La bibliothèque de la Fin et du Début - 1

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« Ah tiens, en voilà une visite habituelle ! »

Une silhouette aux courbes marquées venait de franchir le seuil de sa porte. L'ombre qu'elle portait glissait sur le parquet et elle marquait volontairement chacun des pas qui la séparaient du rat.

« Que me vaut ce plaisir ? »

L'ombre encercla le rongeur de la taille d'un nain, tremblante, instable.

« On a déjà eu cette conversation à mille reprises ! »

Elle se détacha de son corps, assombrit la pièce de sa présence lugubre.

« Je ne suis pas intervenu dans le processus. Elle a choisi et elle ne T'a pas choisi. Qu'est-ce que j'y peux moi ! Va Te plaindre auprès des Dieux de m'avoir créé. »

La pièce regagna sa lumière. La silhouette rôda, visiblement mécontente de l'existence même de ce rongeur qu'elle ne pouvait emporter.

« C'était une elfe, Tu sais bien comment ça se passe avec eux. Ah, par contre, je vais recevoir un nouveau visiteur. Tu pourras le constater par Toi-même ! »

L'ombre frémit, se retrouva l'instant d'après face au rongeur.

« Oh, Tu es intéressée, chère Mort ? »

Même s'il dépassait les bornes, le rat savait qu'il ne craignait rien. Il était une des Six Trouilles, intouchables par les lois qui régissaient les mondes dans lesquels elles se promenaient. L'ombre tremblait, difforme, incapable d'agir et de lui porter un coup.

« En plus, c'est un humain. Tu connais leur particularité ? »

L'ombre brumeuse reprit Ses esprits et Sa forme la plus banale. La carrure de Ses épaules était aussi large que celle d'un guerrier, la largeur de Ses hanches idéale pour porter un enfant. Étrangement, Sa silhouette était à la fois rassurante et effrayante pour qui pouvait La distinguer.

« Les elfes vivent trop longtemps et s'épanouissent bien trop dans leur vie pour Te craindre. Les nains et les ogres T'accueillent à bras ouverts sur les champs de batailles — Tu es même leur récompense ultime, leur fierté. Les dragons sont heureux de nourrir la terre qui les a enfantés. Et l'espérance de vie des fées est bien trop courte pour qu'elles trouvent le temps de s'inquiéter de leur fin. Seuls les humains ont le loisir de penser à Toi. Ils sont les seuls à se soucier de Toi et de ce qui vient après. Tu ne serais pas attachée à eux par hasard ? »

La Mort restait de marbre.

« Ah ! Il arrive ! Alors, qu'en dis-tu ? »

L'ombre ne bougea pas d'un centimètre.

« Parfait. Je te laisse prendre place en bout de table. Sois la bienvenue. »


***


Le rat restait pantois.

« Hé, tu es bien sûr de m'avoir compris ? »

Non, Albert ne comprenait pas trop ce qui lui arrivait. Sa curiosité, qu'il savait pourtant insatiable, avait été happée par le regard de cet énorme rat. Il n'arrivait plus à s'en défaire, il n'arrivait plus à s'intéresser à ce qui se trouvait autour de lui. Le rongeur mesurait la taille d'un enfant, et sa voix grinçante était unique. D'après les micro-bribes de souvenirs qui lui restaient, il en avait vues d'autres, des créatures, mais jamais celle-là. De même, il sentait une étrange présence rôder dans la pièce.

« Bon sang, t'es sacrément perché, l'humain. »

Comment ? Il venait de lui poser le pire ultimatum qu'il eût eu à résoudre et ce serait lui, le perché ?

« Maintenant que tu sais tout, je te laisse réfléchir un moment. »

Le rat délivra enfin son attention et escalada l'une des étagères d'une des bibliothèques. Albert en compta des dizaines : collées contre les murs, accrochées au plafond, à sa droite, à sa gauche, toutes dégueulant de livres. Il en pendait même du lustre. Le rat avait déjà choisi un ouvrage, dont il tira la tranche du bout d'une de ses griffes.

Tout de même, Albert se demanda s'il n'était tout simplement pas en train de rêver. Il n'avait repris connaissance seulement depuis quelques minutes et les lieux lui semblaient bien trop incongrus pour être réels.

« Non, non, tu ne rêves pas. »

Hein ? Lisait-il dans ses pensées ?

Albert espéra une réponse, un indice à chaque fois que le rat entrouvrit sa gueule. Mais il le laissa dans le silence, trop occupé à s'extasier ou à être attristé par certains passages. Il se moquait totalement de lui et de sa tourmente qui s'enflammait.

« Que veux-tu ! Je ne suis pas là pour jouer les âmes charitables ! »

Alors il lisait bien dans ses pensées. Mais ne répondait qu'à celles qui l'intéressaient.

Bon. Admettons qu'il fut éveillé. Comment en était-il arrivé là ?

« Je te l'ai pourtant dit... »

Non mais, ça, il ne pouvait pas le lui accorder. Qu'il ne soit pas en train de rêver, soit. Pourquoi pas, il avait traversé bien pire. Par contre, clairement, il était en forme.

Le rat étouffa un rire avant de redescendre de son perchoir. Il grimpa sur l'immense table au centre de la pièce, couverte par des piles de documents, des plumes de couleurs variées et d'encriers aux formes diverses. Il se dégagea un espace avant de s'asseoir et de continuer sa lecture. Il avait pourtant une chaise sur laquelle s'asseoir. Devait-il s'y installer lui ? Bizarrement, il ne s'en approcha pas.

« Tu as fait ton choix ? »

Sans même en connaître les enjeux ? Cet ultimatum était d'une violence sans pareil. La réponse était évidente : impossible.

« Ton choix n'est pas définitif, tu sais... Enfin, en un sens. Tu n'auras qu'à revenir me voir. »

Choisir ne le contrariait pas, ce n'était pas tant le problème. Par contre, Albert ne réussissait pas à retrouver sa mémoire perdue. Résultat, au-delà de l'ultimatum, il était consumé par une unique envie : celle de remonter le temps.

« C'est quoi cette tête ? Ne me dis pas que tu me pensais capable de remonter le temps ! »

Les rires que le rat avait retenus se libérèrent d'une traite, se poussant les uns les autres pour sortir de sa gueule. Son acoustique était parfaite, et les sons qui réussissaient à s'exprimer s'accordaient en harmonie avec ses crocs et gencives jaunies : tous étaient gras, difformes. Heureusement, à peine en sortaient-ils qu'ils venaient s'étouffer dans les fibres du papier.

« Je suis un Guérisseur, moi. Certainement pas un Voyageur du Temps. »

Albert n'abandonnait pas pour autant. Bien que perturbé, il se concentra, chercha une nouvelle source d'espoir. D'après le rat, il devait reconnaître l'existence de sa maladie pour reconstituer les pièces du puzzle de sa vie. S'il était bien souffrant.

« Allons, allons, Albert ! Tu sais bien que je ne mens pas ! »

Il n'avait certainement pas traversé tant d'épreuves pour en arriver là.

...

Des épreuves ? Quelles épreuves ? Combien ? Qu'avait-il dû abandonner pour venir ici ?

« Ah, la mémoire te revient... »

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