avec Santander, au visage apaisé et souriant. Il n’a pas l’air effrayé. Délivré serait plus juste. Il est pacifié. Le Pontifex apporte une mandoline qu’il lui tend. Elle est ravie. Elle n’a jamais osé tenter de la gratter ; elle aurait voulu apprendre. Et dans sa rêverie, elle se laisse aller. Ses doigts errent sur les cordes. Elle ne se trouve plus abandonnée :

- Joue pour ton ami. Laisse tes doigts se promener sur les cordes. Il aurait aimé, même les sons disgracieux. Il aurait souri. Ton ami était un de mes fidèles adorateurs. Il régalait ses potes de sérénades. Il savait improviser. Pour ma part, je les prenais pour des prières. Tu sais, les dieux aiment aussi qu’on leur joue un air, sans rien en attendre.

- Apollon, soupire la fille d’Anubis, je suis perdue. Je ne sais pas quoi dire à mon équipage. Ils sont malheureux. Mais la vie doit continuer. Et nous devons… (Elle se tait et deux larmes roulent, que le dieu cueille du pouce.) Je n’y arriverai pas, demain.

- Mais si, douce Sébeknefer. Tu veilles ton ami. D’autres te rejoindront. Je suis venu parce que je me suis laissé dire que ses copains de l’orchestre, en son honneur, vont jouer son morceau favori, la 9e de Beethoven… avec le chœur et tout ça. Anubis les a encouragés. Il dit que leur interprétation montera jusqu’au Pays des Bienheureux. Les habitants de l’Olympe seront mieux disposés pour l’aider au Voyage.

- Je croyais qu’il était de confession égyptienne !

- Non. Il est Romain. Cependant, nous lui accorderons l’ultime hommage : les honneurs grecs. Il savait adresser les bonnes prières au dieu de son choix. Celle qui sort du cœur est toujours agréée. Tu devrais le savoir. Entends-tu le bruit des chaises et des pupitres qu’on installe, les instruments que l’on accorde. Tu pourrais ouvrir la fenêtre pour en profiter. Ne pas le faire serait criminel.

Elle soupire et va ouvrir la croisée ouvragée. Elle se penche pour observer en contrebas l’esplanade qui se remplit de musiciens. Un orchestre symphonique ! Leur vaisseau transporte un orchestre symphonique. Ce nom de Indékuzas est parfait ! Il faudrait jouer l’ouverture du Hollandais Volant… La connaissent-ils seulement ?

- Oui ! Je serai là avec mes aides pour les guider. T’inquiète ! Je gère le côté musical pour demain. Contente-toi d’apaiser tes craintes. Tu dois vraiment admettre qu’il est parti de son plein gré. Sa mort est admise pour le sacrifice. Ce n’est pas une guerre comme les autres. Elle entre dans tes attributions : libérer les orphelins et les vivants jetés par la vie, dans l’esclavage.

Elle soupire. Les larmes coulent sans cesser. Apollon s’agenouille, puis lui prend une main et la caresse.

- Je ne veux pas que tu pleures ton ami. Il serait malheureux et déçu. Les regrets de ce qui n’a pas eu lieu sont la pire des choses. Anubis m’a demandé de te rappeler un ou deux trucs. Il te fait dire que si tu pleures, tes compagnons aussi, par contagion. Ton ami ne voulait pas de pleureuses. Il refuse les larmes. Demain pour l’Hommage, tu n’auras rien à dire, rien à faire, uniquement être présente et faire bonne figure. D’un vrai sourire. Je répète textuellement ses mots : « Pas de pleurs : on nomme un vaisseau et on honore son capitaine L’un ne va pas sans l’autre. » Il tient vraiment à respecter une promesse faite à ton ami. Nous commencerons par nommer le vaisseau puis nous procéderons à la crémation rituelle. Il partira avec son nom et il sera le Premier Capitaine du Nouveau Vaisseau. Le choix du nom est important. Tous les présents sauront pourquoi il fut choisi. Ainsi personne n’oubliera son sacrifice.

- Anubis a raison, une fois de plus ! Remercie-le, ô Apollon. Santander n’était pas seul. Il avait une excellente compagnie, à défaut d’être charmante.

- Tu retrouves ton calme, puisque tu te permets une petite vacherie. Il ne s’en formalisera pas. Je crois qu’il préfère quand tu lui en balances. Il déteste te voir amorphe et pédaler dans le vide. Tu sais, il se fait toujours du souci pour toi. Oui, oui, il a de drôles de manières de le montrer. Mais je le connais. Il ne te laissera pas sur le bord de la route. La nuit sera longue et demain un autre jour. Tu devrais aller te reposer. D’autres vont prendre la relève de la garde de ton ami. Ils attendent que tu lui fasses tes adieux pour entrer.

Elle se lève, soupire encore. Et pose sa main sur le cœur de son ami.

- Adieu, Santander mon ami. Ce serait cruel d’aller te réclamer auprès du Cousin Pluton. Ta mort, comme celles de ceux qui t’ont précédé, fait partie de la Punition. Repose en paix. En vérité, tu es bien plus libre que moi. Tu avais le choix de ta porte de sortie. Et les dieux t’accueillent, pas parce que tu étais mon ami, parce que tu as gagné ta part d’éternité.

Elle se relève, renifle, s’essuie les yeux et d’un pas vacillant, quitte la pièce après s’être retournée une dernière fois avec l’espoir fou qu’il va l’appeler pour l’empêcher de partir. Rien. IL EST MORT. Définitivement. Chose curieuse, ce constat brusquement la rassure.

- Bon, dit-elle d’un ton sec à ses amis. Je confirme qu’il est bien mort. Tant mieux. J’aurai détesté lui percer le cœur avec un pieu d’argent. Priez pour son repos, même si je n’ai aucun doute. Là où il est, il sera toujours mieux que nous : il est délesté du fardeau de la guerre.

Plusieurs acquiescent. D’un fait terrible, elle trouve une raison d’espérer. Certains se rappellent les horreurs qu’ils ont croisées quand Santander n’était que Second. Ils ont éradiqué les loups-garous de l’espace, et buté le Vampire de Sel… Et l’Araignée mangeuse d’Hommes qui ne croquaient rien d’autres. Quelle délicate attention ! Elle dévorait ses victimes à petit feu, vivantes.

Ils sont assis en rond autour du lit mortuaire et échangent leurs souvenirs : comment Santander mettait la main dans le cambouis quand les moteurs étaient déglingués ! Il pédala pendant le temps que durèrent les réparations, pour fournir l’électricité aux soudeurs… Comment il dérouta un groupe de rebelles Stellariens en proposant une partie de saute-mouton ! Le vainqueur gagnerait la planète. Et les deux équipes hurlèrent de rire et se roulèrent dans les pissenlits violets ! Ils décidèrent de s’associer pour la conservation de cet extraordinaire écosystème qui portait à s’esclaffer.

Bon, bien sûr, il y eut le coup où le Capitaine ramena aux chantiers navals une épave à moitié éventrée. Ils s’étaient toujours demandés comment ils avaient fait. Surtout qu’il s’était fait sonner les cloches magistralement par les Sept Grincheux ! Le capitaine de l’époque et lui en avaient pris pour leur grade ! Cela avait servi de leçon, ils n’avaient plus jamais démoli de « propriété Fédérale » !

Quelque part, en sourdine, des morceaux de la 9e se font entendre. On répète pour demain. Les Chœurs de l’Hymne à la Joie. Tous se taisent pour écouter, puis partent pour laisser la place à d’autres amis, d’autres souvenirs.

Un novice explique que Santander était un bon prof ! Il lui apprenait le pilotage sans instruments, rien qu’en regardant l’espace. Comment trouver les écueils à peine visibles, comment déterminer si ce qu’ils rencontrent est animé de mauvaises intentions.

Le cuistot raconte que la première fois qu’il l’a servi, il lui a fait une remontrance : pas de gants à table ! Si on est en plein combat, il ne va pas se faire servir en habit de cérémonie ! Après, il servait toujours dans sa tenue de travail. Et il commentait ce qu’il avait préparé. « Son petit plaisir » ajoute-t-il fièrement.

- Quelle est cette musique ?

- Le Hollandais Volant de Wagner… L’ouverture, murmure Apollon. Elle sera jouée pour l’Inauguration, la fête du Nom.

- Je n’aime pas tellement. Mais c’est approprié. Le choix est justifié, déclare un homme du rang.

Soudain un courant d’air éteint des bougies. Le cuisinier se lève et approche une allumette pour les rallumer. Il en trouve des nouvelles, des rouges en forme de cœur. Pourquoi hésiter. Une caisse de sable blanc est au pied du lit mortuaire. Il en enfonce deux qu’il allume.

- Santander aimait les bougies exotiques aux formes rigolotes. Celles-ci sont adéquates. Nous l’aimions. Il adorerait l’ironie… Repose en paix, mon ami. Puisses-tu avoir de somptueux festins.

Et les petits groupes se succèdent. Il était apprécié, estimé. À deux reprises, Sébeknefer revient dans la salle qu’elle trouve occupée. Ses compagnons discutent entre eux, évoquant leurs rapports avec lui. Elle n’intervient pas. Elle se sent rassérénée. Il ne reste pas seul. Jamais. Ils partagent une dernière fois des tranches de leurs vies. Ensuite, beaucoup plus tard, au hasard d’une conversation, il sera mentionné. Y aura-t-il quelqu’un pour poser la question fatidique : « Mais qu’aurait fait Santander dans un cas comme le nôtre ? » Elle est toujours aussi triste, mais son cœur est moins lourd.

Elle sent une main se poser sur son épaule. Elle se raidit.

- Laisse-le partir. Je t’assure qu’il est entre de bonnes mains. Il a fini son calvaire. Je sais aussi qu’un autre commence, pour ceux qui restent. Maintenant, c’est à sa mémoire que tu rendras des comptes. Souviens-toi de ces contes pour enfants que l’on te racontait, sur cette mère qui pleurait sa fille… La petite qui ne pouvait pas monter au Ciel à cause du chagrin de sa mère. Il fallut l’intervention d’une fée pour qu’elle comprenne. Tu l’empêcheras de progresser sur la route de la paix… Non, tu le ralentiras. Je suis fier de toi. Tu sais mener tes hommes sans être dure. Tu te fais respecter, et pas parce que tu es… Tu as conquis leur obéissance par ton empathie et ton amour pour eux. Je t’aiderai à avancer. Oui. Il t’aimait. Il te l’a caché. Crois-moi sur parole, il n’avait pas honte de son béguin. Il ne voulait pas que tu souffrisses. Il savait depuis longtemps que cette ultime étape arriverait plus tôt que pour la norme. Vous n’auriez pas eu d’avenir ensemble… Ne pleure pas, mon cœur. Je me suis remis de la perte d’Edwige… Tu oublieras Lewis, je veux dire que tu trouveras encore l’amour. Cela ne t’est pas interdit. Ils te sont tous enlevés, ce qui est normal puisqu’ils sont mortels.

Elle ne répond rien. Qu’aurait-elle pu, au fond ? Anubis a raison, comme toujours, songe-t-elle amère. Il sait ce qui est bon. Quelque part il est un bon guide spirituel pour cheminer. Parce qu’elle ne pourrait rien faire de plus, elle décide de tourner la page. Les regrets de ce qui aurait pu être et ne sera pas, n’ont plus de place. Elle devra être encore plus disponible, comme lui l’était. Jamais il ne s’est plaint lorsqu’un de ses équipiers venait, tard le soir frapper à sa porte. Ou quand elle, elle se pointait, un peu éméchée d’avoir voulu une nouvelle fois oublier Lewis. Elle essuie les larmes qui recommencent à perler. Il est temps d’aller se coucher. Et si… ? Un sort d’oubli est si facile…

Les autres Mortels n’ont pas ce choix ! Alors non ! Elle ne le fera pas. Ils s’entraideront pour surpasser ce deuil cruel qui les frappe. Au lit, maintenant. Demain est un autre jour. Demain on Nommera le Vaisseau et ensuite on portera Santander sur le Bûcher Funèbre.

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